International

Berlinguer et Spinelli : l’Europe rêvée de l’eurocommunisme italien

Philosophe

Dans l’Italie des années 1970 naît le projet d’articulation du communisme et du fédéralisme à travers la volonté de faire de l’Europe une force indépendante des deux camps de la Guerre froide, encline à remettre en question le rideau de fer idéologique. L’actuelle situation de l’Europe pourrait donner à envisager une telle rencontre entre forces capables de faire contrepoids aux tendances les plus conservatrices.

La sortie en Italie, puis en France, du film d’Andrea Segre, Berlinguer. La grande ambition, et les débats qu’il suscite, ramènent l’attention sur le projet « eurocommuniste », dont Berlinguer était à la fois le théoricien et le principal instigateur.

publicité

En contrepoint de cet événement, je reprends ici – à quelques modifications près – l’essentiel de la préface que j’avais rédigée en 2023 pour un recueil d’écrits, de correspondances et de commentaires[1] dont la pièce maîtresse documente la collaboration entre le secrétaire général du Parti Communiste italien et Altiero Spinelli, l’une des grandes figures du fédéralisme européen[2]. Il s’agit dans mon esprit tout à la fois de compléter l’interprétation du projet eurocommuniste par l’inclusion de sa dimension proprement européenne (trop souvent négligée au profit des considérations sur la politique intérieure italienne et sur les tensions internes au « mouvement communiste international », qui sans cette dimension demeureraient pourtant inintelligibles), et de suggérer que cette histoire, bien qu’appartenant à une tout autre conjoncture, comporte d’utiles leçons pour nous orienter dans la phase critique que traverse aujourd’hui ladite « construction européenne ».

Ces deux perspectives sont réciproques. L’émergence d’une nouvelle figure du communisme de parti dans la période de sa crise finale, distincte à la fois des orientations soviétique et chinoise, et susceptible de déjouer les logiques de « camps » géopolitiques, n’a été possible que parce que la construction européenne apparaissait, à une partie au moins de ses initiateurs, porteuse d’une alternative fédérale à « l’étatisme de marché[3] ». Inversement, le dépassement du régime de technocratie « libéral-nationaliste » qui régit aujourd’hui l’Europe et engendre le blocage de ses institutions politiques, pays par pays, n’est imaginable que dans la mesure où un projet transnational de démocratie participative, écologique et sociale, peut retrouver substance


[1] Ernest Urtasun Domenech et Marcello Belotti (dir.), Berlinguer y Europa, o los orígenes del socialismo en libertad, Icario Editorial, 2023. Je remercie l’éditeur de m’avoir autorisé à en utiliser la version française pour une publication séparée.

[2] Voir Piero S. Graglia : Altiero Spinelli, Il Mulino, 2008.

[3] Carlos M. Herrera, « Forme politique et espace démocratique : d’un étatisme sans état et de son incertain dépassement », in Une Europe politique ? Obstacles et possibles, (dir. Ninon Grangé et Carlos M. Herrera), Éditions Kimé, 2021.

[4] Alexander Höbel : « Berlinguer y la politica internacional » et « Enrico Berlinguer, parlamentario europeo. El dialogo con Altiero Spinelli », in Berlinguer y Europa. Voir aussi « Il Pci e l’Urss attraverso i decennali della rivoluzione d’Ottobre (1927-1987) », Memoria e Ricerca, n° 56, 2017.

[5] On s’en fera une idée à la lecture, notamment, de la « conférence de Barcelone », prononcée par Althusser le 6 juillet 1976. Voir Louis Althusser, Les Vaches noires. Interview imaginaire, texte annoté et établi par G.M. Goshgarian, PUF, 2016. Le livre de Santiago Carrillo, Eurocomunismo y Estado (1977), comporte de nombreuses références à la théorie althussérienne des « appareils idéologiques d’État ».

[6] Colloque organisé par Il Manifesto en novembre 1977 à Venise sur « Pouvoir et opposition dans les sociétés postrévolutionnaires » (publié en 1978 aux Éditions du Seuil). Voir aussi Lucio Magri, Il Sarto di Ulm. Una possibile storia del Pci, Il Saggiatore, 2009.

[7] Étienne Balibar, « Régulations, insurrections, utopies : pour un “socialisme” du XXIe siècle », in Histoire interminable. D’un siècle l’autre, La Découverte, 2020.

[8] Le « mémorandum de Yalta » rédigé par Togliatti pour exposer et fonder la divergence entre les « lignes » du Parti communiste soviétique (alors dirigé par Khrouchtchev) et du PCI, également connu sous le nom de « testament de Togliatti », fut publié par la direction du PCI au lendemain de la mort de s

Étienne Balibar

Philosophe

Notes

[1] Ernest Urtasun Domenech et Marcello Belotti (dir.), Berlinguer y Europa, o los orígenes del socialismo en libertad, Icario Editorial, 2023. Je remercie l’éditeur de m’avoir autorisé à en utiliser la version française pour une publication séparée.

[2] Voir Piero S. Graglia : Altiero Spinelli, Il Mulino, 2008.

[3] Carlos M. Herrera, « Forme politique et espace démocratique : d’un étatisme sans état et de son incertain dépassement », in Une Europe politique ? Obstacles et possibles, (dir. Ninon Grangé et Carlos M. Herrera), Éditions Kimé, 2021.

[4] Alexander Höbel : « Berlinguer y la politica internacional » et « Enrico Berlinguer, parlamentario europeo. El dialogo con Altiero Spinelli », in Berlinguer y Europa. Voir aussi « Il Pci e l’Urss attraverso i decennali della rivoluzione d’Ottobre (1927-1987) », Memoria e Ricerca, n° 56, 2017.

[5] On s’en fera une idée à la lecture, notamment, de la « conférence de Barcelone », prononcée par Althusser le 6 juillet 1976. Voir Louis Althusser, Les Vaches noires. Interview imaginaire, texte annoté et établi par G.M. Goshgarian, PUF, 2016. Le livre de Santiago Carrillo, Eurocomunismo y Estado (1977), comporte de nombreuses références à la théorie althussérienne des « appareils idéologiques d’État ».

[6] Colloque organisé par Il Manifesto en novembre 1977 à Venise sur « Pouvoir et opposition dans les sociétés postrévolutionnaires » (publié en 1978 aux Éditions du Seuil). Voir aussi Lucio Magri, Il Sarto di Ulm. Una possibile storia del Pci, Il Saggiatore, 2009.

[7] Étienne Balibar, « Régulations, insurrections, utopies : pour un “socialisme” du XXIe siècle », in Histoire interminable. D’un siècle l’autre, La Découverte, 2020.

[8] Le « mémorandum de Yalta » rédigé par Togliatti pour exposer et fonder la divergence entre les « lignes » du Parti communiste soviétique (alors dirigé par Khrouchtchev) et du PCI, également connu sous le nom de « testament de Togliatti », fut publié par la direction du PCI au lendemain de la mort de s