Le corps mis à nu : anatomie d’une vérité opérée
À quatre-vingts ans, j’ai découvert un territoire où le langage n’entre plus. Je sentais la douleur comme un pays sans routes, et mes phrases s’y enfonçaient jusqu’aux genoux. On dit « j’ai mal » — c’est peu. La douleur n’est pas une intensité, c’est une matière qui vous occupe.

Elaine Scarry l’a écrit : la douleur démolit le langage. On pourrait dire avec Wittgenstein que les limites de mon langage sont celles de mon monde ; ici, la douleur excède le monde disponible aux mots. Merleau-Ponty rappelait que le corps est notre manière d’être au monde : la douleur, c’est la manière d’y être assigné, cloué à sa propre chair.
Le motif, un polype mal fichu dans le canal du cholédoque. Pour l’atteindre : entamer la tête du pancréas, ouvrir la voie biliaire, sectionner et recoudre l’intestin, déplacer l’estomac ; puis anastomoses comme autant de ponts sur un fleuve brun. Au réveil : poches, drains, cathéters, pompe ; une plomberie sur ma biologie. Je ne suis plus un « corps » mais un sac de liquides relié à des tuyaux : le sang qui bat, la bile qui brûle, la lymphe qui stagne, la sueur qui vernit, l’urine qui presse, la salive qui colle, les selles qui insistent.
On parle du corps harmonieux ; j’habite un orchestre dissonant où chaque organe joue sa partition sans chef. Dagognet dirait : le corps multiple et un — je sens surtout la multiplicité. L’unité est à refaire. Quand les mots se brisent, les images avancent. Je convoque Rembrandt et sa Leçon d’anatomie : le corps ouvert devient page. Goya, ses Désastres de la guerre : la chair mutilée comme vérité. Francis Bacon : visages fondus, bouches en feu — présence de la douleur plutôt que sa représentation. Schiele : maigreurs tendues comme des cordes ; Soutine : carcasse rougeoyant sur crochets, viande-miroir ; Caravage : doigt plongeant dans la plaie de Thomas — accès nu à l’intérieur. J’y ajoute les cires anatomiques de La Specola (Florence) : beauté glacée des organes.
Mon ventre ‘post-op’ se range dans cette ga