International

En finir avec les mensonges et la barbarie : soutenir l’Ukraine !

Haut fonctionnaire

La prolifération de la désinformation sur la guerre en Ukraine, dont le Kremlin et, désormais, le bureau ovale sont les premiers relais, trouve un écho favorable dans les prises de positions dites réalistes ou souverainistes en Europe occidentale. Si la condamnation de cette nébuleuse de fake news et d’analyses géopolitiques est primordiale, elle doit aussi s’accompagner de la réaffirmation d’un soutien total au peuple ukrainien.

Donald Trump met en œuvre une politique erratique et brutale depuis le mois de janvier. Il peut dire n’importe quoi sans que personne n’ose vraiment le contredire. Un jour il traite le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, de dictateur, le lendemain il dit aux journalistes ne pas se souvenir d’avoir dit une chose pareille, et le jour suivant, il organise un traquenard à la maison blanche pour administrer une leçon au président ukrainien, en l’accusant d’être responsable de l’invasion de son pays et de jouer avec la troisième guerre mondiale. Volodymyr Zelensky s’est conduit dans ces circonstances avec une dignité dont devraient s’inspirer les autres dirigeants de la planète, face à deux individus, Donald Trump et J.D. Vance, qui mentent sans vergogne et emploient sans cesse un mot dont ils ignorent le sens : le respect.

publicité

Respect, dans la bouche de ces deux chefs de gang, signifie allégeance au chef et ne se rapporte en aucune manière au sentiment d’estime que l’on peut porter à quelqu’un en raison de sa qualité et de ses mérites. Pour être respecté, encore faudrait-il être respectable. Si j’étais Américain, je me serais senti humilié d’être représenté aux yeux du monde par deux personnages aussi pitoyables, grossiers et imbus de leur pouvoir, lors de cette mise en scène du lynchage du président ukrainien, tout comme je l’ai été en voyant, quelques jours plus tôt, Emmanuel Macron et Donald Trump se taper sur le ventre en riant aux éclats, dans le même salon de conférence de presse de la Maison Blanche.

La brutalité, le grotesque et la grossièreté sont devenus des attributs indispensables du pouvoir. Hier, Javier Milei était élu président en Argentine en brandissant une tronçonneuse comme emblème de son action à venir. On espérait qu’il s’agissait d’un accident isolé. Espoir déçu.

Au-delà des scènes inimaginables produites par ce nouveau théâtre politique, ce sont les trop nombreux commentaires favorables à l’action de Donald Trump qui sont inquiétants.

Ils sont surtout formulés, en France, par les souverainistes, de droite et de gauche. La tonalité générale de leurs commentaires se résume facilement : certes Donald Trump est un peu brutal, mais enfin les choses sont dites, il est temps que les Ukrainiens cessent de mettre la paix du monde en danger avec une guerre dont ils sont responsables et laissent ceux qui comptent, les États-Unis et la Russie, régler le problème.

Ils font grand cas d’un discours prononcé par l’économiste américain Jeffrey Sachs dans une réunion organisée par un député européen, Michael Von der Schulenburg, député appartenant au BSW (Alliance Sarah Wagenknecht), une scission du parti de gauche allemand Die Linke, qui défend une ligne souverainiste, opposée à l’Union européenne et au soutien à l’Ukraine. Il ne s’agit donc pas d’un discours devant le Parlement européen, comme il est présenté sur les réseaux sociaux, sur lesquels il circule beaucoup, avec force commentaires élogieux sur son contenu et son auteur. Rappelons que le BSW vient de recueillir moins de 5% de suffrages aux élections générales en Allemagne, loin derrière Die Linke.

Jeffrey Sachs se présente dans son discours comme un homme-clé de la reconstruction des pays d’Europe centrale et de la Russie après l’effondrement de l’Union soviétique. Il oublie de dire que la politique qu’il a préconisée comme conseiller des gouvernements de l’époque (au côté d’innombrables cabinets de conseil anglo-saxons qui se sont gavés des crédits européens mobilisés pour aider ces pays à sortir du communisme et ont accéléré leur ruine) notamment en Pologne, était une « thérapie de choc », c’est à dire un programme de mise en vente de tous les actifs détenus par l’État et la suppression du système social qui permettait à la population de vivre. C’est la politique qui a été mise en œuvre dans toute la zone dans les années 1990, avec des résultats désastreux, notamment en Russie. Elle a plongé la population dans une misère noire pendant plusieurs années et permis aux nouveaux barons voleurs, les oligarques russes, ou ukrainiens d’ailleurs, de mettre la main sur ce qui restait de richesses. Leur chef, Vladimir Poutine, ne s’est pas oublié dans le pillage, depuis ses débuts à la mairie de Saint Pétersbourg.

Jeffrey Sachs ne souffle pas mot de tout cela et l’entendre expliquer qu’il était un ami de Mikhaïl Gorbatchev, qu’il plaidait en faveur d’une aide américaine importante à la Russie sans être écouté à Washington, n’est possible que dans notre monde où les faits et la vérité n’ont plus aucune valeur et où tout s’oublie très vite.

La suite du discours de Jeffrey Sachs est très simple : après l’effondrement de l’URSS, le plan des États-Unis était d’étendre l’OTAN jusqu’à Vladivostok. Ils ont organisé cette extension, de sorte que Vladimir Poutine a dû réagir en déclenchant cette guerre. Les Américains ont combattu Poutine par Ukrainiens interposés. La réponse de la Russie était légitime.

L’Ukraine dans tout cela ? Elle n’existe pas.

La politique étrangère des Etats-Unis est très critiquable et elle a considérablement aggravé le désordre du monde, pas seulement depuis l’élection de Donald Trump. Mais le discours de Jeffrey Sachs, trop souvent entendu depuis trois ans, qui reprend les éléments de langage du Kremlin, est un mensonge, repris avec enthousiasme par Stéphane Rozès et autres Georges Kuzmanovic, porte-paroles du « souverainisme réaliste » en France.

Les multiples mensonges de Donald Trump, Vladimir Poutine et ceux qui leur font chorus doivent être dénoncés et combattus, si cela est encore possible dans notre monde orwellien.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, une juste réponse à l’extension continue de l’OTAN ?

C’est la thèse défendue par une partie des « spécialistes de géopolitique », ceux qui se présentent comme des réalistes et mettent le soutien à l’Ukraine sur le compte d’un sentimentalisme de mauvais aloi, qui aveugle les simples d’esprit, manipulés par les fauteurs de guerre américains.  A moins qu’il ne s’agisse de va-t-en-guerre animés par un méchant esprit antirusse.

La question de l’élargissement de l’OTAN s’est d’abord posée pour l’Allemagne réunifiée. Il fut décidé dès 1990 d’accorder aux nouveaux Länder d’Allemagne de l’Est les garanties dont bénéficiait l’Allemagne de l’Ouest comme membre de l’OTAN. L’Alliance atlantique s’est engagée en même temps auprès des Russes à ne pas stationner ses forces dans les Länder orientaux de cette nouvelle Allemagne. Cette promesse a été tenue.

Après l’effondrement de l’URSS, la question d’un nouvel élargissement de l’OTAN s’est posée en raison de l’insistance de certains pays d’Europe centrale à être acceptés dans cette organisation, comme la Pologne, appuyée par l’Allemagne. On peut comprendre que ces pays qui venaient de s’émanciper de la férule russe, après avoir eu tout le temps d’en goûter les charmes, voulurent bénéficier d’une garantie de sécurité occidentale sans attendre leur entrée dans l’Union européenne qui paraissait alors être une échéance lointaine.

A partir de 1994, l’administration Clinton s’est progressivement rangée à la demande de la Pologne. Le principe de l’élargissement à l’Est a été retenu par les seize membres de l’OTAN en janvier 1994. La France, à l’origine réticente, s’est ralliée à cette perspective après l’élection de Jacques Chirac en 1995.

La Fédération de Russie avait d’autres sujets de préoccupations que l’OTAN après l’effondrement de l’Union soviétique. D’abord récupérer son arsenal nucléaire déployé dans les anciennes républiques soviétiques, notamment en Ukraine. L’Ukraine accepta de se défaire de son armement nucléaire au profit de la Russie, sous l’amicale pression des États-Unis, moyennant un accord, signé en 1994 à Budapest par la Russie, l’Ukraine, les États-Unis,  et le Royaume-Uni, garantissant l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. L’Ukraine a eu tort de faire confiance aux États-Unis et à la Russie, qui considéraient cet accord comme un chiffon de papier. Elle a fait preuve d’une naïveté qu’elle paye très cher aujourd’hui. On souligne souvent qu’il est impossible de faire confiance à Vladimir Poutine. On parle beaucoup moins, et c’est dommage, de l’impossibilité de faire confiance aux gouvernements des États-Unis d’Amérique pour respecter leurs engagements, alors qu’ils ont dans ce domaine un historique qui vaut largement celui de la Russie.

La Russie s’est aussi battue après l’effondrement de l’Union soviétique pour conserver son siège au Conseil de sécurité des Nations unies; elle le conserva. Elle négocia son intégration dans le club des puissances capitalistes et devint membre du G8, qui succéda au G7, ainsi que dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC). On se souvient que l’OMC est née de la volonté américaine d’imposer au reste du monde la globalisation économique. Après y être parvenus, les gouvernements américains montrent aujourd’hui qu’ils n’ont strictement rien à faire de cette organisation et des traités qu’ils ont imposés à tous leurs partenaires, qu’ils foulent aux pieds sans retenue.

La Russie obtint également une indemnité de 13,5 milliards de Deutsche Mark, versée par l’Allemagne au titre du rapatriement des troupes soviétiques. Ce qui témoigne d’une bienveillance allemande vis-à-vis de la Russie, qui est sans rapport avec celle de Trump à l’égard de l’Ukraine, qu’il veut spolier de toutes ses ressources.

L’OTAN n’était pas un sujet de préoccupation majeure pour la Fédération de Russie. Mikhaïl Gorbatchev déclara lui-même que « la question de l’expansion de l’Otan n’était alors jamais discutée… Aucun pays d’Europe de l’Est n’en parlait même après la dissolution du pacte de Varsovie en 1991. Les dirigeants occidentaux non plus n’en parlaient pas » (déclarations de Gorbatchev à « Russia beyond the headlines », 16 octobre 2014).

La promesse de ne pas élargir l’OTAN a-t-elle été faite par les États-Unis à la Russie après l’effondrement de l’Union soviétique, comme l’affirment tous les défenseurs de la légitimité de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ?

Si une telle promesse avait été formulée, la Russie aurait exigé qu’elle soit traduite dans un document signé par les parties en présence. En réalité, le gouvernement américain ne pouvait pas faire une telle promesse à la Russie sans revenir sur l’acte final d’Helsinki de 1975, dont l’Union soviétique était signataire, qui reconnaissait à chaque signataire « le droit d’être partie ou non à des traités d’alliance ».

Rappelons également que la charte de Paris « pour une nouvelle Europe », de novembre 1990, également signée par l’Union soviétique, donnait à tous ses signataires la liberté de choisir leurs propres arrangements en matière de sécurité.

Les enregistrements déclassifiés des discussions entre les présidents Bill Clinton et Boris Eltsine en 1997 sont sans ambiguïté sur le refus américain de prendre un engagement relatif à l’extension de l’OTAN en Europe orientale, alors que Boris Eltsine insistait pour obtenir cet engagement, même sous forme d’un engagement secret du président américain (voir notamment l’entretien du 21 mars 1997 dont le verbatim a été déclassifié en 2017).

L’existence de cette supposée promesse a été l’objet d’une littérature considérable et de multiples déclarations. Aucun document n’en atteste l’existence. Même un chercheur américain comme Joshua Shifrinson, favorable à la thèse de la promesse faite à la Russie de non-extension de l’OTAN, a dû convenir après des recherches approfondies qu’il n’existait pas d’engagement écrit de cette nature[1].

Si une telle promesse avait été faite, on voit mal pourquoi un communiqué conjoint russo-polonais de 1993, indiquant que l’entrée de la Pologne dans l’OTAN « ne serait pas contraire aux intérêts des autre États, y compris la Russie », aurait été publié. On a aussi du mal à comprendre pourquoi, en 2001, lors d’un sommet réunissant notamment les États-Unis et la Russie, Vladimir Poutine aurait estimé que l’élargissement de l’OTAN ne saurait être un obstacle à la coopération bilatérale américano-russe, avant de déclarer en 2002 que l’adhésion des États baltes à l’OTAN n’était pas une tragédie.

La Russie accepta également de participer à un Conseil de coopération nord-atlantique (CCNA), créé en 1991, remplacé en 1997 par un Conseil conjoint permanent (CCP), en reconnaissance de la place particulière de la Russie dans la sécurité européenne. Moscou s’en retirera en 1999 pour protester contre les opérations au Kosovo, mais reviendra en 2002 au nouveau Conseil OTAN- Russie (COR).

L’OTAN, de son côté, a été d’autant plus divisée qu’elle s’est élargie. En parallèle, la relation des États-Unis à celle-ci s’est compliquée. Ils se sont passés de l’OTAN après le 11 septembre 2001 pour organiser une coalition qui mena la désastreuse Guerre d’Irak, contre la volonté de la France et de l’Allemagne. George W. Bush, un républicain, comme Donald Trump, voulut déployer un bouclier antimissile en Pologne et en République tchèque ; Obama, une fois élu, annula cette décision.

Depuis la présidence Obama, les États-Unis réaffirment régulièrement leur volonté de réorienter les efforts de défense américaine vers ce qu’ils désignent comme « la zone Asie-Pacifique », au détriment de l’Europe, qui doit assurer seule sa sécurité.

Cette politique n’a pas changé avec ses successeurs.

Donald Trump a déclaré à de nombreuses reprises au cours de son premier mandat qu’il considérait l’OTAN comme une organisation obsolète et nuisible aux Américains et que les Européens devaient payer pour leur défense. On peut constater qu’il n’a pas changé de position. Joe Biden a inauguré son premier mandat en obtenant de l’Australie l’annulation d’un contrat de construction de sous-marins qu’elle avait signé avec la France, au profit d’une nouvelle alliance avec les États-Unis, dirigée contre la Chine, montrant par-là que sa politique n’était pas si différente de celle de Donald Trump. Emmanuel Macron déclara en 2019, à la veille du sommet réuni pour célébrer les 70 ans de l’OTAN que celle-ci se trouvait « en état de mort cérébrale ».

Il n’y a guère que les Européens pour penser que les États-Unis ont les yeux tournés vers eux en permanence et constituent leurs alliés et protecteurs pour toujours ; il n’y a guère que les souverainistes pour considérer que l’Europe est pour l’Amérique l’objectif stratégique essentiel.

Ce discours sans cesse répété sur le risque que représentait l’élargissement de l’OTAN pour la Russie est un simple prétexte pour essayer de justifier l’injustifiable : l’invasion, en violation de tous les principes du droit international, d’un pays dont les frontières sont internationalement reconnues et garanties par la charte des Nations unies en plus de l’accord de Budapest de 1994.

Ce n’est d’ailleurs pas le risque lié à l’extension de l’OTAN, qui a été d’abord invoqué par Vladimir Poutine, en février 2022, pour justifier son offensive militaire contre l’Ukraine, mais la nécessité d’une campagne de « dénazification de l’Ukraine ».

Pour Poutine l’Ukraine n’existe pas et les Ukrainiens sont des nazis

Dans son discours du 21 février 2022, trois jours avant l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine reprend l’essentiel d’un texte publié à l’été 2021 et intitulé « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ».

En bref, l’Ukraine n’existe pas en tant qu’État et peuple indépendant. Seule existerait « la Rus’ » de Kiev fondée par des envahisseurs Vikings au VIIIe et IXe siècles. C’est là qu’en 988, le prince Volodomor choisit la religion chrétienne byzantine orthodoxe et se fait baptiser, par opportunisme politique, à un moment où l’empire byzantin menace les héritiers des Vikings.

Pour Vladimir Poutine il s’agit du point central de l’histoire qui fait de l’Ukraine et de la Russie un seul peuple. En réalité, les fils de Volodomor se sont livrés des guerres sanglantes qui conduisirent au démantèlement du territoire contrôlé par leur père. L’invasion mongole de 1237 à 1240 mettra fin à cette construction politique.

L’Ukraine devrait donc peut-être être restituée à la Mongolie au nom de ses droits historiques ?

Puis, à partir du XVe siècle et jusqu’au XVIIIe siècle, malgré les revendications des princes de Moscou sur l’héritage de la Rus’ de Kiev, c’est la République des Deux Nations de Pologne et Lituanie qui domine toute la région, c’est-à-dire outre la Pologne et la Lituanie, une grande partie de l’Ukraine actuelle, de la Biélorussie et de territoires faisant partie aujourd’hui de la Fédération de Russie.

Les Ukrainiens ont d’ailleurs longtemps lutté contre les Polonais plutôt que contre les Russes parce qu’ils constituaient à cette époque-là leur ennemi principal. C’est ce qui conduira les Cosaques à se soulever contre la République des Deux Nations et à fonder un État cosaque autonome en 1648 avec l’aide de la Moscovie de l’époque.

Cette zone n’était pas considérée comme un territoire russe, mais comme une sorte d’État tampon entre la Russie, la Pologne et les Tatars de Crimée. En témoignent les cartes dressées par Joseph Nicolas Delisle, invité en 1726 par l’institut géographique de Saint-Pétersbourg pour cartographier le nouvel empire.

La centralisation imposée par Catherine II fera naître le sentiment national ukrainien, fondé notamment sur la nostalgie de la grandeur passée de la Kiev de Vladimir, à l’inverse donc du récit poutinien.

La Pologne devrait-elle faire valoir ses droits sur l’Ukraine au nom de l’histoire comme le fait Vladimir Poutine ?

Pour Vladimir Poutine, l’Ukraine est une aberration, qui résulte des décisions de Lénine de créer l’Ukraine comme une république indépendante, membre de l’Union soviétique. Décision qui aurait été prise en raison de son tempérament « d’expérimentateur social », qui ne prenait pas en compte les besoins du peuple ni l’unité des slaves ukrainiens, biélorusses et russes. Vladimir Poutine déteste Lénine mais adore Staline, qui fut commissaire aux nationalités dans sa jeunesse bolchévique, avant de mettre en œuvre une politique de « chauvinisme grand-russe », dont Lénine était un adversaire mais qui convient parfaitement à son lointain successeur.

Cette vision de l’absence d’existence réelle d’une nation ukrainienne est partagée par tous ceux qui soutiennent aujourd’hui Trump et Poutine et reprennent cette théorie de l’inexistence de la nation ukrainienne.

À défaut de mettre en cause Lénine, ils imputent à une volonté américaine maléfique le projet séparatiste de cette pseudo-nation ukrainienne, dont la place naturelle et véritable serait au sein de la Fédération de Russie.

Il est d’ailleurs tout à fait stupéfiant de voir que ce sont les souverainistes qui défendent avec le plus d’enthousiasme cette thèse, eux qui, par un étonnant paradoxe, sont très soucieux de la défense de la souveraineté française mise en cause par une Union européenne fédéraliste, mais qui ne sont à aucun moment ne sont effleurés par l’idée que les Ukrainiens pourraient choisir librement leur propre destin. Et cela alors même qu’ils sont déjà rassemblés dans un État souverain disposant d’un territoire, de frontières internationalement reconnues et qu’ils devraient bénéficier de la protection des Nations unies, défendant les principes de la charte qui en fonde l’existence.

Ces analyses pseudo-historiques et pseudo-géopolitiques permettent de faire disparaître du monde réel les Ukrainiens en chair et en os, les femmes et les hommes qui vivent dans les pires conditions depuis trois ans et affrontent avec des moyens dérisoires un pays infiniment plus fort qu’eux, militairement, financièrement et démographiquement. Ces êtres humains-là, pour une raison que je n’arrive pas à comprendre, n’ont droit ni à la compassion, ni à la défense de leurs libertés essentielles par nos penseurs réalistes de la complexité du monde.

Tous ces négateurs de l’existence d’une nation ukrainienne ont d’ailleurs un peu de mal à expliquer comment les Ukrainiens parviennent à résister, tels David face à Goliath, alors qu’ils auraient dû être emportés comme un fétu de paille dès les premiers affrontements.

Un des zélateurs de la thèse poutinienne en France, Emmanuel Todd, bute sur cette difficulté dans son dernier livre, pour finalement trouver une explication aussi solide que tout le reste de cet ouvrage, qui laisse le lecteur partagé entre l’indignation devant les thèses qu’il développe et l’éclat de rire devant leur absurdité.  Son explication de la résistance inattendue des Ukrainiens à la barbarie russe est la suivante : la « russophobie » dont souffriraient les Ukrainiens aurait entraîné une disparition de la représentation politique de la population russe d’Ukraine, laissant le champ libre aux ultras nationalistes de l’Ukraine occidentale.

Il fallait y penser en effet.

Les dictateurs, qu’il s’agisse de Vladimir Poutine ou de Donald  Trump, et ceux qui les soutiennent, n’ont aucun souci de cohérence. Ils peuvent donc dire que l’Ukraine n’existe pas, que seule existe la grande communauté slave orthodoxe, mais que les Ukrainiens existent et que ce sont des nazis.

N’oublions pas que c’est le motif principal avancé par Vladimir Poutine pour envahir l’Ukraine en février 2022 : dénazifier le pays pour protéger la partie russophone de sa population d’un génocide.

Toute la vie politique et intellectuelle de la Russie poutinienne depuis 2012 tourne autour de la commémoration incessante de la Grande Guerre patriotique  et du rôle que la Russie a joué dans la victoire contre le nazisme, acquise par la seule Russie, bien sûr ; sans doute comme la victoire contre le Japon allié de l’Allemagne hitlérienne.

Le récit national russe se résume désormais à cette commémoration permanente de l’héroïsme russe après le 22 juin 1941.

Bien sûr, les discours de Vladimir Poutine n’expliquent pas pourquoi la Russie n’était pas en guerre avant cette date et comment le génial pacte Hitler-Staline a laissé la Russie désarmée lors du déclenchement de l’opération Barbarossa. Ils ne rappellent pas combien de Russes ont été tués par les commissaires politiques s’ils n’obéissaient pas aux ordres aberrants de leur chef Staline, qui les envoyait par centaines de milliers à la mort dans des opérations sans aucune chance de succès.

Et dans ce récit, l’Ukraine est en accusation pour complicité avec le nazisme et les descendants de ces Ukrainiens nazis sont accusés de persécuter aujourd’hui les russophones ukrainiens.

Il y eut effectivement des Ukrainiens collaborant avec les nazis, mais il y en eut beaucoup moins que d’Ukrainiens morts en combattant les nazis sous l’uniforme de l’armée rouge. 7 millions d’Ukrainiens ont combattu dans les rangs de l’armée rouge et 2,5 millions d’entre eux sont morts au combat et dans les camps de prisonniers, soit le quart des pertes de l’Armée rouge pendant la deuxième guerre mondiale. Il faut y ajouter 3 millions de morts civils.

Les organisations nationalistes ukrainiennes qui ont combattu avec les nazis, l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), ont regroupé au maximum 100 000 à 200 000 Ukrainiens. Lorsque l’Allemagne nazie a attaqué l’Union soviétique en juin 1941 et envahi le territoire de la Pologne orientale, l’OUN a proclamé à Lviv une Ukraine indépendante de la Pologne et de l’Union soviétique. Les nazis ont immédiatement réprimé ce mouvement et envoyé en prison Stépan Bandera, qui restera prisonnier des Allemands jusqu’en septembre 1944.

Et s’il y eut des Ukrainiens collaborateurs, il y eut aussi des collaborateurs Russes avec les nazis : 500 000, pour les évaluations les plus basses, jusqu’à 1 million selon le chercheur russe Evgueni Grinko, ce qui ne fait pas des Russes un peuple de nazis. Mais il n’en est bien sûr pas question dans les discours de Vladimir Poutine.

Voilà ce qu’il en fut du « nazisme » ukrainien. Il existe, aujourd’hui, un parti fasciste en Ukraine (il en existe aussi en Russie). Il a recueilli moins de 2% des voix aux dernières élections générales.

Des nostalgiques du Troisième Reich existent également en Russie : l’un d’entre eux, Dmitri Valerievitch Outkine, dirigeait avec Evgueni Prigojine le groupe Wagner, une milice privée financée par le ministère russe de la Défense, venu avec l’armée russe écraser les « nazis ukrainiens ».

L’antisémitisme était bien présent en Ukraine, avant et pendant la deuxième guerre mondiale, et les juifs y étaient nombreux, car pendant longtemps ils n’eurent pas le droit de s’installer à Moscou ou à Saint Pétersbourg. L’Ukraine fut un territoire d’extermination des juifs pendant la deuxième guerre mondiale, mais par toutes les parties prenantes de cette guerre atroce. Mais la Russie a également une longue tradition d’antisémitisme et de pogroms ; et Staline était un antisémite déterminé qui, hanté jusqu’à sa mort par la peur de complots juifs, a conduit à plusieurs reprises des opérations d’élimination des juifs au sein de l’appareil du Parti communiste russe.

Ce délire antinazi qui anime le discours de Poutine et de ses sbires n’a d’autre but que de discréditer tous les Ukrainiens, en commençant par leur président, qui est lui-même juif, ce qui est assez étrange pour un pays nazi.

Les Russes sont soumis à un matraquage idéologique sur ce thème. Le 4 avril 2022, l’agence de presse officielle du Kremlin, RIA Novosti, publiait une tribune de Timofei Sergueievtsev, un idéologue du Kremlin, intitulée « Que faut-il faire de l’Ukraine ? », dans laquelle il présentait un plan de dénazification, de « déukrainisation et de déseuropéanisation de l’Ukraine », dont la mise en œuvre demanderait au moins 30 ans.

Voici ce qu’il écrivait : « Aujourd’hui, la question de la dénazification de l’Ukraine est passée au plan pratique (…) La dénazification est un ensemble de mesures à l’égard de la masse nazie de la population, qui ne peut techniquement pas être poursuivie au nom des crimes de guerre (…) Il faut procéder à un nettoyage total (…) En plus des hauts gradés, une partie importante des masses populaires qui sont des nazis passifs, des collaborateurs du nazisme, sont également coupables (…) La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération (…) La particularité de l’Ukraine nazie est sa nature amorphe et ambivalente, qui permet de déguiser le nazisme en aspirations à “l’indépendance” et à une “voie européenne” de “développement ” (en réalité de dégradation) (…) L’Occident collectif est lui-même le concepteur, la source et le sponsor du nazisme ukrainien (…) L’ukronazisme n’est pas moins une menace pour la paix et la Russie que le nazisme allemand ne l’était avec Hitler (…) Le nom “Ukraine” ne peut être retenu comme celui d’une formation étatique entièrement dénazifiée sur un territoire libéré du joug nazi (…) La dénazification sera inévitablement une dé-ukrainisation (…) La dénazification de l’Ukraine est aussi son inévitable dé-européanisation. [2] »

C’est avec ces idées en tête que des centaines de milliers de soldats enrôlés dans l’armée russe sont allés mourir en Ukraine.

Les Ukrainiens ont toujours tort et seraient responsables de la guerre qui détruit leur pays

Ceux qui cherchent à tout prix à justifier l’horrible guerre menée par la Russie ne se soucient pas de la cohérence de leur argumentation.

De 2022 à janvier 2025, il présentaient les Ukrainiens comme des marionnettes manipulées par les Américains pour mener une guerre par procuration contre les Russes. Dans ce récit, les Ukrainiens sont payés pour défendre les intérêts stratégiques américains en Europe, quitte à nous entraîner dans une nouvelle guerre mondiale. Vladimir Poutine, de son côté, mélangeait dans sa rhétorique la négation de la nation ukrainienne, ce pays de nazis, et son ennemi de toujours, l’impérialisme américain.

Mais voilà que Donald Trump est revenu au pouvoir. Il manifeste bruyamment son soutien à Vladimir Poutine, insulte les Ukrainiens et leur président et veut négocier la fin du conflit entre l’Ukraine et la Russie sans même consulter l’Ukraine. Il veut imposer au passage un tribut exorbitant aux Ukrainiens sous la forme d’un traité assurant aux Etats-Unis le contrôle des ressources naturelles ukrainiennes. Il les priverait ainsi de toute possibilité de se reconstruire après avoir été privés d’une partie de leur territoire, en plus d’avoir été privés de leur liberté, et de la justice.

Comment les géopoliticiens qui défendent la théorie de la guerre américaine par procuration depuis 3 ans, expliquent-ils que du jour au lendemain, les Ukrainiens, hier présentés comme le bras armé des États-Unis en Europe, soient devenus l’ennemi commun des Américains et des Russes ? Quels intérêts stratégiques américains ont changé à ce point en quelques semaines pour justifier un tel revirement ?

Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine en espérant pouvoir en faire une conquête rapide et facile. Il n’y est pourtant pas parvenu en raison de la résistance nationale désespérée des Ukrainiens, appuyée de loin et avec beaucoup de limites par les Européens et les Américains. Donald Trump se soucie comme d’une guigne de l’Europe et de la liberté des Ukrainiens. Il ne voit dans cette guerre que l’opportunité pour les États-Unis de faire main-basse sur des ressources minérales stratégiques, dont ils auront de plus en plus besoin. Il est tout à fait prêt à se les partager avec la Russie, qu’il considère comme un allié fiable, dont le responsable lui ressemble en tout point.

Ils partagent d’ailleurs la même rhétorique sur la décadence de l’Occident corrompu par les valeurs woke, qu’ils se proposent de remplacer soit par la pureté slave orthodoxe, soit par l’amoralité brutale et sans règles des barons voleurs, ceux qui ont régné aux États-Unis à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. C’est ce que le vice-président J.D. Vance est venu dire aux responsables européens tout récemment, avant d’insulter le président ukrainien à la télévision.

Pour Trump comme pour Poutine, les Ukrainiens ont tort parce qu’ils refusent de plier, parce qu’ils n’acceptent pas le retour aux formes les plus brutales de l’impérialisme. C’est cet de cet impérialisme dont nous avions essayé de sortir après la Seconde Guerre mondiale, en bâtissant le droit international, qui se révèle être bien fragile lorsque le monde est à nouveau dominé par les appétits grossiers et sans limites des ploutocrates.

Le dernier argument en faveur d’un arrangement entre Vladimir Poutine et Donald Trump avancé par les réalistes-souverainistes est le suivant : d’accord, tout cela n’est pas bien, mais cela ne mérite pas une troisième guerre mondiale. Mieux vaut un mauvais arrangement. Pour eux, ceux qui refusent la perspective d’un accord entre Vladimir Poutine et Donald Trump sont des va-t-en-guerre voulant provoquer un nouveau cataclysme. Il faut les faire taire d’urgence. Et d’ailleurs, s’ils veulent tellement soutenir les Ukrainiens, ils n’ont qu’à aller se battre eux-mêmes en Ukraine, aux côtés des Ukrainiens, plutôt que de soutenir le combat jusqu’à la mort du dernier Ukrainien depuis leur salon, à Paris, Berlin ou Londres.

Si ces soi-disant « pacifistes réalistes » ont raison, si rien ne peut s’opposer à la supériorité militaire d’un pays qui se sent autorisé à envahir son voisin pour le réduire à un esclavage dont il est sorti il y a un peu plus de trente ans seulement, si l’ONU ne sert à rien, si rien ne sert à rien, alors, le monde est tout simplement perdu. Il ne faut plus faire semblant de vouloir organiser le monde, de faire de la politique, de construire des institutions pour préserver les libertés. Oublions la fraternité, la liberté, l’égalité, la transition écologique et tout le reste : profitons du peu de temps qui reste avant le cataclysme final !

Si au contraire on pense que la liberté  n’est pas négociable, que le droit à vivre en paix dans la nation à laquelle on appartient n’est pas réservé aux seules puissances impériales, que les droits de l’homme doivent être défendus même lorsque ceux qui les mettent à mal sont les plus puissants, que les Ukrainiens ont, comme les Français, les Allemands ou les Américains le droit de vivre chez eux, selon les lois qu’ils ont choisies, en nouant des relations avec les autres peuples dans des conditions qu’ils choisissent, alors, l’invasion russe doit être tout simplement condamnée sans nuances, tout comme les insultes de Donald Trump, les pressions scandaleuses qu’il exerce sur l’Ukraine et l’ensemble de sa politique étrangère.

Le droit des Ukrainiens à vivre comme ils l’entendent et à exercer leur souveraineté sur le territoire que la communauté internationale, Russie comprise, a reconnu, doit être garanti.

Ceux qui nous raillent de tenir de tels propos et nous invitent à rejoindre des tranchées aux côtés des Ukrainiens, au lieu de rester au chaud en les incitant à se battre pour nous, me rappellent ceux qui disaient aux jeunes manifestants opposés à la guerre américaine au Vietnam d’aller plutôt rejoindre les Viêt-Cong, au lieu de manifester en France.

Et selon le même raisonnement, de quel droit protesterions-nous contre la féroce répression du régime des mollahs iraniens contre les femmes ? Ce n’est après tout qu’une question de politique intérieure et toutes les civilisations ne se ressemblent-elles pas ?

Personne n’aurait rien à dire sur la guerre conduite par l’Arabie Saoudite au Yémen, ou sur celle du Rwanda en République démocratique du Congo, ou sur les visées de Donald Trump sur le canal de Panama, le Groenland ou la bande de Gaza ?

Faut-il interdire toute déclaration de solidarité internationale au nom de ce soi-disant réalisme ? N’est-ce pas tout simplement un moyen de clouer le bec à tous ceux qui soutiennent les Ukrainiens, pour mieux faire taire les Ukrainiens eux-mêmes ?

Cela suffit !

Un redressement moral est urgent et nécessaire.

On aimerait lire moins d’analyses soi-disant savantes et informées, plus de positions très simples de soutien à l’Ukraine dans la défense de ses droits légitimes ; droits que nous défendons chez nous et pour nous.


[1] Mark Kramer et Joshua R. Itzkowitz Shifrinson, « NATO enlargment – Was there a promise ? », International security, Vol. 42, n°1, été 2017, p. 186 – 192 et Joshua R. Itzkowitz Shifrinson, « Deal or no deal ? The end of the cold war and the US offer to limit NATO expansion », International Security, Vol. 40, n°4, spring 2016.

[2] Citation tirée d’une conférence donnée par Nicolas Werth le 10 novembre 2023, à l’université de Picardie- Jules Verne

Jean-François Collin

Haut fonctionnaire

Notes

[1] Mark Kramer et Joshua R. Itzkowitz Shifrinson, « NATO enlargment – Was there a promise ? », International security, Vol. 42, n°1, été 2017, p. 186 – 192 et Joshua R. Itzkowitz Shifrinson, « Deal or no deal ? The end of the cold war and the US offer to limit NATO expansion », International Security, Vol. 40, n°4, spring 2016.

[2] Citation tirée d’une conférence donnée par Nicolas Werth le 10 novembre 2023, à l’université de Picardie- Jules Verne