Politique

L’ère de la post-confiance

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Loin d’être une péripétie politique, la volte-face du Premier ministre François Bayrou à propos de la réforme des retraites s’avère une double atteinte aux cadres de confiance que constituent la démocratie représentative et la démocratie sociale. Elle participe en cela d’un affaiblissement profond des fondements de notre démocratie, caractéristique de l’ère de la « post-confiance » dans laquelle est entrée la classe politique.

L’élection le 9 novembre 2016 de Donald Trump à la tête des États-Unis, précédée de quelques mois par le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne, a marqué notre entrée dans une ère de la post-vérité. Cette ère de la post-vérité, la philosophe Myriam Revault d’Allonnes l’a définie dans son essai La Faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun (Seuil, 2018) comme étant une ère du post-factuel, dans laquelle « la capacité du discours politique à modeler l’opinion publique en faisant appel aux émotions prime sur la réalité des faits ».

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Citant les propos de la rédactrice en chef du quotidien d’information britannique The Guardian dans son commentaire de la campagne et des résultats du Brexit, elle écrit : « si les faits étaient une “devise”, force était de constater qu’ils venaient de subir une forte dévaluation ». À l’ère de la post-vérité, il est en effet porté « atteinte aux vérités de fait », c’est-à-dire aux vérités « relatives à des événements contingents, à des faits qui ont eu lieu mais dont la nécessité ne s’impose pas ». Au cours des quatre années de son premier mandat, leWashington Post comptabilisa 30 573 affirmations du président Trump fausses ou trompeuses.

Depuis les premiers jours du deuxième mandat de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2025, le monde a basculé dans l’inconnu tant les fondements des équilibres démocratiques, géopolitiques, diplomatiques et économiques qui prévalaient depuis sept décennies sont mis en cause.

Dans le nouvel ordre international, la coopération cède chaque jour un peu plus le pas sur la compétition. L’atlantisme comme communauté de destins et communauté de valeurs a été enterré. La post-vérité ne préserve désormais plus les « vérités scientifiques et rationnelles » dont Myriam Revault d’Allonnes pouvait encore écrire en 2018 qu’elles n’étaient, dans la modernité, « plus guère remises en question ». Le président américain attaque brutalement les libertés académiques et scientifiques. La NASA licencie sa scientifique en cheffe (et coprésidente du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et ferme son Bureau, ainsi que le Bureau de la technologie, de la politique et de la stratégie, et la branche des politiques de diversité, équité et inclusion du Bureau de la diversité.

Donald Trump et son administration effacent des bases de données scientifiques et font disparaître des sites Internet. Ils proscrivent les mots égalité aux soins, LBGT, non-binaire, identité de genre, transgenre, etc., et mettent près d’une centaine d’autres mots sous surveillance. Ils mènent, pour citer le chercheur en sciences de l’information et de la communication Olivier Ertzscheid dans un article pour AOC media, « une guerre sur la langue, sur le vocabulaire, sur les mots, sur la nomination et la dénomination possibles ».

Dans ce contexte, les démocraties libérales, notamment au sein de l’Union européenne, sont à la fois des remparts et des cibles face aux assauts des libertariens, aux campagnes d’ingérence numérique, aux vagues de désinformation déployées sur les réseaux sociaux, à la diffusion à large échelle de théories du complot et aux coups de boutoir portés au droit international.

La démocratie française, par son histoire, ses valeurs, sa place singulière au sein de l’Union européenne et des organisations internationales, peut jouer un rôle à part en cet instant même où l’histoire paraît à nouveau s’emballer et les repères les plus solides s’effondrer. Mais elle souffre depuis plus de deux décennies d’un mal profond dont chaque nouvelle forme de l’expression paraît plus violente encore que la précédente : la perte de valeur de la parole politique en son sein.

La volte-face du Premier ministre François Bayrou sur l’absence de tabou quant aux sujets pouvant être ouverts dans le cadre de la remise en chantier de la réforme des retraites d’avril 2023 pourrait n’être qu’une énième péripétie politique d’un deuxième quinquennat présidentiel d’Emmanuel Macron au cours duquel les chefs de gouvernement ne restent guère plus qu’une poignée de mois à Matignon et se succèdent dans une presque indifférence générale. Elle est en fait beaucoup plus que cela. Cette volte-face est une double atteinte aux cadres de confiance que constituent la démocratie représentative et la démocratie sociale. Elle participe en cela d’un affaiblissement profond des fondements de notre démocratie.

La confiance politique mise à mal

Il est parfois important de se remémorer les fondamentaux de nos régimes politiques : il ne peut y avoir de démocratie sans confiance. La raison en est simple. Le vote des citoyens se fait à l’issue de campagnes électorales au cours desquelles des engagements sont pris. Ce vote repose, autrement dit, sur un pacte de confiance. Pour paraphraser le politiste Loïc Blondiaux, « la représentation politique est une fiction qui a besoin d’être crue pour produire des effets ». Et afin que cette fiction soit crue, les responsables politiques doivent tenir leurs engagements une fois élus. L’obligation est démocratique et morale.

C’était le sens des mots de Robert Badinter, ministre de la Justice, Garde des Sceaux, rappelant aux députés, à l’ouverture des débats sur la loi portant abolition de la peine de mort le 17 septembre 1981 à l’Assemblée nationale, la force et le poids du respect de l’engagement politique : « Lorsque vous voterez [cette loi], c’est ce pacte solennel, celui qui lie l’élu au pays, celui qui fait que son premier devoir d’élu est le respect de l’engagement pris avec ceux qui l’ont choisi, cette démarche de respect du suffrage universel et de la démocratie qui sera la vôtre ».

Ce pacte de confiance liant les élus aux électeurs a été rompu à de nombreuses reprises depuis le début du XXIe siècle en France. Il a été rompu parfois au bout de quelques semaines, parfois au bout de quelques mois. Il a été rompu au nom de la complexité du réel, de circonstances inattendues, de contraintes européennes, internationales ou budgétaires ou encore sans justifications. Il a été rompu en contradiction fondamentale avec la définition donnée par Hannah Arendt du travail politique. Ce dernier, écrit-elle dans La crise de la culture en 1954, « est et a toujours été accompli à l’intérieur d’un cadre élaboré de liens et d’obligations pour l’avenir […] qui dérivent tous en dernière instance de la faculté de promettre et de tenir ses promesses face aux incertitudes essentielles de l’avenir ». Il n’y a chez la philosophe aucune naïveté quant à la complexité d’honorer un engagement politique.

Mais les contingences ne peuvent pas servir d’excuse au reniement des promesses, dès lors que ces contingences font partie de l’équation connue dès le départ par celles et ceux qui se présentent aux suffrages. L’accumulation des renoncements aux promesses constitue l’un des facteurs principaux de l’affaiblissement de la démocratie représentative française. Les électeurs français sont progressivement devenus des votants intermittents (pour reprendre l’analyse du politiste Vincent Tiberj) en partie du fait de l’effet de lassitude produit par les cortèges des engagements non tenus.

Les innovations démocratiques des dernières années, conçues pour enrichir la démocratie représentative d’initiatives de démocratie directe, participative ou délibérative, n’ont pas été à l’abri des ruptures de confiance. Or ce sont, comme la représentation politique, des fictions qui ont besoin d’être crues, par conséquent dont le ciment ne peut être que la confiance. La Convention citoyenne sur le climat, installée en octobre 2019, a été source d’une large déception non pas du fait d’un échec du processus de conception du rapport final, largement salué, ou de celui d’un manque de motivation des citoyens tirés au sort, profondément impliqués, mais du fait du non-respect, au nom d’un « principe de réalité », de la promesse initiale faite par le Président de la République de transmettre sans filtre les propositions citoyennes.

Ces renoncements, dans le cadre de la démocratie représentative ou de processus de démocratie participative, nourrissent la défiance des citoyens. Plus que leurs voisins allemands, italiens ou néerlandais, les Français expriment une défiance profonde et croissante à l’égard de la démocratie. En janvier 2025, selon le Centre de recherches politique de Sciences Po, 71 % d’entre eux estimaient que la démocratie fonctionne mal.

De l’ère de la défiance à l’ère de la post-confiance

Si le problème de la mise à mal de la confiance politique peut aujourd’hui être considéré comme un problème structurel de la démocratie française, ce phénomène est en train de changer de nature. Le Premier ministre François Bayrou vient, sur la question des paramètres du système français de retraite dont les partenaires sociaux étaient censés pouvoir discuter, de faire franchir un cap nouveau à la dévaluation de la confiance politique en France.

Le moment et le lieu de l’engagement de l’actuel Premier ministre avaient été solennels. Sa promesse avait été faite à la fois aux représentants de la Nation et aux forces vives de la démocratie sociale. Lors de sa déclaration de politique générale le 14 janvier 2025, annonçant une remise en chantier de la réforme des retraites, François Bayrou déclarait : « La loi de 2023 a prévu que l’âge légal de départ passerait à 63 ans fin 2026. Une fenêtre de tir s’ouvre donc. Je souhaite fixer une échéance à plus court terme, celle de [cet] automne (…). Nous pouvons rechercher une voie de réforme nouvelle, sans aucun totem et sans aucun tabou, pas même l’âge de la retraite – les fameux 64 ans ». La méthode était fixée. Les partenaires sociaux réunis en « conclave » étaient chargés de trouver en trois mois un accord dont les termes seraient ensuite transmis au Parlement. Dans sa lettre de cadrage aux représentants des salariés et des employeurs en date du 26 février 2025, le Premier ministre insistait à nouveau : « la délégation paritaire pourra discuter de l’ensemble des paramètres de notre système de retraites, sans totem ni tabou ». Les termes de la promesse ne pouvaient être plus clairs.

Naturellement, rares étaient les commentateurs qui avaient vu dans cet engagement autre chose qu’une habileté du Premier ministre pour s’éviter, pendant quelques mois du moins, une motion de censure, après celle, historique, qui venait de frapper son prédécesseur. La probabilité que les partenaires sociaux s’accordent sur un retour de l’âge légal de départ à la retraite à 62 ans était infime dès lors que la méthode supposait un accord entre organisations syndicales et organisations patronales et que le président du Mouvement des entreprises de France avait signifié que l’âge constituait à ses yeux le « socle » de la loi du 14 avril 2023. Il suffisait donc à François Bayrou de laisser le conclave opérer et les partenaires sociaux se prononcer. Il lui suffisait de se garder d’écarter l’âge des sujets ouverts à discussion, moins de trois semaines après le début du processus de démocratie sociale. Il lui suffisait de respecter la parole engagée.

Mais le locataire de Matignon a fait un choix différent. Le 16 mars 2025, deux mois à peine après son discours de politique générale, le Premier ministre a, au détour d’une interview, enterré l’hypothèse d’un retour de l’âge légal de départ à la retraite à 62 ans. Son engagement a vécu. Les partenaires sociaux se trouvent, de fait, dépossédés des prérogatives qui leur avaient été accordées. Une partie des parlementaires, devant lesquels François Bayrou ne s’était certes pas plié à un vote de confiance, prennent conscience que le soutien implicite qu’ils lui avaient accordé en ne votant pas de motion de censure vient de perdre son fondement.

Le choix du Premier ministre est signifiant. Il est signifiant car le reniement de sa promesse était non nécessaire. Sa déclaration sur l’âge légal de départ ne change en effet qu’un seul et unique paramètre à l’équation du débat politique sur le système de retraite français : le Premier ministre ne tiendra pas son engagement à l’égard de celui-ci. Les arguties sur les changements du contexte n’ont pas lieu d’être dès lors que ces derniers, quelle que soit l’ampleur qu’on leur accorde, de la situation et des priorités des finances publiques aux basculements géopolitiques, entrent dans la catégorie de ce qu’Hannah Arendt nomme les « incertitudes essentielles de l’avenir ».

En l’espace de deux mois, le Premier ministre a engagé un pacte de confiance avec la représentation parlementaire, les représentants de la démocratie sociale et l’ensemble des Français, puis il a réduit ce pacte de confiance à néant. Ultime stade de la dévaluation de la parole politique.

Nous voilà donc sortis de l’ère de la défiance et entrés dans l’ère de la post-confiance. C’est-à-dire une période dans laquelle les promesses, et par conséquent la demande de confiance, restent au cœur du travail politique mais où chacun sait que leur valeur est nulle ou quasi-nulle. Au fondement de la post-confiance se trouve la capacité à s’engager sans se sentir nullement lié par les promesses faites.

À quoi la post-confiance porte-t-elle atteinte ?

Dans l’introduction de son essai La Faiblesse du vrai, Myriam Revault d’Allonnes posait la question suivante : « à quoi la post-vérité porte-t-elle atteinte ? ». Nous devons nous interroger de façon similaire pour qualifier l’ère de la post-confiance : à quoi la post-confiance porte-t-elle atteinte ?

Répondre à cette question suppose d’en explorer deux autres.

La première : qu’est-ce qui justifie la remise en cause d’un engagement politique ? La question n’est pas rhétorique. Elle ne l’a jamais été et elle l’est encore moins à une époque et dans un monde où le langage est la première arme des assauts contre la science, contre les faits, contre les démocraties. Engager sa parole politique, c’est assumer une part de responsabilité quant à l’avenir qui s’apprête à être dessiné. L’engagement politique existe, autrement dit, pour être tenu.

Or, à l’ère de la post-confiance, l’instantanéité est le seul paramètre qui paraît dorénavant pris en compte dans l’équation de certains responsables politiques, peu importe que cela se fasse au prix de la parole engagée. Si une promesse doit être annoncée pour emporter la décision sur l’instant, alors elle est faite mais aucune considération n’est accordée à la question pourtant centrale de l’assumer, ou de ne pas l’assumer, par la suite.

Si l’ère de la post-vérité peut désormais être également qualifiée d’ère de la post-confiance, c’est qu’elles ont en commun une pratique du travail politique dans laquelle, pour citer à nouveau Myriam Revault d’Allonnes, « l’essentiel, c’est l’impact du propos. Le partage du vrai et du faux devient donc insignifiant au regard de l’efficacité du “faire croire” ». Et l’engagement devient insignifiant au regard de la nullité de sa valeur dans le temps. Mais nier sa propre parole politique n’est ni neutre, ni sans conséquence. Cela revient en réalité pour le responsable politique à se dessaisir de toute capacité d’action et à auto-délégitimer ses décisions et ses actes futurs.

Pour comprendre ce à quoi la post-confiance porte atteinte, le second questionnement à explorer est le suivant : qu’est-ce qui fonde un pacte de confiance politique ? La réponse est relativement simple. Tout pacte de confiance politique repose d’une part sur la dimension symbolique de la parole politique, d’autre part sur un engagement moral. Dans les faits, rien n’est plus simple que de se dédire après avoir dit. Mais en réalité, rompre le pacte de confiance politique revient non pas, comme on l’exprime parfois de façon imagée, à « reprendre sa parole », mais à défaire la relation établie avec ses auditeurs ou ses interlocuteurs. La parole politique n’est pas tant affaire de mots que de rapport aux autres. Le reniement de la parole politique modifie en profondeur la nature des interactions entre le responsable politique et celles et ceux à qui il s’adresse : le lien n’a pas lieu d’être. La parole politique peut être entendue, mais pourquoi donc l’écouter si elle n’a pas de valeur au-delà du moment de son prononcé ?

La post-confiance, autrement dit, porte d’une part atteinte à la capacité d’action politique et, d’autre part, atteinte aux conditions de l’écoute, et par conséquent au dialogue, pilier de la démocratie. L’ère de la post-confiance est une ère du renoncement. Nos démocraties libérales font par conséquent désormais face à un risque existentiel. Lorsqu’ils renoncent à la valeur de la parole politique et à leur capacité effective d’action, les responsables politiques en déstabilisent en effet les fondements. Et ce au moment même où les nouveaux équilibres mondiaux imposent de les rendre plus fortes et sûres d’elles-mêmes.


Agathe Cagé

Politiste

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