Politique

Les mots creux de la communication politique

Philosophe et Psychanalyste

Les mots ont un sens : le logos politique en a-t-il encore un ? Bien que l’art de la parole soit constitutif de l’histoire et de la pratique de nos démocraties, il semble que la communication politique ait instauré un nouveau régime discursif. En privilégiant les effets des mots sur leur sens, la classe politique entretient par le langage une démocratie du vide.

Nous sommes à ce point immergés dans les techniques de communication que nous ne pouvons apercevoir à quel point elles ont transformé le rapport au langage, au discours, et à l’action politique. Comment s’étonner que la manipulation soit devenue la forme privilégiée de l’exercice du pouvoir même dans les démocraties, quand le terme de manipulation est revendiqué de manière neutre et décomplexée dans le marketing, la psychologie sociale, ou le développement personnel[1] ?

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On se tourmente pour saisir les causes profondes et lointaines de la crise de la politique et particulièrement de celle la démocratie, sans songer à nous interroger, au plus près de nous, sur l’usage des mots et la tournure des discours. Pourtant, c’est dans la parole partagée que s’ancre la politique, selon une caractéristique déjà dégagée par Aristote[2].

Or, comme être parlants, nous avons nécessairement affaire au vide. Si le langage a cette propriété, c’est qu’on peut, comme Émile Benveniste, le définir comme « la faculté de symboliser », c’est-à-dire « de représenter le réel par un “signe” et de comprendre le “signe” comme représentant le réel[3] ». Si le vide est inhérent au langage, nous échangeons avec plaisir « les mots de rien » du quotidien et revivifions le langage dans la « neuve atmosphère » dans laquelle le poète baigne les mots en les évidant de leur valeur usuelle[4]. Mais, quand nous nous adressons à d’autres, dans la vie privée comme en politique, nous essayons de dire quelque chose. Nous redoutons et détestons les paroles vides qui nous ennuient comme autant de ritournelles lassantes. Le vide du langage nous rattrape certes parfois, notamment lorsqu’une surdité hostile est opposée à notre discours, mais le pacte éthique qui nous unit à nos semblables nous interdit en principe un usage délibéré du creux communicationnel. C’est ce pacte que rompent les techniques de communication en subordonnant le dire à son efficacité.

Si la politique est une façon de régler les affair


[1] Edward Bernays, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, (1928), trad. Oristelle Bonis, Paris, La découverte, coll. « Zones », 2007 ; Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gensPresses universitaires de Grenoble ( 1987) rééd. 2024 ; Gilles Azzopardi, Manuel de manipulation, Pour obenir (presque) tout ce que vous voulez, Paris, J’ai lu, coll. « First », 2009 ; Christophe Carré, Manuel de manipulation à l’usage des gentils, Paris, Eyrolles, 2013.

[2] Aristote, La politique, I, 2, 1353 a 8, trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, 1962, rééd, Vrin poche, p. 29.

[3] Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, volume 1, Paris, Gallimard, 1966, rééd. coll. « Tel », p. 26.

[4] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Divagations (1897), in Igitur, Divagations, Le coup de dés, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », p. 259

[5] Platon, Phèdre, 271b, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 1989, rééd. coll. « G.-F », 1992, p. 170.

[6] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? » dans La crise de la culture, huit exercices de pensée politique (1961), trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972, réed. coll. «folio », p. 127.

[7] Claude Lefort, « La logique totalitaire » (1980) ; L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, rééd., 1994, p. 92

[8] Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Essai sur la théologie politique au Moyen Âge (1957), trad. Jean-Philippe et Nicole Genet, Paris, Gallimard, 1989.

[9] Claude Lefort, « La logique totalitaire » (1980), L’invention démocratique, Op. cit., p. 172.

[10] Claude Lefort, « La question de la démocratie » (1983), in Essais sur le politique. XIXè-XXè siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 27.

[11] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (1964), trad. Monique Wittig, Paris, Éditions de minuit, 1968, p. 111 sq.

[12] Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge, Comment inspirer la bonne décision (2008), trad. de l’anglais par M

Hélène L'Heuillet

Philosophe et Psychanalyste, Maîtresse de conférence à Sorbonne université

Rayonnages

Politique

Mots-clés

Démocratie

Notes

[1] Edward Bernays, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, (1928), trad. Oristelle Bonis, Paris, La découverte, coll. « Zones », 2007 ; Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gensPresses universitaires de Grenoble ( 1987) rééd. 2024 ; Gilles Azzopardi, Manuel de manipulation, Pour obenir (presque) tout ce que vous voulez, Paris, J’ai lu, coll. « First », 2009 ; Christophe Carré, Manuel de manipulation à l’usage des gentils, Paris, Eyrolles, 2013.

[2] Aristote, La politique, I, 2, 1353 a 8, trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, 1962, rééd, Vrin poche, p. 29.

[3] Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, volume 1, Paris, Gallimard, 1966, rééd. coll. « Tel », p. 26.

[4] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Divagations (1897), in Igitur, Divagations, Le coup de dés, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », p. 259

[5] Platon, Phèdre, 271b, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 1989, rééd. coll. « G.-F », 1992, p. 170.

[6] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? » dans La crise de la culture, huit exercices de pensée politique (1961), trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972, réed. coll. «folio », p. 127.

[7] Claude Lefort, « La logique totalitaire » (1980) ; L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, rééd., 1994, p. 92

[8] Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Essai sur la théologie politique au Moyen Âge (1957), trad. Jean-Philippe et Nicole Genet, Paris, Gallimard, 1989.

[9] Claude Lefort, « La logique totalitaire » (1980), L’invention démocratique, Op. cit., p. 172.

[10] Claude Lefort, « La question de la démocratie » (1983), in Essais sur le politique. XIXè-XXè siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 27.

[11] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (1964), trad. Monique Wittig, Paris, Éditions de minuit, 1968, p. 111 sq.

[12] Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge, Comment inspirer la bonne décision (2008), trad. de l’anglais par M