Société

Méditation sur le passant

Philosophe et historien

De notre naissance à notre disparition, nous ne sommes que des passants, êtres-à-venir, êtres-en-transit, êtres-de-passage. Nos origines sont des entraves à notre course de passants, elles sont des liens qui nous obligent. Dans ce contexte l’art doit faire place au passant, tisser des liens, lui montrer comment s’élancer vers la liberté.

« Quelle est cette frayeur que j’ai eue dans mon rêve et qui m’a réveillé ? Un enfant portant un miroir ne s’est-il pas approché de moi ? “Oh Zarathoustra – me disait l’enfant – regarde-toi dans le miroir.” Et lorsque j’ai regardé dans le miroir, j’ai poussé un cri, car ce n’était pas moi que je voyais, mais la face grimaçante et le rire sarcastique d’un diable. »
Friedrich Nietzsche, « L’enfant au miroir », Ainsi parlait Zarathoustra, livre II, traduit par Marthe Robert, Club Français du Livre, 1958.

 

Que veut dire « naître » et quand naît-on en vérité ? À partir de quel moment ma vie commence-t-elle ? Mon existence s’arrête-t-elle effectivement comme un coucher de soleil, avec mon dernier souffle ? Que nous dit le temps entre notre naissance et notre disparition sinon que nous ne sommes, au bout du compte, que des passants ?

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1.

Le passant est celui qui, ne pouvant pas, selon les mots de Guillaume Apollinaire, « transporter partout avec soi le cadavre de son père » (Les Peintres cubistes), ne l’abandonne point, mais facilite, du moins dans les traditions africaines, son inscription au sein de sa nouvelle communauté, celle des ancêtres. Du père ou de son cadavre, il s’en souvient, certes. Il l’évoque et il en parle. Il ne cherche cependant pas à se doubler, pour toute la vie, de ce père et de ce cadavre. En même temps, nos pieds ne se détachant qu’en vain du sol qui contient les morts, est-il seulement possible de créer à partir de rien, en effaçant tout ce qui est venu avant et en rupture absolue avec le passé ?

2.

Faire porter au sol le fardeau qu’est le cadavre du père tout en acceptant que nos pieds ne puissent jamais se détacher du sol qui contient les morts est peut-être la condition de possibilité de toute naissance, de tout don de vie. Du reste, être vivant, c’est s’assumer en tant qu’être-à-venir, être-en-transit et être-de-passage. Avant de naître, nous ne fûmes d’abord que cet étranger qu’est l’embryon, l’enfant à venir. Notre première vie, c’e


Achille Mbembe

Philosophe et historien, Enseigne l'histoire et les sciences politiques à l'université du Witwatersrand (Afrique du Sud) et à l’université de Duke (Etats-Unis)