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Le référendum ou comment démocratiser la démocratie

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Selon un décompte publié ce mercredi, 969 000 Français ont signé la proposition de loi référendaire sur la privatisation d’Aéroport de Paris. La barre symbolique du million est brandie par les partisans du référendum mais les 4,7 millions de paraphes nécessaires semblent difficilement atteignables. Une nouvelle fois, la question de la légitimité mais aussi des modalités sont posées : ni outil miracle, ni réforme rédemptrice, quelles sont les conditions d’une pratique démocratique du référendum ?

Que les lois et les principales décisions gouvernementales puissent faire l’objet d’un vote du corps civique, c’est un principe qui a été imaginé pour la première fois par les constituants de l’An I. On en trouve la trace à la fois dans les projets constitutionnels girondin et montagnard, sous une forme différente. Il faudra attendre les années 1830 pour qu’il soit mis en œuvre dans certains cantons suisses, avant d’être étendu au niveau fédéral en 1874, puis dans certains États américains à partir de 1898, et enfin dans plusieurs États d’Amérique du Sud. Le référendum est donc un exemple intéressant d’institution transnationale. Il s’est développé par des transferts successifs qui à chaque fois l’ont enrichi et transformé. Il n’est propre au « génie » d’aucun peuple ou système politique, et a vocation à s’étendre à l’ensemble des régimes constitutionnels.

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D’un point de vue démocratique, la discussion concernant le référendum ne doit pas porter sur son opportunité – qui me paraît incontestable – mais sur les modalités qui permettent d’assurer que sa pratique soit démocratique et qu’elle ne dégénère pas en légitimation plus ou moins violemment plébiscitaire des pouvoirs en place.

Comparées aux catastrophes provoquées par des décisions parlementaires ou gouvernementales ces deux derniers siècles, y compris dans de placides régimes d’État de droit, les conséquences concrètes des référendums ne me semblent pas justifier les inquiétudes que généralement elles suscitent. Les quelques décisions malheureuses toujours invoquées par ses adversaires pour discréditer l’institution elle-même sont un argument aussi vide que celui qui consisterait à considérer que le vote des pleins pouvoirs à Pétain délégitime à tout jamais tous les parlements de la terre. Confondre le contenu d’une décision et la procédure par laquelle elle a été prise ne relève pas d’une analyse très sérieuse.

Le référendum doit être provoqué par les citoyens

Afin d’éviter la dérive plébiscitaire et ses échecs (le Brexit par exemple), un référendum démocratique ne peut qu’être d’initiative populaire. Il faut non seulement qu’un mécanisme de déclenchement des référendums par les citoyens existe, mais il me semble également préférable qu’il n’existe que ce moyen-ci, c’est-à-dire que ni le gouvernement ni le parlement, ni même une minorité de ce dernier, ne puisse convoquer un référendum.

Plus le nombre de signatures exigé pour le déclenchement d’un référendum est élevé, moins celui-ci est démocratique. Si ce nombre est trop grand, le référendum devient alors la proie des seuls lobbies et des organisations disposant d’importantes ressources militantes et financières permettant de récolter les signatures. Lorsqu’à l’inverse ce nombre est faible, il permet également à des comités de citoyens de faire usage du référendum. Le nombre de signatures nécessaire au lancement d’un référendum doit être articulé à une période de récolte qui ne soit pas trop courte, et qui ne rende donc pas l’outil inutilisable.

L’exemple suisse, qui de ce point de vue-là semble assez adapté, permet de donner quelques indications plus précises. Au niveau national, le nombre de signatures nécessaire à la convocation d’un référendum sur une loi votée par le parlement représente environ 1% du corps civique, et la récolte doit se faire dans les 100 jours suivant la publication de la loi. Lorsqu’il s’agit de proposer un nouvel amendement à la Constitution, le nombre de signatures représente 2% du corps civique, et la récolte doit se faire en 18 mois à partir du dépôt du texte auprès des autorités.

Le référendum divise le peuple

Contre les arguments, généralement issus de l’extrême droite, se figurant un peuple-Un qu’il s’agirait de porter au pouvoir au travers de l’outil référendaire, il faut insister sur le fait que celui-ci politise potentiellement toute question et que, par conséquent, il divise et re-divise constamment le peuple selon des lignes de fractures mouvantes. En ce sens, le référendum est l’exact inverse de la manifestation de la « volonté générale » rousseauiste. Il est simplement le déplacement – sur décision d’un nombre déterminé de citoyens – de certaines questions politiques vers une autre arène que celles du gouvernement ou du parlement, dans lesquelles elles sont généralement confinées. En d’autres termes, il permet une démocratisation des décisions politiques.

Le référendum montre concrètement et à chacune de ses utilisations qu’il n’y a pas une volonté populaire qui s’opposerait nécessairement à celle, supposément tout aussi unitaire, des élites, mais un ensemble complexe d’opinions divergentes qui, au moment du vote, se cristallisent en deux positions opposées (mais en réalité quatre, puisque le vote blanc et l’abstention sont toujours des décisions possibles). Pour le dire autrement, le référendum étend à l’ensemble du corps civique la logique du parlement, qui lui aussi est constamment divisé, selon des séparations plus ou moins exclusives selon les systèmes politiques.

On peut facilement le comprendre en retournant à l’histoire de son utilisation, laquelle montre que son apparition est toujours liée à des contextes politiques extrêmement conflictuels et agités. Si le référendum permet d’apaiser ces conflits, ce n’est nullement en les faisant disparaître ou en les recouvrant, mais en les mettant en scène et en offrant un moyen légitime de prise de décision dans un contexte marqué par de profonds conflits.

Les limites doivent être procédurales

Lorsqu’il s’agit de proposer de nouveaux textes, et non d’exercer un droit de veto face aux décisions parlementaires ou gouvernementales, surgit immédiatement la question des limites matérielles qu’il faudrait ou non leur imposer. Ici aussi, l’analogie avec les décisions votées par un parlement est éclairante. La proposition d’une nouvelle loi doit évidemment respecter les dispositions constitutionnelles en vigueur ; cette conformité peut être déclarée a priori ou a posteriori, les deux modalités existant dans les États de droit.

Une modification constitutionnelle, au contraire, ne connaît pas de droit supérieur – si l’on excepte le jus cogens dont les limites et l’application sont un peu floues – et peut dès lors se prononcer sur n’importe quel sujet. Dans ce cas, les limites sont procédurales et doivent prendre la forme d’une procédure de ratification plus lourde. Dans les parlements, les amendements à la Constitution requièrent bien souvent des majorités qualifiées, parfois augmentées d’un référendum constitutionnel. En Suisse, les modifications de la Constitution demandent la double majorité du peuple et des cantons. On pourrait aussi imaginer l’imposition d’une « double lecture », avec deux votes séparés dans le temps et devant être convergents pour approuver un changement constitutionnel.

Les craintes des adversaires des référendums sur ce point reposent sur une série d’erreurs. La première sous-entend que les régimes qui ne font pas usage du référendum garantiraient parfaitement les droits et libertés fondamentales, à la fois individuelles et collectives. Ce n’est évidemment pas le cas, comme des exemples chaque jour plus nombreux viennent le montrer, en particulier à l’égard de populations vulnérables comme les migrants. Les récentes décisions du gouvernement français entravant le droit de manifester constituent un cas supplémentaire particulièrement caricatural.

La seconde erreur consiste à faire reposer la sauvegarde des droits et des libertés sur une instance extérieure à la société, qu’il s’agisse d’un tribunal, d’une déclaration ou d’un gardien supranational. Toute la tradition de la pensée démocratique, de Thomas Paine à Benjamin Barber ou Cornelius Castoriadis, en passant par Rosa Luxemburg, a montré au contraire que les seuls gardiens ultimes et fiables des libertés sont les citoyens eux-mêmes, et qu’une communauté qui se prétendrait démocratique alors que ses membres ne le sont pas n’est qu’une mauvaise plaisanterie.

C’est donc différemment qu’il faut comprendre le rôle des cours constitutionnelles. Celui-ci est central par rapport aux décisions référendaires, mais il revient à juger des cas concrets, et notamment à établir l’équilibre des droits et libertés dans chacun des cas qui leur sont présentés. Tous les textes constitutionnels contiennent des contradictions béantes qui souvent ne peuvent être réglées qu’au cas par cas, et selon l’évolution des représentations et des pratiques. L’existence d’un référendum permettant d’amender la Constitution et y introduisant supposément de nouvelles contradictions ne change strictement rien à cette situation.

Le réexamen des décisions référendaires doit toujours être possible

L’un des principes cardinaux de toute décision démocratique est d’être réversible car aucune décision politique n’est définitive. Les parlements ne cessent de se déjuger – certes souvent après des élections –, de même que les tribunaux, il suffit de penser à cet égard à la jurisprudence évolutive d’une instance comme la Cour suprême américaine (dont on oublie parfois les hésitations autour de la peine de mort, déclarée inconstitutionnelle en 1972 avant qu’elle ne soit à nouveau validée en 1976). Les décisions référendaires doivent donc elles aussi pouvoir faire l’objet d’un réexamen, à condition que la décision soit renversée, amendée ou annulée par le corps civique lui-même, et pas par une autre instance. Tout texte accepté par référendum peut être invalidé par un second vote.

Quoique le réexamen d’une disposition ne se fasse jamais dans des conditions strictement identiques à la première décision, il doit toujours être possible de revenir sur n’importe quelle disposition législative ou constitutionnelle. J’ajouterais même qu’il n’est pas inopportun que certains des principes les plus fondamentaux de nos ordres politiques fassent périodiquement l’objet d’un débat public. Il faut parfois arroser l’arbre de la liberté, non plus, espérons-le, par le sang des patriotes (pour reprendre la célèbre phrase de Thomas Jefferson), mais par une délibération publique sérieuse.

Le référendum génère ses propres anticorps

Les procédures de déclenchement des référendums et les risques de défaite ont pour effet de limiter automatiquement l’usage de ce mécanisme et de le réserver prioritairement aux affaires les plus contentieuses, celles-là même qui divisent le plus profondément le peuple. C’est la raison pour laquelle j’indiquais plus haut que le référendum était un outil privilégié de politisation de la société. L’expérience montre que les dispositions faisant très largement consensus ne sont pas attaquées en référendum, sauf en cas d’erreurs tactiques – toujours possibles, mais qui généralement servent de leçon – de la part des organisations déclenchant le vote et exposant ainsi au grand jour leur faiblesse. Quant aux propositions farfelues ou excentriques, les voir balayées, comme cela arrive parfois en Suisse, par 80% ou 90% des votants affaiblit significativement l’appétit des organisations concernées pour l’outil référendaire.

Le référendum est donc un mécanisme périlleux car il peut toujours donner un surcroît de légitimité à ses adversaires, en particulier si la défaite est cuisante. La décision de lancer un référendum, pour contester une loi ou en proposer une nouvelle, est toujours un moment délicat qui exige une analyse soigneuse de la situation politique et des forces en présence. Le risque d’une avalanche ininterrompue de référendums est ainsi une pure vue de l’esprit, et une angoisse imaginaire nourrie par les seuls adversaires du référendum.

Cette autolimitation est encore plus évidente dans le cas du référendum révocatoire (ce que les Américains nomment le recall), raison pour laquelle il est rarement utilisé. Il ne faut pas oublier qu’une révocation ratée signifie la relégitimation en cours de mandat d’un élu en difficulté, ce qui constitue le pire scénario possible pour ses adversaires politiques puisqu’elle rouvre un nouvel « état de grâce » post-électoral en milieu de législature et interdit presque automatiquement de réutiliser l’outil révocatoire jusqu’aux prochaines élections.

L’oubli de cette ambivalence des outils référendaires tient au fait que leurs adversaires omettent de préciser qu’un référendum soumis au vote n’est pas encore un référendum victorieux. Demander la révocation d’un gouverneur ou, à supposer que l’outil soit introduit en France, du Président de la République, ce n’est pas encore l’obtenir. Un référendum a toujours au moins deux réponses possibles, et s’il est organisé dans des conditions démocratiques (en clair : s’il ne s’agit pas d’un plébiscite), les différentes réponses possibles peuvent par hypothèse toutes rassembler une majorité, même si certaines sont plus probables que d’autres.

Il faut donc se souvenir que le référendum n’est pas un outil miracle ou une réforme rédemptrice qui réparera tous les torts, mais qu’il n’est pas non plus une simple illusion démocratique. Il n’est pas impuissant car il affecte profondément les régimes politiques dans lesquels il est utilisé fréquemment (la Suisse et les États américains le démontrent en permanence), mais il n’est pas tout-puissant non plus, et il impose de lui-même une grande dose de réalisme politique chez les acteurs et les organisations politiques se proposant d’en faire usage. Il faut aussi rappeler qu’il est à la fois un pouvoir, permettant aux citoyens d’imposer de nouvelles règles et de nouvelles décisions au parlement et au gouvernement, et un contre-pouvoir, confiant aux citoyens un droit de veto face aux décisions de ces derniers.

Si la plupart des décisions ne sont pas contestées par référendum, la possibilité qu’elles le soient les affecte toutes, dans leur rédaction, dans la volonté des législateurs ou du gouvernement d’y intégrer de possibles contestations, dans la prudence qui en accompagne l’élaboration. Enfin, cette possibilité pour le corps civique de décider en dernier ressort des lois et des décisions qui vont l’affecter démontre, s’il en était encore besoin, le caractère profondément démocratique du référendum.


Antoine Chollet

Politiste, Chercheur en pensée politique au Centre Walras-Pareto de l’Université de Lausanne