Société

La colonisation a eu lieu

Philosophe

Il y a quelques jours, Jean-Michel Aphatie a affirmé que la France ne s’est pas comportée, en Algérie, comme les nazis, mais que ce sont ces derniers qui ont imité les pratiques coloniales. Cette thèse n’est ni fausse ni inédite, mais la sortie du polémiste a tout de l’opportunisme politique. Or, dire la vérité est une chose, la leçon qu’on en tire, une autre, et enflammer le débat pour faire parler – et parler de soi – n’est pas le métier d’historien.

Le 1er octobre 1945, Maurice Merleau-Ponty publie, dans le premier numéro de la revue Les Temps modernes, un article intitulé « La guerre a eu lieu ». Comme s’il y avait besoin de rappeler, de marteler encore et toujours l’évidence de l’événement, quelques mois à peine après l’armistice.

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« La guerre a eu lieu. » En français, le choix d’un temps composé indique l’aspect accompli de l’action qu’on décrit. Par opposition à l’inaccompli qui décrit une action en train de se produire, dans le processus de son déroulement (la guerre a lieu, avait lieu, aura lieu…), l’accompli (la guerre a eu lieu) indique que l’événement est fini.

Les armes se sont tues, mais on ne peut pas faire comme si elles n’avaient pas tonné. Pourquoi, alors, rappeler que « la guerre a eu lieu », ce que nul ne peut ignorer ? Il y a, d’une part, la volonté de tourner la page : la guerre ne peut pas se perpétuer toujours et les pays, persister dans la rancœur, le ressentiment et l’esprit de vengeance. Mais il y a, d’autre part, la nécessité de tirer les leçons. L’histoire pèse si lourd sur nos épaules que nous pouvons toujours désirer en secouer le joug, être tentés de nous dispenser de méditer le sens des événements passés.

De même, aujourd’hui, en France, il paraît nécessaire de redire que des guerres ont lieu, à l’inaccompli : entre la Russie et l’Ukraine, entre Israël et la Palestine. Il paraît également nécessaire de redire que la colonisation a eu lieu. Manière, ici, de rappeler l’indéniable du fait, tout en faisant le choix de l’aspect accompli, qui a son importance. Le temps des colonies est du passé, mais la colonisation a eu lieu et on ne peut pas faire comme si elle ne s’était pas produite.

La grande différence entre la guerre et la colonisation est que la première est assez généralement conspuée par les peuples démocratiques contemporains – nous ne croyons plus guère aux guerres « justes » ou « courtes » –, mais que la seconde reste l’objet d’une évaluation nostalgique : une grande et belle idée dont la réalisation aura été imparfaite. C’est encore cette « grande idée » coloniale d’une civilisation bienfaisante que Donald Trump tente d’imposer avec le fantasme d’une « Riviera de Gaza » sans histoire(s). C’est toujours cette « grande idée » coloniale que vient secouer le chroniqueur Jean-Michel Aphatie, qui déclare que « nous avons fait des centaines d’Oradour-sur-Glane en Algérie ». La comparaison a quelque chose d’abrupt : nous sommes-nous comportés comme des SS ? Non, corrige Aphatie : « Nous ne nous sommes pas comportés comme les nazis, ce sont les nazis qui se sont comportés comme nous l’avons fait en Algérie ! »

La guerre est la même partout. Inhumaine, criminelle, dégueulasse.

De telles phrases ont évidemment quelque chose de brutal, de simplificateur et de provocant. Mais elles ont aussi une vertu électrisante : celle de renverser la fausse évidence du « bilan globalement positif » de la colonisation. Je reprends ici, à dessein, la formule du communiste français Georges Marchais qui défendait, au début des années 1980, la grande idée du communisme, contre les crimes que la dictature soviétique avait commis. De telles phrases prouvent à nouveau combien l’ignorance de l’histoire, en l’occurrence, ici, l’ignorance coloniale, fait des ravages en France.

Aphatie, c’est entendu, n’est pas un historien mais un polémiste, et, par conséquent, il ne prend pas de gants. Mais tout son discours se pose comme historique. Le nombre exact de morts, l’ampleur des massacres – les historiens débattent de cela et le métier du polémiste consiste à faire table rase des doutes et des précautions oratoires pour affirmer brutalement ce qui est en question. Il fait de la politique, à tout le moins comme on la pratique aujourd’hui : il fait du buzz. Le savant affirme les faits avec prudence et nuance ; le polémiste produit un discours dépouillé de toutes les modalités de rigueur (« on estime que… »). Il vise à cliver le débat de manière à faire parler. Tout n’est pas mauvais dans cette méthode : c’est une provocation à penser. On le voit dans les convulsions qui secouent l’échine des journalistes de CNews, de Valeurs actuelles et du Figaro : réactions horrifiées qui reprochent à ces propos de semer partout la haine de la France.

L’affaire n’est pas nouvelle. En décembre 1946, toujours dans Les Temps modernes, un édito anonyme déclarait : « Il est inimaginable qu’après quatre ans d’occupation, les Français ne reconnaissent pas le visage qui est aujourd’hui le leur en Indochine, ne voient pas que c’est le visage des Allemands en France. » Et François Mauriac, croyant reconnaître ici la plume de Sartre (il s’agissait encore une fois de Merleau-Ponty), livrait, en une du Figaro, le 4 février 1947, quelques réflexions de son cru : « Quel phénomène curieux à observer, si nous y pouvions assister de sang-froid, que cette fureur masochiste qui secoue l’apôtre des Temps modernes ! Avec quel affreux plaisir il s’acharne contre son propre peuple, cherchant la place des blessures mal cicatrisées pour les rouvrir ! » Quatre-vingts ans plus tard, on prend les mêmes et on recommence – la hauteur en moins. L’ignorance coloniale fait des ravages en France. D’où l’importance de quelques rappels.

Tout d’abord, le parallèle entre la colonisation et le nazisme n’est pas nouveau. Il fut proposé par la philosophe Simone Weil, en 1943, dans un texte écrit à Londres pour les services de la France libre : « L’hitlérisme consiste dans l’application par l’Allemagne au continent européen, et plus généralement aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domination coloniales. » Ce thème fut porté à nouveau par la voix puissante d’Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, en 1950 : pour lui, Hitler a montré le vrai visage de l’Europe, en lui arrachant son masque de civilisation ; Hitler a humilié l’homme blanc, en « appliqu[ant] à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ». Césaire pousse l’idée plus loin : la colonisation n’est jamais que la « tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation ». La leçon est claire : tout le discours colonial et raciste conduit à Hitler.

Loin des plateaux télévisés, la spécialiste de littérature francophone Bernadette Cailler écrivait encore, dans la revue Présence africaine, en 1995 : « Des études récentes sur la conquête coloniale, même celles qui s’évertuent à ménager la chèvre et le chou, à ne pas oublier les aspects “généreux” de l’entreprise, reconnaissent qu’il y eut, en Afrique, des tueries dignes des massacres perpétrés par les nazis à Oradour-sur-Glane : ainsi, pour mémoire et parmi d’autres exploits, le lugubre carnage, en 1899, de Birni N’Konni. » Ce n’était pas le style lapidaire du polémiste Aphatie, mais le fond du propos est le même.

Ensuite, indubitablement, la colonisation engendra des guerres, nécessairement meurtrières et nécessairement dégueulasses. Alexis de Tocqueville écrivait, en octobre 1841 : « Pour ma part, j’ai rapporté d’Afrique la notion affligeante qu’en ce moment nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes. C’est, quant à présent, de leur côté que la civilisation se rencontre. Cette manière de mener la guerre me paraît aussi inintelligente qu’elle est cruelle. Elle ne peut entrer que dans l’esprit grossier et brutal d’un soldat. » La guerre fut meurtrière et dégueulasse en Algérie, mais Tocqueville ajoutait : « Et s’il faut dire ma pensée, ces actes ne me révoltent pas plus ni même autant que plusieurs autres que le droit de la guerre autorise évidemment et qui ont lieu dans toutes les guerres d’Europe. » La guerre est la même partout. Inhumaine, criminelle, dégueulasse.

Enfin, les phrases d’Aphatie ne sont pas le simple rappel de faits historiques : elles instrumentalisent l’histoire à des fins polémiques et politiques. Elles s’insèrent dans un tableau général de la société française. Elles sont dites au moment où les relations entre la France et l’Algérie sont à nouveau au point de rupture, elles sont proférées au moment où tombe le verdict du procès de l’assassin de la basilique Notre-Dame-de-l’Assomption de Nice, le terroriste tunisien Brahim Aouissaoui. Celui-ci, qui vient d’être condamné à la perpétuité réelle pour l’« insoutenable cruauté » de ses crimes de 2020, a déclaré avoir agi au nom de la loi du talion : « Tous les jours, vous tuez des musulmans et cela vous est égal. »

Tous les jours, des crimes ont lieu qui n’ont rien à voir avec l’ancienne colonisation. Dans ce contexte, il n’est pas totalement indifférent de se répandre sur les plateaux de télévision en affirmant, sans sources ni pincettes, que la France coloniale a commis des centaines d’Oradour-sur-Glane en Afrique. L’histoire est une science et elle rappelle les faits accomplis, l’incontestable vérité des événements du passé. La colonisation a eu lieu. Mais le poids qu’elle fait peser sur les épaules de ceux à qui on la raconte est une question d’opportunité politique. L’énoncé de la vérité est une chose. La leçon politique qu’on en tire en est une autre. Les propos incendiaires interdisent de considérer froidement l’accompli. Ils invitent à faire basculer l’accompli en inaccompli. Instrumentalisés par le polémiste dans un contexte historique donné, ils formulent un droit de tirage pour des crimes à venir.

NDLR : Thierry Hoquet publiera, en avril 2025, Histoire (dé)coloniale de la philosophie française (de la Renaissance à nos jours) aux Presses universitaires de France.


Thierry Hoquet

Philosophe, Professeur à l'Université de Paris-X Nanterre

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