La gauche socialiste va mourir…
En hommage à Bruno Latour
Depuis le décès de Bruno Latour survenu le 9 octobre 2022, plusieurs articles ont été écrits par ses collègues et ses amis dans AOC pour lui rendre hommage. Certains ont rapporté des anecdotes et d’autres des histoires, sur la manière dont ils ont collaboré avec ce penseur éminent, en montrant concrètement comment « la science est en train de se faire ».

Pour célébrer le septième anniversaire d’AOC il m’a semblé approprié, à mon tour, de rendre hommage à Bruno en racontant notre collaboration jusqu’à sa mort. En effet, AOC a été notre support de référence pour diffuser nos articles respectifs concernant notre préoccupation commune. Elle consistait à savoir comment entamer une nouvelle manière de penser et de concevoir un monde qui ne serait plus sous l’auspice de la tradition libérale et socialiste. L’un de ses jeux préférés – qui était en vérité sa méthode – était de provoquer dans le sens positif du terme, afin de nous faire sortir des sentiers battus pour nous obliger à penser autrement. Le titre de cet article est bien sûr une provocation. C’est ma manière de lui rendre hommage et de lui rester fidèle. En effet, j’ai juste remplacé le terme « nature » par « gauche socialiste » dans ce fameux passage de Politiques de la nature [1] qui a provoqué lors de sa parution la stupeur de la gauche écologiste, lorsqu’il écrivit que :
« La nature va mourir, ils (les écologistes) ne savent pas à quel point ils ont raison. Dieu merci, la nature va mourir. Oui, le grand Pan est mort ! Après la mort de Dieu et celle de l’homme, il fallait que la nature, elle aussi, finisse par céder. Il était temps : on allait bientôt ne plus pouvoir faire de politique du tout ».
Je pense que nous sommes dans le même cas de figure aujourd’hui avec la gauche socialiste. Sauf que je ne fais plus partie de ceux qui vont pleurnicher sur la disparition de cette tradition et qui rêvent d’abolir le « Capitalisme ». Pour autant, je ne suis pas devenu une personne de droite. Si je peux célébrer aujourd’hui la disparition de la gauche socialiste, c’est grâce à l’œuvre de Bruno. Et c’est par le passage que je viens de citer que j’ai pu commencer à me détacher progressivement de la tradition socialiste. J’ai émigré en France cinq ans après la chute du Mur de Berlin et je suis d’origine Serbe. Pour moi et pour les personnes qui sont venues de l’autre côté du Mur, on savait que l’histoire du socialisme s’était bel et bien terminée en 1989. Le libéralisme – c’est-à-dire la droite – avait gagné, et le socialisme – c’est-à-dire la gauche – avait perdu.
En reprenant les études de science politique en France, je ne pouvais que constater que les professeurs d’université et les intellectuels de gauche n’acceptaient pas cette défaite politique et idéologique. Ils et elles continuaient à lire le monde au travers du prisme marxiste. Ils appliquaient cette maxime à la lettre : Nous (la gauche) sommes dans la « Vérité » et Eux (la droite) sont dans « l’Idéologie ». Ils faisaient la même chose que les intellectuels et les professeurs des Universités des pays socialistes, ils nous vendaient le marxisme comme une théorie scientifique exacte. Ils jouaient sur les deux tableaux, ils faisaient de la politique tout en disant qu’ils étaient dans une démarche scientifique, alors qu’ils savaient parfaitement que le marxisme et plus largement les « sciences sociales » sont liées à l’histoire du socialisme, d’où leur appellation de « sciences sociales ». Et lorsque j’essayais de leur dire que le marxisme était juste une doctrine sans avenir et qu’il allait falloir inventer autre chose si nous voulions survivre, ils me répondaient invariablement que « nous », les gens des pays de l’Est, nous n’avions pas eu la « bonne traduction de Marx », et que nous ne savions pas ce qu’était un « véritable socialisme » !
Je savais que la gauche socialiste était en train de mourir intellectuellement et politiquement et qu’elle allait entrainer avec elle la mort des sciences sociales, car elles n’ont plus aucune raison d’exister avec la chute du socialisme, et que c’était juste une question de temps. Je ne me suis pas trompé lorsqu’on observe l’état de la gauche et des sciences sociales depuis 1989. Les pouvoirs en place savent très bien que les sciences sociales sont liées profondément à l’histoire du socialisme et qu’elles n’ont jamais été neutres depuis leur invention. C’est pourquoi les gouvernements successifs font des coupes budgétaires dans les recherches en sciences sociales depuis la chute du Mur.
Pour échapper au marxisme, je me suis tourné assez rapidement vers la lecture des auteurs écologistes des années 1970. Ils m’ont beaucoup nourri. Mais leur slogan de « retour à la nature » ou le mot d’ordre « il faut protéger la nature » m’étaient insupportables ; à mon sens ils dépolitisaient l’écologie en usant d’arguments extrêmement surplombants et moralistes. Moi, je m’en fichais royalement de la protection de la nature, je voulais un nouveau projet politique capable de remplacer les théories libérales et marxistes. Sur le plan intellectuel, je m’ennuyais profondément. Je ne trouvais pas de porte de sortie, finalement, j’étais toujours en train de mouliner avec les vieilles histoires marxistes, même teintées d’écologie.
Et je me souviens toujours de ce moment incroyable lorsque mon amie d’alors m’a mis Politiques de la nature entre les mains en me disant : « Lis ça, tu vas adorer » ! Elle n’avait pas tort, ce fut une véritable illumination ! Dans ce livre, Bruno propose avec une audace inouïe de nous débarrasser de la nature et de la société, et nous suggère de constituer un collectif au travers des liens entre les humains et les non-humains. Pour moi, c’était complètement révolutionnaire sur les plans intellectuel et politique. Je crois que cela se passait en 2006, et j’ai su tout de suite que cet auteur était en train de penser à la fois un nouveau projet politique et scientifique.
J’ai continué mes études de science politique tout en le lisant de manière intensive. Dans les cours de sociologie, de philosophie, de science politique il n’était jamais mentionné. Mais on parlait de plus en plus de Bruno Latour en France, et de violents articles à l’encontre de ses écrits ont commencé à se multiplier en provenance des intellectuels marxistes, des bourdieusiens rompus à la pensée critique qui l’accusaient d’avoir oublié les classes sociales, la domination, les rapports de pouvoir, les rapports de production, les inégalités, le social, et le taxaient d’être un auteur de droite, réactionnaire, voire fasciste. Il est devenu un véritable paria parmi les intellectuels de gauche et au sein des sciences sociales en France.
Mais Bruno ne lâche pas le morceau, il encaisse les coups, et il continue à avancer dans son projet. De mon côté, je suis les débats de près avec un très grand intérêt, car ces débats au fond, pour moi, n’ont jamais été scientifiques mais purement politiques. En même temps, je fais mes mémoires de master en mobilisant ses textes, ce qui me permet de bien les assimiler et de les digérer.
Quelques années plus tard, je débute un travail doctoral et mon projet consiste à décrire les liens sensibles entre les paysans et leurs plantes en France. Je n’aurais jamais pu soutenir cette thèse sans ses écrits, je lui ai tout pris : la thèse que nous n’avons jamais été modernes, le principe de symétrie, les modes d’existence, etc. À la fin de mon travail de recherche, j’avais une thèse massive à défendre, celle de la rupture avec le paradigme de la production issu de la discipline économique. Paradigme qui consiste à dire que nous sommes obligés de produire pour vivre, et que sans la production, la vie pour les humains sur cette Terre serait impossible. Au contraire, dans ma thèse, je montre que nous pouvons vivre sans production et que concrètement nous les occidentaux n’avons jamais produit quoi que ce soit. Tout au long de ma rédaction, je me doutais que Bruno verrait l’intérêt de cette rupture paradigmatique. Autrement dit, la thèse concernant la production lui était destinée.
Au moment de la rédaction de ma thèse en 2016, Bruno publie le livre Où atterrir ? [2] avec le succès qu’on lui connaît. Il tourne autour de cette question, sans pour autant clairement la saisir, en écrivant que les classes sociales dépendaient de ce qu’on appelait le « processus de production » et qu’en « gros nous sommes bien demeurés marxistes ». Je voyais bien que c’était le concept de production qui le bloquait épistémologiquement et politiquement pour pouvoir faire atterrir véritablement les Modernes.
Lors de ma soutenance, j’ai insisté auprès de ma directrice de thèse Sophie Houdart pour que Bruno soit membre du jury, et il en a été nommé Président. La soutenance a eu lieu en décembre 2019. La tradition exige que le Président du jury parle en dernier. Les autres membres du jury ont discuté des différents aspects de ma thèse mais aucun n’a abordé la question de la production. Bruno prend alors la parole en disant qu’en règle générale, comme le Président du jury parle en dernier, il n’a plus rien à dire puisque tout a été dit, mais que là, c’est différent. Il poursuit en disant que personne n’a parlé de la production alors que c’est la question de fond qui traverse toute la thèse, qui consiste à savoir comment sortir de ce paradigme. Il salue l’audace, la nouveauté, et il commence à discuter ce point fondamental. Je ne me suis pas trompé de destinataire pour cette rupture paradigmatique, lui seul en a vu l’intérêt.
Une semaine après, je reçois Bruno et sa femme Chantal à la maison. Le lendemain matin, il me rejoint dans le salon et me dit « J’ai rêvé de la production. Tu es revenu au point de départ et tu as mis les Modernes sur leurs pieds ». J’ai été très touché par ses propos, je lui ai apporté une pièce manquante dans son œuvre immense. Le monde est à l’arrêt, dû au Covid-19, mais Bruno se saisit de cette question. Il publie un article au mois de mars 2020 dans AOC sous le titre « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant crise ». Il reprend l’argument de la thèse qu’il faut rompre avec ce paradigme en proposant le fameux questionnaire. Un succès immense, l’article est traduit en plusieurs langues. Toutefois, ce n’est pas l’argument sur la production qui est discuté, c’est le questionnaire qui attire plus d’attention de la part des lecteurs et des lectrices.
Bruno pense vite, il travaille vite, il publie un deuxième article au mois de juin 2020 intitulé « Êtes-vous prêts à vous déséconomiser » dans AOC. Le terme de déséconomisation que Bruno propose dans cet article m’aide beaucoup pour peaufiner mes arguments dans l’ouvrage que j’étais en train de préparer [3].
Nous sommes à l’été 2020, et toute la « bande », comme il aimait nous appeler, est réunie à La Chapelle-en-Vercors. La bande, c’était son terme à lui pour désigner les gens avec qui il travaillait. Une excellente occasion pour moi de tester mon idée auprès de lui que dans ce monde, « rien n’est économique ». Je prends comme exemple l’entreprise Total, en lui disant que cela n’a aucun sens de dire que les activités de Total sont des « activités économiques » et qu’elles dépendent de l’économie, c’est comme si je disais que les activités de Total sont des « activités anthropologiques » et qu’elles dépendent de l’anthropologie ! Aucune activité dans ce monde n’est par essence économique. Bruno me répond avec enthousiasme que mon argument est « massue » et qu’il va falloir commencer par faire une « cure de désintoxication ».
Le soir, je rentre à la maison, et ma compagne me conseille d’écrire à mon tour un article dans AOC. Il sera publié au mois de septembre 2020 sous le beau titre proposé par Sylvain Bourmeau, « Le Covid-19, mon allié ambivalent ». Dans cet article, j’explique longuement cette rupture paradigmatique en racontant que la gauche comme la droite sont d’accord pour dire qu’il faut produire, ils se fâchent juste sur la manière, les uns veulent produire dans le régime socialiste, les autres dans le régime capitaliste. Rompre avec le paradigme de production, c’est rompre, donc, avec la tradition socialiste et libérale, ce qui veut dire concrètement que je ne suis plus obligé de me positionner sur l’axe droite/gauche. Politiquement parlant, je ne suis plus ni de gauche ni de droite.
Il était le seul intellectuel que je connaisse capable de prendre de la distance avec la tradition socialiste sans pour autant céder aux sirènes de la droite.
Bruno, pendant ce temps, était en train de rédiger l’ouvrage Où suis-je ? [4]. Dans ce livre il parle de la « résolution » de Dusan Kazic concernant le fait de savoir comment se déséconomiser. Son ouvrage m’aide à comprendre que ma « résolution » ne va pas jusqu’au bout, et que je vais provoquer un contresens. En disant que rien n’est économique dans ce monde, les intellectuels attachés à la tradition socialiste diront probablement que maintenant « tout est social » et me voilà piégé à nouveau épistémologiquement et politiquement par le socialisme. Donc un nouveau slogan s’impose, qui consiste à dire que « rien n’est social » non plus dans ce monde et qu’aucune activité par essence n’est « sociale ». Je savais que cet argument allait être très moyennement apprécié par toute la gauche et les sociologues qui ne jurent que par le social. Mais tant pis, ce n’est pas la gauche socialiste ni les sociologues du social qui m’importent mais le monde.
Et c’est là que je me suis rendu compte à quel point Bruno était « socialiste », à sa manière. Il a bataillé pendant toute sa carrière avec les sociologues du social, en voulant refonder la sociologie non pas comme une « science du social » mais comme un « suivi des associations ». Bruno voulait garder la notion du social mais en la redéfinissant. En connaissant parfaitement les violentes controverses qu’il a eues avec des sociologues du social, j’ai compris qu’il était bloqué épistémologiquement et politiquement par la question du social. Au lieu de vouloir redéfinir le social, il fallait rejeter le social au même titre que l’économique en disant que rien n’est économique pas plus que social dans ce monde. Je trouve que c’est une solution plus commode et plus simple que de vouloir redéfinir le social.
En effet les sociologues font de l’essentialisme social et les économistes font de l’essentialisme économique, ce qui a pour conséquence que les premiers penchent pour le socialisme, et les deuxièmes penchent pour le capitalisme. Pour commencer à concevoir un monde sans production ni économie, il fallait donc non seulement se « déséconomiser » mais se « désocialiser » aussi. C’est la raison pour laquelle je dis maintenant qu’il ne faut plus croire ce que disent les sociologues du social et les économistes sur ce monde, car on ne vit pas dans le monde tel qu’ils le décrivent depuis le XVIIIe siècle.
Cet argumentaire a en partie été publié par AOC au printemps 2022 sous le titre « Le blé, la production, la gauche et les sciences sociales ». J’explique longuement dans cet article comment la gauche socialiste et les sciences sociales se sont faites piéger épistémologiquement et politiquement par les économistes dès le XVIIIe siècle en reprenant leurs récits, et pourquoi, si la gauche et les sciences sociales veulent survivre, elles doivent inventer des savoirs radicalement nouveaux pour contrer les récits économiques, sinon elles mourront.
En ce moment, nous sommes en train d’assister à la disparition de la gauche socialiste et des sciences sociales. L’élection de Donald Trump le confirme à nouveau. Mais ce n’est pas une fatalité, c’est une immense opportunité pour les sciences sociales et la gauche de se mettre au travail et avec de la joie ! Ne pleurnichons pas la disparition de la gauche socialiste mais célébrons la ! Avec la gauche socialiste il n’y a rien à faire, elle nous emmène comme la droite et l’extrême droite dans une impasse. Si la gauche socialiste et les sciences sociales se libèrent de leur maladie infantile qui est le social, le socialisme, l’écosocialisme ou le communisme, elles retrouveront toute leur puissance et de la vitalité pour faire de la politique, sinon elles vont continuer de faire du moralisme en dénonçant les injustices, les inégalités, l’exploitation, la domination, etc.
En effet, dénoncer le fait que le capitalisme exploite la nature, les travailleurs, qu’il expulse les migrants, qu’il pollue et ne cesse de creuser les inégalités, cela n’a rien à voir avec de la science ni avec de la politique, mais avec de la morale. Car il s’agit toujours de faire une critique orientée vers l’économique, vers le capitalisme, vers le capital, afin de façonner un « ordre social plus juste ». Autrement dit, c’est une énorme illusion de penser que faire de la critique du capitalisme et dénoncer les « injustices sociales » relève de la politique ou de la pratique scientifique. On peut rappeler, par ailleurs, que les sciences sociales jusqu’au début du XXe siècle s’appelaient « sciences morales », car leur but d’origine était de faire advenir une société plus juste du point de vue moral.
Cette illusion que les sciences sociales, au travers de la dénonciation, font de la politique ou de la science a pour lourde conséquence de les mettre dans une position de surplomb moralisant pour nous expliquer comment on doit vivre. Aujourd’hui, on doit manger moins ou pas de viande, on doit réduire notre production et consommation, on doit bien produire ou faire de la décroissance, on doit protéger l’environnement, on doit réduire le CO2 dans l’atmosphère pour éviter les changements climatiques, on doit réduire notre consommation énergétique, on doit réduire les inégalités économiques, on doit faire une transition écologique, on doit se déplacer à vélo, on doit manger bio et local etc. Ce discours moraliste « fait bâiller d’ennui tout le monde », pour reprendre la formulation de Bruno et de moi-même en premier lieu.
Pour autant, cela ne veut pas dire abandonner ces revendications, mais les reprendre sous un autre registre en ne les traitant plus comme des « questions sociales » pour les opposer aux « questions économiques » ! La guerre que se livrent actuellement le PS et LFI est due à ce piège politique et épistémologique dans lequel se trouve la gauche socialiste depuis le XVIIIe siècle. Les premiers veulent plus de compromis avec « l’économique », et les autres plus de « justice sociale » avec moins d’économie. Or, en envoyant au diable l’économique et le social, on peut inverser les rapports de forces pour déborder la droite et l’extrême droite afin de pouvoir les battre sur le plan idéologique et politique.
Le monde commun plus qu’humain que Bruno décrivait n’était ni socialiste ni capitaliste mais bel et bien terrestre.
Concrètement, en quoi « forer » – pour parler comme Donald Trump – relève d’une « activité économique », et distribuer l’argent de la CAF aux plus démunis pour qu’ils puissent vivre décemment ou augmenter les salaires relève d’une « aide sociale » ou « d’un acquis social » ? Lorsque la gauche socialiste et les sciences sociales disent que ces évènements relèvent des « politiques sociales » ou des « acquis sociaux », elles font à nouveau du moralisme. Et la droite et l’extrême droite exploitent la veine du social pour faire de cette population des « assistés », pour dire ensuite qu’ils profitent des « aides sociales », que les gens sont suffisamment payés et qu’il faut les mettre davantage au travail. D’où la chasse aux plus démunis, aux chômeurs, aux immigrés, aux titulaires du RSA, etc.
Autrement dit, la droite et l’extrême droite ne sont pas les seules responsables du climat nauséabond dans lequel on se trouve. La gauche et les sciences sociales ont une immense responsabilité dans cette affaire car elles n’arrivent pas à penser et voir ce monde sous un autre registre. Elles croient qu’elles sont du bon côté de l’histoire et que la production, la consommation, le PIB, les relations économiques, les relations sociales, la rentabilité, la productivité, les marges, la plus-value, les classes sociales, le travail humain, les aides sociales, les acquis sociaux, la société, les structures sociales, le système économique etc. sont des réalités ou des vérités scientifiques, et non pas des fictions comme les personnages dans un roman. Tant que la gauche et les sciences sociales croient à ces fictions conceptuelles, elles perdront face à la droite et l’extrême droite. Autrement dit, la gauche et les sciences sociales sont en train de mourir sans savoir véritablement pourquoi.
Au mois de janvier 2022, au moment où je commence à discuter de ces idées avec Bruno, il publie l’ouvrage Mémo sur la nouvelle classe écologique [5] avec Nikolaj Schultz. Dans cet ouvrage il fait un geste généreux envers les socialistes et les marxistes en disant que certes, le terme de « classe » est un terme qu’on peut toujours utiliser aujourd’hui, mais il « conteste la notion de production » car la classe écologique repose non pas sur la production, mais sur l’habitabilité de la Terre. Avec la classe écologique, Bruno à sa manière met fin à la parenthèse de la tradition libérale et socialiste.
Mais où Bruno voulait-il en venir avec cette notion d’habitabilité ? Selon moi il n’allait nulle part avec cette notion, puisqu’il était depuis quarante ans dans le bon vieux monde commun qu’il était en train de décrire au travers des liens entre les humains et les non humains. Lors d’un échange de mails quelques mois avant sa mort, je lui ai écrit que :
« Tu as commencé à nous faire voir notre monde commun depuis quelques années déjà. Toutefois, celui-ci n’était pas à composer comme tu le disais, mais il est là sous nos pieds, et il va falloir le décrire. Le monde commun dont tu as parlé il y a déjà fort longtemps est devenu pour moi maintenant beaucoup plus concret ».
Si je lui ai écrit cela, c’est que je me suis rendu compte que tous ses écrits sur le monde commun, je les lisais à l’époque de manière très abstraite, et que je ne pouvais les entendre pleinement car j’étais bloqué par les traditions socialiste et libérale qui se battaient sur la fameuse distribution de la richesse issue des rapports de production, et que les uns voulaient vivre dans le socialisme et les autres dans le capitalisme, alors que ce sont des fictions conceptuelles qui à première vue s’opposent mais qui sont d’accord sur l’essentiel.
Bien sûr la littérature sur les communs est immense, sauf que toute cette littérature veut les faire advenir une fois que la gauche aura aboli le capitalisme. Autrement dit, une fois que j’ai compris que la tradition socialiste et la tradition libérale ont plié le monde commun en deux, et que les uns tirent vers le capitalisme et les autres vers le socialisme, je pouvais entendre de manière concrète le monde commun que Bruno était en train de décrire. Le monde commun plus qu’humain que Bruno décrivait n’était ni socialiste ni capitaliste mais bel et bien terrestre.
Pour toute la bande, l’idée selon laquelle la gauche et les sciences sociales n’ont pas de projet politique n’était plus d’actualité. On savait qu’elles pouvaient revenir sur le devant de la scène à la condition de se remettre sérieusement au travail pour se réinventer complètement, au prix d’un travail colossal sur le plan intellectuel, comme l’a dit plusieurs fois Bruno dans les médias avant sa mort. C’est pourquoi il disait ouvertement aux écologistes, si vous voulez prendre un jour le pouvoir, vous devez faire le même travail idéologique que ce qu’ont fait par le passé les socialistes et les libéraux. Et ce travail se fera au sein des sciences sociales, puisque ce sont ces dernières qui ont inventé le libéralisme et le socialisme. Bien que la recherche scientifique au sein des sciences sociales ne soit absolument pas à la hauteur des enjeux écologiques, et que nous devons faire la recherche d’une autre manière.
Bruno aimait dire avec beaucoup d’humour que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) est en « arrêt cardiaque » concernant les questions écologiques. Il suffit juste de regarder les intitulés et les cadrages des postes pour les concours. Ainsi au moment où j’écris ces lignes, un collectif de jeunes chercheurs publie dans le Libération du 6 janvier 2025 une tribune soulignant que « la recherche actuelle n’est pas à la hauteur des enjeux socio-écologiques ».
Bruno était à la fois triste et en colère que moi-même et quelques autres de la bande soyons dans la précarité et sans poste, alors que nous faisions une recherche fondamentale à la hauteur des enjeux écologiques actuels. Je me souviens très bien de cette conversation qui a eu lieu à l’été 2021, lorsqu’il m’a dit que le CNRS a été créé à l’époque car les Universités ne pouvaient pas absorber les nouvelles recherches qui étaient en train d’émerger. Selon lui, nous sommes aujourd’hui dans le même cas de figure, mais vu le mépris que cultivent les gouvernements actuels envers les sciences sociales, aucune personnalité politique ne prendra l’initiative de créer un centre de recherche sur les questions écologiques.
Cette discussion m’a fait beaucoup réfléchir. Vu mes thèmes de recherche, je savais que je n’avais aucune chance d’avoir un poste au CNRS ni même à l’Université. Je me situe à des années-lumière de ce qui se fait au sein de la recherche scientifique concernant l’écologie. Quelques jours après la conversation avec Bruno, je dis à ma compagne, et si on créait un centre de recherche qu’on appellerait « Institut Bruno Latour » ? Ce centre que j’imaginais avait pour moi plusieurs objectifs : rendre hommage à Bruno en appelant le centre par son nom, trouver un lieu commun pour que la bande puisse se réunir afin de commencer à travailler ensemble, et trouver des financements pour les recherches des personnes qui, comme moi, n’ont pas de poste. Je me disais que par un « malentendu », il y aurait peut être quelqu’un qui pourrait être intéressé par notre travail, partant pour le financer.
Quelques jours plus tard, je présente le projet à quelques membres de la bande. L’idée les séduit, et on en parle à Bruno peu de temps après. Il est touché par la proposition, mais il refuse le nom car c’est trop lourd à porter, il veut se considérer juste comme un membre de la bande, ni plus ni moins. Après plusieurs discussions entre les membres, nous avons décidé de monter une association pour commencer, ayant pour nom « Centre de Recherche et d’intervention en Ecologie Politique (CRIEP) », et nous avons déposé les statuts à la fin de l’année 2021. Je me souviens très bien de l’enthousiasme de Bruno à cette époque, alors qu’il était très démuni face à sa maladie. Dès qu’il allait mieux, il nous envoyait des textes, des propositions, sur la manière dont ce centre pourrait fonctionner. Pour nous, c’était une occasion de nous mettre ensemble afin de continuer à faire de la recherche autrement.
Au mois de juin 2022, Bruno propose de nous réunir à nouveau à La Chapelle-en-Vercors pour donner suite au projet du CRIEP. Mais nous avons décidé d’inviter aussi pendant une journée quelques élus écologistes, pour voir si l’on pouvait travailler ensemble pour faire émerger un nouveau programme écologique qui ne sera plus sous l’auspice de la tradition libérale et socialiste.
Tous les élus sont venus mais ils ne sont pas venus pour travailler avec nous, mais pour voir « Bruno Latour ». Pour nous, cette journée a été une immense déception. Les élus écologistes n’avaient rien à faire de l’argument selon lequel il faut faire d’abord un travail idéologique pour ensuite gagner les élections, comme ce qu’ont fait les socialistes et les libéraux par le passé. Nous avons été stupéfaits de leur paresse intellectuelle. Ils et elles ont répété à longueur de journée les injonctions moralistes que j’ai évoquées plus haut. Lorsqu’on leur disait que cela fait trente ans que l’extrême droite fait un travail idéologique, et que c’est grâce à ce travail idéologique qu’ils s’installent en ce moment dans les démocraties occidentales, ils nous répondaient que c’est la « faute aux médias », et à Vincent Bolloré !
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Bruno est décédé trois mois après, et il travaillait sur le projet du CRIEP jusqu’à sa mort. Je savais au fond de moi que le CRIEP mourrait avec lui, car lui seul avait les épaules de porter un tel projet. Sa mort est survenue au moment ou nous avions le plus besoin de lui, et je n’arrive toujours pas à apprendre à vivre sans lui. Il était le seul intellectuel que je connaisse capable de prendre de la distance avec la tradition socialiste sans pour autant céder aux sirènes de la droite. De son vivant, ma vie intellectuelle était assez facile, je lui envoyais un mail avec mes questionnements ou mes doutes sur ce que j’écrivais, et j’avais la réponse dans l’heure qui suit. La question qui m’importe maintenant est de savoir comment avancer dans ce projet, où il faut tenir avec beaucoup de légèreté la tradition socialiste et libérale, afin de rendre davantage visible le monde commun que Bruno a commencé à décrire il y a maintenant plus de quarante ans.