Société

Sortir du culte de la haute cuisine

Sociologue

Peut-on penser la haute cuisine autrement qu’à travers le regard fasciné qu’elle exige ? S’en défaire, c’est mesurer ce qui la rend possible : la mystification du travail, l’enchantement technique, la sacralisation des chefs, l’idéologie du progrès et du mérite. Penser la haute cuisine impose une certaine dose de « gastronoclasme méthodologique » : apprendre à ne pas se laisser séduire par la gastronomie pour comprendre la violence structurelle qui la fonde.

Mes carnets de notes sont encombrés de réactions enthousiastes à mon sujet de thèse. Celle-ci s’intéresse au quotidien de travail – et à ses contradictions – dans des restaurants étoilés revendiquant une approche durable. Ces réactions sont toujours en décalage avec son véritable objet.

« Tu as vraiment de la chance ! »

« Faudra que tu nous dises où aller bien manger alors. »

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Parfois, ces réactions diffèrent. Selon les classes sociales, bien sûr. Dans le monde académique – hautement socialisé à la gastronomie et ayant les moyens d’y accéder – on ne tarde pas à m’indiquer les « belles tables » ou les « expériences inoubliables chez Troisgros ». Les ami⋅es qui habitent des fractions de classes plus populaires me coupent pour me parler de la médiatisation de la haute cuisine. Invariablement, je réponds :

« Oui, The Bear, c’est une super série. »

« Je regarde plus Top Chef, j’ai peur d’avoir à prendre des notes. »

L’alimentation nous concerne toutes et tous. Et tout le monde a un avis sur la « bouffe ». C’est une bonne chose. Les formes légitimes et sacralisées de nos pratiques culinaires – la haute cuisine, la gastronomie[1] – sont cependant exposées à plus qu’une curiosité bénigne. Ce supplément d’âme, c’est un regard particulier : celui des classes dominantes à qui s’adresse cette cuisine ; l’Histoire des Grands Hommes plutôt que celles des cuisinier⋅ères ordinaires[2]. Quand je tente – quand même – d’expliquer de quoi retourne ma thèse, je coupe court et dis que tout ceci, c’est « un peu du client gaze ». Les variations et la popularité du concept de « male gaze » jouent en ma faveur. On comprend vite cette idée compliquée, qui cache des nœuds politiques et sociaux tout aussi tordus. Mais c’est une facilité : le regard ne fait pas tout, et surtout, il n’est jamais individuel. Il se trame quelque chose de structurel ici.

Le 19 mai 2025, la veille de la parution du massif et excellent Violences en cuisine, une omerta à la française de Nora Bouazzouni, un nou


[1] Je reprends ici la distinction proposée par Ory entre la haute cuisine comme ensemble de pratiques et la gastronomie comme discours qui les consacre et les prescrit. Pascal Ory et al., « Le Grand débat gastronomique », Études de la littérature française des XXe et XXIe siècles, nᵒ 7, avril 2019 ; Pascal Ory, « La Gastronomie », Les Lieux de Mémoire, Gallimard, 1992 ; Pascal Ory, Le Discours Gastronomique Français. Des Origines à Nos Jours, Gallimard, 1998 ; voir aussi Yann Cerf, « Le Reffetorio de Genève. Des Déchets à La Gastronomie. », Aide Alimentaire et Droit à l’alimentation. Débats et Perspectives En Europe. La distinction mériterait une plus longue discussion. En suivant Jack Goody, dans son ouvrage Cooking, Cuisine and Class: A Study in Comparative Sociology, Cambridge University Press, 1982, j’entends également par haute cuisine la pointe d’un système culinaire différencié.

[2] Pour un retour récent et épais des limites méthodologiques de l’étude des cuisinier⋅ères professionnel⋅les en histoire, voir Jed Hilton, « Locating the Professional Cook: An Historical and Anthropological Perspective », History Compass 23, nᵒ 2, 2025.

[3] Voir Bouazzani, cité plus haut et Michaela DeSoucey, « Gastronationalism: Food Traditions and Authenticity Politics in the European Union », American Sociological Review 75, nᵒ 3, 2010, p. 432‑55 ; Laurent Stéfanini, À la table des diplomates: l’histoire de France racontée à travers ses grands repas, 1520-2015, Gallimard, 2019.

[4] Priscilla P. Ferguson, « L’ostentation culinaire. Naissance du champ gastronomique », in Le symbolique et le social : La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, éd. par Jacques Dubois et al., Situations, Presses universitaires de Liège, 2015, p. 92‑102.

[5] Sans parler du fait qu’un grand nombre de ces dissimulations sont parfaitement accessibles aux acteur⋅rices, et dénoncées explicitement comme telles.

[6] Alfred Gell, « The Technology of Enchantment and the Enchantment of Technolo

Yann Cerf

Sociologue, Doctorant FNS à l’université de Genève

Notes

[1] Je reprends ici la distinction proposée par Ory entre la haute cuisine comme ensemble de pratiques et la gastronomie comme discours qui les consacre et les prescrit. Pascal Ory et al., « Le Grand débat gastronomique », Études de la littérature française des XXe et XXIe siècles, nᵒ 7, avril 2019 ; Pascal Ory, « La Gastronomie », Les Lieux de Mémoire, Gallimard, 1992 ; Pascal Ory, Le Discours Gastronomique Français. Des Origines à Nos Jours, Gallimard, 1998 ; voir aussi Yann Cerf, « Le Reffetorio de Genève. Des Déchets à La Gastronomie. », Aide Alimentaire et Droit à l’alimentation. Débats et Perspectives En Europe. La distinction mériterait une plus longue discussion. En suivant Jack Goody, dans son ouvrage Cooking, Cuisine and Class: A Study in Comparative Sociology, Cambridge University Press, 1982, j’entends également par haute cuisine la pointe d’un système culinaire différencié.

[2] Pour un retour récent et épais des limites méthodologiques de l’étude des cuisinier⋅ères professionnel⋅les en histoire, voir Jed Hilton, « Locating the Professional Cook: An Historical and Anthropological Perspective », History Compass 23, nᵒ 2, 2025.

[3] Voir Bouazzani, cité plus haut et Michaela DeSoucey, « Gastronationalism: Food Traditions and Authenticity Politics in the European Union », American Sociological Review 75, nᵒ 3, 2010, p. 432‑55 ; Laurent Stéfanini, À la table des diplomates: l’histoire de France racontée à travers ses grands repas, 1520-2015, Gallimard, 2019.

[4] Priscilla P. Ferguson, « L’ostentation culinaire. Naissance du champ gastronomique », in Le symbolique et le social : La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, éd. par Jacques Dubois et al., Situations, Presses universitaires de Liège, 2015, p. 92‑102.

[5] Sans parler du fait qu’un grand nombre de ces dissimulations sont parfaitement accessibles aux acteur⋅rices, et dénoncées explicitement comme telles.

[6] Alfred Gell, « The Technology of Enchantment and the Enchantment of Technolo