Trumpinoscope :
les lois de la téléréalité
La vidéo a fait le tour du monde. Un plan séquence de 40 minutes au cours duquel Donald Trump et JD Vance houspillent sans relâche Volodymyr Zelensky dans le bureau ovale de la Maison-Blanche. Une semaine plus tard en Arabie saoudite les deux parties scellent un projet d’accord « spectaculaire » qui fait mentir les commentaires les plus alarmants de la médiasphère. Pendant ce temps à la Maison-Blanche, Donald Trump et Elon Musk en plein conflit d’intérêt se prêtent à une opération de promotion des voitures Tesla dont l’action en bourse est en chute libre.

L’agenda de la présidence américaine se donne à lire comme une suite incohérente de chocs médiatiques dont le seul but est de capter l’attention. Ne cédons pas à cet engrenage qualifié improprement de « narratif » qui organise justement une dé-narrativisation de la vie politique. Le « clash » dans le bureau ovale entre Zelensky et Trump/Vance mérite d’être analysé soigneusement comme un épisode pilote qui contient dans son déroulement même tous les éléments de la téléréalité trumpienne.
La scène du bureau ovale est plus qu’un décor, c’est un acteur, le troisième de cette dispute mémorable. Le caractère protocolaire des lieux tranche sur la violence de l’affrontement. L’aaggression rompt le protocole des rencontres entre chefs d’État, viole le secret des négociations. De ce clash les médias ont retenu surtout le verbatim comme si la transgression résidait dans le choix des mots, l’escalade des propos échangés. La tentation est grande en effet de voir dans cette dispute un accident discursif, un dérapage verbal.
Pourtant si l’on coupe le son, l’échange ne perd rien de sa violence. Il gagne même en intensité. On voit des mains s’agiter dans l’espace clos du Bureau ovale transformé en volière. Elles volètent au-dessus des invités sagement assis côte à côte sur les canapés, tournoient comme des chauves-souris autour des têtes. Zelenski vêtu de noir en est la cible. Il se tient droit, assis sur le rebord de son fauteuil, prêt à en venir aux mains. Mais ses mains justement, il les retient entre ses bras croisés. A sa droite, une femme assise sur un canapé, on apprendra qu’il s’agit d’une diplomate ukrainienne, restée immobile tout au long de l’entretien, plonge soudain son visage entre ses mains comme catastrophée.
La scène, immobilisée dans cette image arrêtée, est assurée de devenir légendaire. Sa puissance de contagion tient à son caractère visuel. Elle évoque ces vignettes qui ornaient nos livres d’histoire, comme le « vase de Soisson » ou « le coup d’éventail », celui du dey d’Alger au consul de France, en 1837, qui déclenchera trois ans plus tard la conquête de l’Algérie.
Ici aussi il est question de dette et d’humiliation. Celle-ci vient rédimer celle-là. C’est un règlement comptable et émotionnel présent dans toutes les guerres. La dette est comptable, constituée par les prétendus 150 milliards versés par les États-Unis à l’Ukraine, aggravée par l’attitude prétendument offensante de Zelensky dans le bureau Ovale. Son remboursement est émotionnel : devoir de gratitude et remerciement extorqué. L’humiliation infligée en l’honneur du pays débiteur vient sanctionner la dette non honorée à l’égard du pays créancier. Les motifs de la dette et de l’humiliation s’emboitent parfaitement dans une construction narrative, qui articule la dette et sa réparation, l’honneur et l’offense.
La persistance de ce type d’évènement historique dans l’inconscient collectif est indissociable d’un certain régime des images. La légende du vase de Soissons a nourri une abondante iconographie picturale. Le coup d’éventail du dey Hussein au consul de France date de la même année (1827) que les premières images de Nicéphore Niepce. La scène d’humiliation dans le Bureau ovale du président Zelensky relève elle aussi d’un régime d’images mais celui-ci n’est ni la peinture, ni la photographie, mais la téléréalité.
Les deux protagonistes de l’affrontement en sont des représentants et des acteurs aguerris par leur histoire même – la série TV Serviteur du Peuple qui valut à Zelensky d’être un président de fiction avant d’être élu président de la République et l’émission de télé réalité The Celebrity Apprentice qui assura, bien plus que ses activités immobilières, la célébrité de Donald Trump aux États Unis. Ils en connaissent les règles et les codes. La guerre en Ukraine a réduit la distance chez Zelensky entre le président de l’Ukraine et le personnage de la série TV. Elle a réalisé le rêve des anges de la téléréalité : s’accomplir dans un devenir tragique. Le retour de Trump à la Maison-Blanche a consacré la supériorité de la téléréalité politique sur la politique réelle.
Le Bureau ovale a souvent servi de décor à des films ou des séries télévisées mais jamais il n’avait fait l’objet d’un tel fétichisme. Qualifié de lieu « sacré » par le vice-président américain J.D. Vance, d’espace « précieux », « adoré des américains » par Donald Trump, il a cessé d’être simplement le siège du pouvoir exécutif américain, pour se transformer en un plateau de téléréalité où s’affrontent deux récits, deux sources de légitimité, sous l’arbitrage déloyal de Donald Trump comme dans ces parties de catch qu’il affectionne…
Il n’y a pas loin, en effet, du catch au clash médiatique. Même goût de l’emphase, mêmes gestes exagérés, même immédiateté de l’effet recherché. Et si le combat est évidemment truqué, chacun le sait et en jouit.
Comme le disait Roland Barthes, le catch n’est pas un sport, c’est un spectacle. La télé-réalité est un spectacle de dévoration ; dévoration des corps, des désirs, des attentions. Sur le plateau TV rempli de canapés s’affrontent non pas des lutteurs, comme dans la boxe ou les arts martiaux, mais des personnages clivés, des héros de mauvaise foi, qui simulent des valeurs contradictoires, la franchise et la duplicité, la loyauté et la trahison, l’obéissance et la transgression, la sincérité et la dissimulation. Ici, on joue à « qui perd gagne » sa légitimité.
Le « clash » est un affrontement simulé, il obéit à la fois à la figure rhétorique de l’hyperbole et à la scénographie du combat. Dans le monde où l’on clashe, tout est simulé. N’y cherchez ni le cœur ni la raison. Inutile de se demander si le clash Trump/Zelensky était prémédité, un traquenard ou un dérapage, un piège ou un accident car il relève de la simulation. Sur le ring du reality show s’affrontent non pas des personnages réels, mais des rôles, non pas des programmes mais des scripts et des scenarios. Chacun est prié de coller à l’évidence de son rôle. Chaque mot, chaque signe est paradoxalement lisible dans sa duplicité.
Donald Trump est un enfant de la téléréalité, il privilégie le scénario à la gouvernance et l’improvisation au scénario. Il lui arrive de prendre des libertés avec le script allant jusqu’à affirmer lors d’un discours devant le Comité d’action politique conservateur. « Vous savez que je suis totalement à côté du scénario en ce moment. Et c’est ainsi que j’ai été élu, en étant à côté du scénario». Ce qui constitue une définition parfaite du modèle de la téléréalité, qui ne cesse de se dérober à l’attente des téléspectateurs : être à côté du scénario.
En Donald Trump le performer mime l’homme politique comme le héros du film d’Orson Welles, Charles Foster Kane, en qui on peut voir un de ses doubles. Quand on fait remarquer à Kane, que son journal attaque la Société des Chemins de Fer dont il possède plus de 80 000 actions, sa réponse est troublante : « Il faut que vous compreniez que vous avez affaire à deux personnes différentes, le propriétaire d’un Journal et le grand actionnaire d’une entreprise ! »
En la personne de Trump les électeurs ont affaire non pas seulement à deux mais à une foule de personnages. Un trumpinoscope à lui tout seul ! En lui se réunissent toutes les figures du puzzle social : le manager et le tribun populiste, l’agitateur raciste et le clown, le héros des tabloïds et l’amuseur de la téléréalité, le bâtisseur d’un empire immobilier et le joueur de golf impénitent. En bon marketeur il se plait à déjouer les attentes plutôt qu’à satisfaire des revendications. Il absorbe toutes les contradictions présentes dans la société. Homme lige. Le populiste méprise le banquier de Wall Street, le politicien conspue le marais de Washington qu’il promet d’assécher, le mythologue de l’Amérique profonde s’allie avec les utopies futuristes et les géants de la tech, ces grands enfants qui jouent avec les fusées et rêvent de voyages dans l’espace. L’explorateur à la casquette MAGA scrute l’horizon. Il redessine la carte de son empire « larger than life » rachète le Groenland, rebaptise le canal de Panama, annexe le Canada…
Ce qui se joue avec la gouvernance trumpiste relève moins du pouvoir exécutif que de l’exécution d’une opération de simulation. Il y a longtemps que le stage craft (l’art de la mise en scène) a pris le pas aux Etats unis sur le state craft (l’art de gouverner). Hollywood avec Reagan. Storytelling sous Obama. Avec Trump, on passe de la théâtralité à la téléréalité du pouvoir. Le pouvoir ne se met plus seulement en scène, il met en œuvre la puissance corrosive du discrédit. Sur la scène de la téléréalité, l’homo politicus abandonne les signes de l’autorité et du charisme pour adopter l’arme infâme du discrédit. Il ne s’agit plus de gagner le crédit des électeurs mais de gouverner par le discrédit. Discrédit jeté sur les hommes et les institutions.
Dans le clash Trump/Zelensky, l’enjeu était symbolique : retirer à Zelensky son auréole de chef de guerre et de résistant. « Vous vous êtes mis dans une mauvaise posture et vous n’avez pas les cartes en main », a-t-il lancé, avant de l’accuser de « jouer avec la vie de millions de personnes » et de « flirter avec la troisième guerre mondiale ». « Je ne joue pas aux cartes. (…) Je suis très sérieux, Monsieur le président », tenta de répliquer Zelensky. « Je suis un président en guerre ». Oui, aurait-on pu lui répondre : « Un président en guerre mais dans une émission de téléréalité ! ».
« Avez-vous dit merci une seule fois ? », lui rétorqua J.D. Vance dans un apparent coq-à-l’âne. « Vous n’êtes pas en position de dicter ce que nous allons ressentir », surenchérit Donald Trump. Preuve si l’en est que l’objet de la rencontre était moins le partage du territoire ukrainien que le contrôle des affects. Car les adhésions ne se font plus sur le registre des idéologies et des convictions, mais sur celui des pulsions et des attentions. Sur les réseaux sociaux, ce n’est pas la rationalité qui gouverne les énoncés, mais la transgression émotionnelle. Les provocations verbales, les bouffonneries, les chambrages, l’autoglorification et les insultes, pratiqués par les stars de la boxe et du basket-ball pour gagner en notoriété, sont devenus l’apanage de tout internaute en quête de clicks et de reprises. Et le président est le premier d’entre eux.
Dans une permutation surprenante du théâtre des opérations, le bureau Ovale prenait la place du territoire ukrainien envahi. Il était érigé en temple de la démocratie américaine, que l’impertinent Zelensky profanait par sa présence même, sa tenue, ses paroles et ses gestes. « Il a manqué de respect à l’égard des Etats-Unis dans leur bureau Ovale adoré », trancha après avoir mis fin à la discussion un Donald Trump plus téléréel que jamais. « You are fired ».
« C’est incroyable ce que l’émotion fait surgir », posta Trump sur son réseau Truth Social en producteur avisé. « Je pense qu’il est bon pour le peuple américain de voir ce qui se passe. C’est pour cela que j’ai laissé ceci se poursuivre si longtemps ». Avant d’avouer in fine le but de l’opération : « Ça va être de la grande télévision ». Mission accomplie !
L’incident ne vaudrait pas qu’on s’y arrête s’il n’était l’occasion de comprendre ce qui se joue dans le « modèle Trump » de gouvernance, sa rationalité et son emprise. La rationalité des politiques publiques s’éclipse au profit des lois de l’économie de l’attention. Du storytelling au clash, nous sommes passés à la mise en abime du narratif. Les dirigeants n’exercent plus le pouvoir, ils interprètent une version fake, « à côté du scénario ». Ils simulent leur rôle dans une spirale du discrédit, déconstruisant les engrenages narratifs et les rituels du pouvoir, exerçant une tension délégitimante sur leur audience ce que Steve Bannon a défini littéralement par les mots : « flood the zone with shit » (inonder la zone de merde).
Sa légitimité, Trump ne la tient pas de la sphère politique, mais de l’univers de la téléréalité, un univers hyperréel qui ne connaît d’autres lois que la captation des attentions par la transgression des comportements et des discours. En revendiquant son extraterritorialité à l’égard du système politique, il peut se faire le porte-parole des exclus du système. En refusant de se présidentialiser, il dépolitise la fonction présidentielle et la soumet aux lois de la téléréalité. Car la téléréalité n’est pas un jeu, mais un laboratoire, on y expérimente de nouveaux rapports au monde et une nouvelle éthique.
« Au cours des dernières saisons de The Apprentice, rappelle Naomi Klein dans son livre Dire non ne suffit plus, la cruauté latente de l’émission a tourné́ au sadisme ». On y voyait d’un côté les winners, dans un appartement de luxe, avec champagne et piscine, et, de l’autre, les losers, que Trump qualifiait de « démunis », s’abritant sous des tentes cernées par des chiens et mangeant dans des assiettes en papier, comme des réfugiés. Préfiguration de la vidéo satirique générée par l’intelligence artificielle dans laquelle il se prélasse sur un transat aux côtés de Benyamin Netanyahou, sur une plage de Gaza transformée en cité balnéaire.
Ce n’est pas un tyran shakespearien que les Américains ont réélu à la Maison Blanche, mais un héros baudrillardien, un roi de carnaval chargé d’une mission historique : détruire l’illusion démocratique. Après l’élection d’Arnold Schwarzenegger au poste de gouverneur de Californie, Jean Baudrillard avait écrit un texte intitulé Carnaval et Cannibale (son dernier texte publié), qui éclaire la logique à l’œuvre dans l’élection de Donald Trump. « Nous sommes en pleine mascarade, là où la politique n’est plus qu’un jeu d’idoles, et de marketing ». Mais derrière cette mascarade, Baudrillard décelait une stratégie politique. L’hégémonie ne s’affirmait plus selon lui par l’exportation des techniques, des valeurs et des idéologies, mais par l’extrapolation universelle d’une parodie de ces valeurs.
Baudrillard soulignait la puissance symbolique de la dérision et de la profanation des valeurs, « cette impiété totale d’un peuple qui fascine tout le monde, vulgarité phénoménale, d’un univers (politique, télévisuel) enfin ramené au degré zéro de la culture. Mais qui est aussi le secret de l’hégémonie mondiale… Je le dis sans ironie, et avec admiration : c’est ainsi, par la simulation radicale, que l’Amérique domine le reste du monde, à qui elle sert de modèle. (…) Dans cette parodie hallucinante de tous les systèmes de représentation, l’Amérique se venge à sa façon du mépris dont elle est l’objet. C’est par là qu’elle fait la preuve de sa puissance imaginaire, car dans cette fuite en avant dans la mascarade démocratique, dans cette entreprise nihiliste de liquidation des valeurs et de simulation totale, plus encore que sur le terrain de la finance et des armes, nul ne peut l’égaler, et elle aura longtemps plusieurs longueurs d’avance » .
Juste avant l’investiture de Donald Trump en 2017, on avait demandé à Newt Gingrich, ancien président de la Chambre des représentants (1995-1999) et soutien de Donald Trump, ce qu’il pensait de la décision du président de conserver, après son élection, son poste de producteur délégué de Celebrity Aprentice : « Trump va être le producteur délégué de quelque chose qui s’appelle le gouvernement des États-Unis. Il aura la responsabilité d’un immense show télévisé intitulé Diriger le monde ».
En tant qu’acteurs plus ou moins consentants de la vie numérique, nous ne sommes pas seulement « pris au mot » mais « pris au clash », emportés dans la spirale du discrédit qui fait valser les raisons et les légitimités et qui ruine l’espace même dans lequel notre indignation pourrait prendre pied, assoir sa légitimité, se transformer en résistance. Elle reste incluse, comme des applaudissements enregistrés, dans l’univers de la téléréalité.