Cinq ans plus tard : retour sur le monde d’avant et le monde d’après
Il y a cinq ans, le 16 mars 2020 au soir, Emmanuel Macron annonçait aux Français qu’ils étaient confinés[1], pour limiter la propagation de l’épidémie de Covid-19 qui avait submergé le système sanitaire, en France et dans le reste du monde.

Nous nous sommes trouvés dès le lendemain dans un autre monde où, privés de notre liberté d’aller et de venir, nous avons redécouvert quels étaient les métiers essentiels, indispensables à nos existences : métiers de la santé, éboueurs, pompiers, pompes funèbres, chauffeurs-livreurs, paysans, boulangers, tous ceux qui ont permis la poursuite de l’approvisionnement en produits alimentaires des villes et des campagnes, scientifiques travaillant sur la mise au point d’un vaccin. En bref, pour l’immense majorité d’entre eux, les emplois les plus mal rémunérés en France comme ailleurs.
Dans le même temps, l’absence au bureau des directeurs, des cadres, des managers en tout genre, des contrôleurs de gestion, des consultants, des financiers, de tous ceux qui occupent les emplois les mieux payés, ne posait, elle, guère de problèmes. Ils se rassemblaient le soir, sur leur balcon, pour applaudir ceux qui continuaient à travailler et permettaient aux pays de vivre dans les nouvelles conditions créées par le confinement.
Nous nous sommes aperçus, en même temps, qu’un pays comme la France ne disposait plus des capacités lui permettant de fournir des masques de protection aux médecins et à la population, pas plus que du gel hydroalcoolique, des vaccins et plus globalement de la plupart des produits industriels dont nous faisons un usage quotidien. Le mot de souveraineté a connu une nouvelle fortune, au moins dans les discours.
Ce choc nous a conduits, également, à nous demander si ce que nous appelons notre développement économique n’avait pas une responsabilité dans l’apparition et la diffusion extrêmement rapide de cette pandémie et si ce à quoi nous consacrons nos énergies avait véritablement un sens.
L’espoir que le monde d’après serait meilleur que celui d’avant est apparu dans ce contexte de bousculement de nos certitudes, de remise en cause et de réflexions, consécutif au choc que nous ressentions tous.
Ce sentiment était largement partagé. Le président de la République lui-même reconnaissait que nous n’avions pas été très justes avec ceux qui occupaient les métiers essentiels et qu’ils méritaient d’être mieux traités, notamment en recevant de meilleurs salaires. Il déplorait notre naïveté dans la conduite des affaires économiques qui avait conduit à une perte de souveraineté qu’il fallait reconquérir. Il déclarait martialement que la santé ne devait pas dépendre des marchés. Et une fois la guerre au virus gagnée (Emmanuel Macron aime à se présenter en chef de guerre), il s’engageait à construire une société plus juste et plus écologique.
Nous fûmes incités à y réfléchir par des intellectuels comme Bruno Latour, dont le questionnaire, publié par AOC le 30 mars 2020, nous invitait à « imaginer les gestes-barrières contre le retour de la production d’avant crise » et à devenir « d’efficaces interrupteurs de globalisation ». Il nous invitait à répondre aux questions suivantes :
Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?
Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus faciles/ plus cohérentes ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)
Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?
Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?
Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)
Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?
Je m’étais prêté à l’exercice proposé par Bruno Latour et j’avais essayé de répondre au questionnaire avant de conclure qu’il débouchait sur une impasse, que j’exposai dans une réponse que AOC avait bien voulu publier :
« Bruno Latour inscrit la démarche qu’il propose dans une sorte de prolongement des États-généraux de 1789. Nous en sommes pourtant loin. Dans un cas, Louis XVI voulant contraindre l’aristocratie à des réformes indispensables (il s’agissait en particulier de lui imposer de payer des impôts) a suscité un grand mouvement dans tout le pays. Le tiers-état qui n’était rien et voulait devenir quelque chose, a utilisé cette occasion pour se regrouper, tenir des milliers de réunions locales et exprimer collectivement des aspirations traduites dans des cahiers de doléances. Ici, on nous demande de désigner parmi nos renoncements ceux dont nous souhaitons qu’ils soient définitifs, parce que le salut collectif dépend de nos renoncements individuels. Mais c’est précisément le collectif qui manque dans cette démarche… En pratique, la démarche proposée revient à demander à ceux qui comme moi peuvent travailler à domicile et touchent leur salaire de désigner parmi ceux dont le travail s’est arrêté et qui touchent au mieux le chômage partiel, lesquels doivent disparaître… Loin d’y voir un renouvellement de la démocratie, je crains plutôt que la réflexion proposée n’en manifeste la régression. Il ne s’agit pas de l’organisation d’une délibération collective sur des solutions communes, au contraire, chacun est renvoyé à ses préférences individuelles, laissant à une autorité mystérieuse qui n’est pas désignée, le soin d’arbitrer entre elles ».
L’autorité, qui a toutes les chances de s’imposer comme le véritable arbitre, pourrait bien être encore une fois l’économie. La crise économique violente que nous allons vivre risque de conduire à des arbitrages sévères entre les activités qui doivent disparaître parce qu’elles ne sont pas rentables, et celles qui seront préservées parce qu’elles sont profitables. Il ne sera pas tenu compte des préférences individuelles et s’il n’y a pas de mouvement collectif pour s’y opposer, ce sont encore une fois les intérêts des plus faibles, qui ne sont pas nécessairement les moins utiles comme nous l’avons brutalement constaté ces dernières semaines, qui seront frappés de plein fouet.
Au mois d’avril 2020, ce sont quelques dizaines de parlementaires qui nous ont invités à poster sur une plateforme électronique nos réflexions et nos propositions pour ce qu’ils appelaient le « monde d’après ».
Cette proposition partait d’une bonne intention mais ne pouvait déboucher sur rien. La sortie du confinement ne se passerait pas comme dans un film hollywoodien, nous n’allions pas sortir un beau matin de notre logement, éblouis, un peu hésitants, regarder le soleil se lever comme une promesse, sourire à nos voisins, leur serrer la main ou les embrasser, et puis, avec eux, décider du nouveau monde que nous allions construire, tout différent du précédent.
Nous n’allions pas avoir le temps de réfléchir. À la crise sanitaire s’ajouterait la crise économique et sociale obligeant à répondre à des questions immédiates : où trouver l’argent pour ceux qui seront encore plus démunis après la crise qu’avant ? Comment juguler la récession économique et trouver des moyens de repartir ? Et bien d’autres questions encore.
Ce qui s’est passé depuis cinq ans a malheureusement confirmé ces prévisions pessimistes.
Le journal Les Échos daté du 15 mars comporte un dossier intitulé : «Cinq ans après le COVID, la France n’a pas tiré toutes les leçons du confinement ». L’article de David Barroux, « Covid : la leçon », retient, au titre des progrès réalisés, les éléments suivants : l’exécutif a appris à être plus réactif, des stocks sanitaires qui avaient manqué ont été reconstitués. Le télétravail était l’exception, il est devenu la règle, sauf pour les ouvriers ou les commerçants (NB : les catégories qui ne peuvent pas télétravailler sont en réalité beaucoup plus nombreuses et représentent la majorité de la population) ; l’e-commerce a conquis encore plus les Français ; le haut débit pour accéder à internet est devenu une nécessité et le paiement sans contact est devenu un réflexe.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que tout cela ne constitue pas un progrès très net vers une société plus écologique et plus solidaire.
Le même dossier établit clairement qu’en matière de souveraineté économique nous n’avons pas réalisé de réels progrès. La réindustrialisation reste à l’état de promesse.
Ne pouvant pas plus se fournir aujourd’hui qu’hier en Europe, les groupes de distribution ont réduit la part de leur approvisionnement chinois pour faire augmenter celle qui vient d’autres pays d’Asie et de Turquie.
Le patron du groupe chimiste français Seqens, Pierre Luzeau, qui est un des deux industriels français à tenter de produire à nouveau le principe actif du paracétamol en France, a déclaré « La France et l’Europe doivent prendre des mesures en urgence, car on est passé en un an d’une logique de réindustrialisation a une désindustrialisation ».
Même les entreprises appartenant au secteur des biotechs, BioNtech (société allemande) et Moderna (société américaine) dont les actions avaient flambé après qu’elles ont mis au point des vaccins anti-COVID utilisant l’ARN messager, connaissent de grandes difficultés.
On peut ajouter à ce bilan que la crise du système de santé, loin d’avoir été résolue, s’est aggravée. Les entrées des villages et les petites villes de France ne sont plus simplement annoncées par leur nom, mais bien souvent aussi par des banderoles indiquant qu’on y recherche des médecins. Le taux de mortalité infantile, qui constitue un bon indicateur de l’état du système sanitaire, place maintenant la France au 23e rang du classement européen.
On peut même dire sans exagérer que le monde d’après est pire que le monde d’avant, puisqu’il est marqué par un retour sans fard de l’expression des appétits et des affrontements entre les puissances impérialistes qui veulent se partager le monde. Donald Trump et Vladimir Poutine affichent de la façon la plus crue ce qu’ils considèrent comme leur droit à écraser tout pays qui ne dispose pas des moyens de leur résister. Le droit international n’est pour eux qu’un chiffon de papier bon à mettre à la poubelle. Ce qu’il est convenu de désigner comme le réalisme consisterait à accepter comme règle normale de l’organisation du monde le droit du plus fort.
« Il y a une grande différence entre la transgression de principes que l’on n’ose pas remettre en cause et le fait de déclarer ces principes sans aucune valeur »
Les efforts consentis depuis 1945 pour bâtir un droit international garantissant aux nations leur sécurité et leur souveraineté sont remis en cause. Espérons que cette remise en cause ne soit pas définitive.
Quant aux discours sur l’égalité et la solidarité, ils ne sont plus de saison. Donald Trump annonce un retour à l’âge d’or des États-Unis qui dans son esprit est celui des barons voleurs qui se sont enrichis sans limites en même temps qu’ils développaient un appareil productif qui allait faire des États-Unis la puissance mondiale dominante. Baisser les impôts sur les plus riches et sur les entreprises d’un côté, tout en rêvant de compenser cette perte de ressources fiscales par une augmentation des droits de douane, semble résumer toutes les idées économiques qui animent la nouvelle équipe républicaine au pouvoir dans la première puissance mondiale.
Notre bourgeoisie nationale y voit une opportunité, et les grands patrons français, Bernard Arnault en tête, ont rappelé le président de la République à ses devoirs lorsqu’il a été question d’augmenter, un peu, les impôts que devraient payer les plus riches, eux qui pour le moment en paient beaucoup moins que les Français moyens, proportionnellement à leurs revenus et à leur patrimoine.
Quelles conclusions provisoires peut-on tirer de ce triste bilan et des espoirs déçus placés dans un sursaut né du choc mondial provoqué par la pandémie de 2020/2021 ?
Nous vivons une nouvelle phase de la période ouverte par la contre-révolution dite libérale des années 1980, lorsque Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont pris le pouvoir aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Toute l’Europe a suivi, qu’il s’agisse de la France socialiste qui décréta la pause des avancées sociales dès 1983 ou des autres pays européens. La droite et l’extrême droite ont renforcé leur position en Europe et aux États-Unis, en même temps que les dictatures se sont renforcées économiquement et politiquement en Chine et en Russie.
L’offensive qu’elles mènent n’est plus seulement économique. Nous n’en sommes plus simplement à l’affirmation de Warren Buffett, milliardaire américain, selon laquelle la lutte des classes existe bel et bien et que c’est la sienne, celle des riches qui est en train de la gagner. Ce qu’un J.D. Vance est venu dire aux dirigeants européens réunis à Munich, c’est qu’en plus de la guerre économique il comptait prendre la tête d’une guerre culturelle. Au motif de s’en prendre à ce qu’il appelle « l’idéologie woke », ce qui est visé c’est tout le cadre juridique et social construit progressivement et difficilement pour garantir un minimum de droits sociaux aux classes exploitées, et de libertés individuelles à l’ensemble des citoyens.
La clique de milliardaires qui a pris le pouvoir à Washington se moque comme d’une guigne des déclarations des droits de l’Homme, des traités internationaux, de la dignité humaine, de tout ce que nous pouvions considérer comme de fragiles acquis toujours menacés.
Il en est pour ne pas trouver cela très grave, en disant que tous ces beaux principes étaient de toute façon souvent mis à mal par ceux-là même qui s’en réclamaient. Les États-Unis n’ont pas attendu Donald Trump pour ne pas respecter les traités qu’ils avaient signés, fomenter des coups d’État dans les pays dont le gouvernement ne leur plaisait pas, déclencher des guerres au nom de menaces par des armes de destruction massive inventées de toutes pièces. Mais nous savons qu’il y a une grande différence entre la transgression de principes que l’on n’ose pas remettre en cause, dans les discours et les enceintes internationales, et le fait de déclarer ces principes sans aucune valeur et bons à jeter dans les poubelles de l’histoire. C’est ce pas-là, lourd de conséquences, qui est franchi par Donald Trump et son équipe.
Les gauches, un peu partout dans le monde, sont minoritaires et perdues dans la division des combats intersectionnels, incapables de se réunir et encore plus de réunir autour d’elles une part significative de la population de nos sociétés en crise, dans lesquelles chacun a le sentiment que ce qui l’oppose aux autres est supérieur à ce qui devrait le conduire vers eux. Cette situation ne durera pas éternellement, mais pour le moment il faut bien faire avec.
Les peuples ne doivent pas être identifiés avec leurs dirigeants, et bon nombre d’Américains ont dû se sentir beaucoup plus humiliés par le spectacle donné par leurs dirigeants dans le bureau Ovale que Volodymyr Zelensky dont le comportement a été, dans ces circonstances, tout à fait digne.
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Nous avons tous eu pour principal désir, après la pandémie, de retrouver notre vie d’avant. Nous avons pu avoir l’illusion que cela était possible pendant un bref moment. Aujourd’hui, personne ne peut plus penser que c’est le cas. Les bouleversements du monde sont tels que personne ne songe plus à nous inviter à rêver le monde de demain, et nous savons tous que la question est plutôt de préserver ce qu’il y avait de bon dans le monde d’hier pour construire un avenir meilleur.