Société

Nous vivons sur le fil du rasoir

Philosophe

« Si nous devons envisager de nouvelles façons dont les communautés politiques pourraient se former pour réaliser plus pleinement les idéaux de la démocratie, nous avons besoin de l’imagination », écrit la philosophe Judith Butler. Les fictions politiques sont à la fois le début et la fin de la démocratie : ces récits des origines nous donnent le sentiment d’avoir notre destin politique entre nos mains, alors qu’elles exercent justement sur nous une fascination qui nous empêche bien souvent de les réécrire.

De nombreux jeunes me disent craindre qu’il n’y ait pas d’avenir. Lorsqu’ils s’interrogent sur l’avenir, c’est en réalité les questions suivantes qu’ils se posent également : que reste-t-il d’imaginable ? Que pouvons-nous encore espérer ? Dire qu’il n’y a pas d’avenir, ou que l’avenir ne va que dans le sens d’une destruction plus grande, c’est encore imaginer quelque chose, même si c’est une image sombre, et dépourvue du moindre signe d’espoir. Lorsque nous imaginons une issue fatale, nous sommes encore dans l’acte d’imaginer.

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Lorsque nous disons, par exemple, que nous imaginons la fin du monde, ou la fin du monde tel que nous le connaissions, nous sommes en train d’imaginer la fin de l’imagination elle-même. Voilà qui est assurément une chose difficile, voire impossible, à faire, pour l’imagination. Car imaginer un processus destructeur en cours est une chose, mais c’en est une autre de sentir son propre pouvoir d’imagination s’arrêter, peut-être détruit par ces mêmes processus destructeurs que l’on est en train de regarder de près. Or, regarder de près la fatalité revient à anticiper, et cela suppose une forme, que ce soit une image, une série d’associations, un ensemble de représentations, un récit en devenir sur l’histoire qui se déploie, ou les paysages nouveaux qui désormais s’étendent devant nous.

Or, dès lors que nous avons une image ou un récit capable d’être communiqué, ou dès lors que nous identifions une forme, ou découvrons que cette image ou ce récit est déjà en train de prendre forme, que le récit a pris corps dans l’une des langues que nous parlons, alors, en de tels moments, personne ne prédit l’avenir car c’est la dimension inconnaissable de l’avenir qui est au cœur de nos préoccupations.

Ainsi, nous constatons que ce que nous imaginons est cadré et formé d’une manière qui privilégie un type d’interprétation de ce qui va advenir plutôt qu’un autre. Le cadre et la forme sont au cœur d’une manière quotidienne de conjecturer, laquelle inform


Judith Butler

Philosophe, Professeure à l'Université Berkeley

Mots-clés

Démocratie