Spectacle vivant

Staging alive – sur Dying on stage de Christodoulos Panayiotou

Critique

Lecture-performance, Dying on stage est un oxymore et une apothéose : c’est sur scène que le déchainement des forces créatives se fait contre la mort – et simultanément en son nom. Il s’agit pour Christodoulos Panayiotou de raconter une rencontre impossible, entre cette scène et la mort, qui semblent avoir quelque chose à se dire ; deux « lieux », symboliques ou effectifs depuis lesquels, sous l’effet de l’urgence, de la menace ou du désir qui s’y concentrent, quelque chose de la vie et de sa valeur, de l’intensité de ce qu’on y éprouve, semble s’aiguiser.

La mort et la scène peuvent-elles se regarder en face ? Sont-elles condamnées à le faire ? Il est difficile de dire de quoi parle exactement la lecture-performance de Christodoulos Panayiotou, troublante « conférence subjective » qui prend le temps d’installer son intensité : de la mort et de la scène donc, de leur impossible rencontre, de leur lien intrinsèque. De la vie qu’elles charrient, aussi, par contamination ou par contraste. Dying on stage, performance en trois volets (entre 2h30 et 6h), se présente comme une compilation de fragments vidéos glanés sur YouTube, commentés par l’artiste, où l’on voit comment les arts dit « vivants » (théâtre, danse, opéra) ont approché la mort, physique comme symbolique. On en sort ému, traversé sourdement par un sentiment de gravité, compensé aussitôt par la consolante force de sublimation de l’art qui, en mettant en scène la mort, l’installe au centre de notre attention tout en la mettant à distance.

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Elles qui semblent si antinomiques – l’une incarne une concentration d’intensité et de vie, l’autre un état d’extinction ; l’une s’exhibe, tournée vers l’extérieur, l’autre relève d’une intimité radicale – comment les relier l’une à l’autre ? Christodoulos Panayiotou, artiste chypriote, répond par une enquête pointilliste et personnelle. Assis sur scène, un grand écran derrière lui, l’artiste projette une quarantaine de fragments vidéos, extraits de spectacles et de show télévisés, de Dalida à Amy Winehouse, de Pasolini à Emma Livry – cette ballerine morte après que son tutu eut pris feu sur la scène de l’Opéra au XIXème. Enchainées selon le chemin libre de ses associations, les images s’enchainent, se frôlent, sans rapport autre que le désir de l’artiste de les voir s’assembler.

De la Bayadère à Grégory Lemarchall, les images se transforment en ventriloques de son introspection : nous le suivons dans ses collusions subjectives, en équilibre entre culture populaire et regard original. Toutes évoquent différemment quelque chose, telles des capsules mémorielles dans lesquelles chacun peut plonger à sa guise. Dans ce mash-up qui couvre plus d’un siècle de créations, pas d’autorité d’un extrait sur un autre, pas de hiérarchie ni de vérité des images, pas de discours systématique ou théorique : seulement des images et des récits singuliers pour approcher l’intuition que scène et mort ont quelque chose à se dire ; deux « lieux », symboliques ou effectifs depuis lesquels, sous l’effet de l’urgence, de la menace ou du désir qui s’y concentrent, quelque chose de la vie et de sa valeur, de l’intensité de ce qu’on y éprouve, semble s’aiguiser.

À (re)voir Nina Simone chanter Feelings, ivre et sublime, grandiose dans sa débâcle, on est frappé par l’évidence de l’intimité ample qu’entretiennent les deux pôles : d’un côté, la scène, cet exutoire où le déchainement des forces créatives – jouer, chanter, danser – se fait contre la mort – et simultanément en son nom. D’un autre côté, la fin, la perte, ce qui obsède la scène et l’empêche, la mort comme le déraillement suprême, le précipice sur fond duquel tout geste, en particulier esthétique, émerge. Ce que montre Dying on stage, un titre qui résonne comme un oxymore autant que comme une apothéose : il faut que la mort rôde pour que ce qui advient sur scène explose – que celle-ci se constitue comme un surcroit de « présence », vis-à-vis du néant.  Au point d’avoir envie d’inverser les termes, d’en inventer d’autres, « Staging on death », quelque chose qu’on traduirait par « rester sur la mort », non pour s’y effacer, plutôt pour y voltiger et tenter de comprendre, au sein d’une danse allègrement macabre, la crainte et la fascination qu’elle exerce – impossibilité et germe simultanés de toute création.

Dans une des séquences les plus marquantes apparait Noureev, peu de temps avant sa mort, rongé par la maladie, revenu sur la scène de l’Opéra à l’occasion d’un hommage. Ses joues creusées portent déjà le masque de sa fin. Assis, fragile, au milieu de ses danseurs, ses yeux bleus exaltés semblent concentrer l’indicible lutte de ses dernières forces vitales contre la maladie qui le dévore. Loin de déréaliser la mort, la scène, les applaudissements, l’émotion qui l’entourent, produisent un effet d’immédiateté absolu, où la fin de l’homme apparait dans sa nudité brute.

Dying on stage est une invitation à la considération de ces images – à les faire parler, et à renverser de fait leur apparente « objectivité ».

Ce sentiment d’imminence empêchée, de mort retardée par le délai de l’art, est aussi celui qu’on ressent devant les images du ténor néerlandais qui, en pleine opération chirurgicale, alors qu’on lui retire une tumeur au cerveau – chante le Gute Nacht de Schubert. Officiellement pour s’assurer que les fonctions cognitives de son cerveau fonctionnent correctement, ce chant résonne surtout de toute la force conjuratoire de l’art.

Dans Dying on stage, la forme fragmentaire est une forme symbolique : la brièveté des images, leur inachèvement rappelle les attributs de la vie – un courant qui traverse des êtres sans jamais s’appesantir. Celles-ci dessinent les contours d’une communauté d’hommes, dont l’irréductible dénominateur serait la confrontation à ces deux énigmes que sont l’art et la mort – les artistes, les images, et leurs conversations secrètes révélées comme autant d’ « alliés » pour s’y confronter. Comme si le foisonnement des images, en faisant émerger l’humilité radicale à laquelle nous rivait la mort, même pour ceux qui, triomphant sur la scène, peuvent donner le sentiment de la défier, nous amenait progressivement à la formule d’Hannah Arendt, elle-même citant René Char dans Feuillets d’Hypnos : notre « héritage n’est précédé d’aucun testament ». Accompagnés, face au néant, par les artistes, prophètes autant que sauveurs, marchant en équilibre sur le vide et la vie dans leurs formes les plus extrêmes, infatigables arpenteurs de ce qui fait vivre plus fort.

Certaines images perdurent plus que d’autres : cela tient à la présence, charismatique, flamboyante ou fragile de celui/celle qu’elles montrent. Cela tient aussi au geste d’appropriation de Christodoulos Panayiotou dont la voix sobre, neutre, se glissant entre les fragments, digressant de l’un à l’autre, raconte de son attachement à ces fragments.  On mesure à quel point ces extraits le portent, ouvrent en lui des portes sans cesse renouvelées – des images qui, sans cesse, en inspirent d’autres. Telle cette séquence d’ouverture, dans laquelle il juxtapose à une scène du film Les hommes préfèrent les blondes, une réminiscence de sa découverte du concept d’« ironie tragique ». Il en faudra pour évoquer tous ces disparus sans les surplomber de notre statut de vivant.

Cette sincérité absolue de l’artiste, la sobriété avec laquelle il livre ce qui le touche et l’inspire, tel un corpus intime, fabrique un autoportrait en creux : jambes croisées, lisant sans emphase son texte sur un Ipad qu’il a entre les mains, s’interrompant pour boire quelques gorgées d’eau ou de Redbull, il apparait aussi tranquille sur scène que semble être maniaque sa pulsion d’archivage.

On ressent alors une puissante gratitude à son égard, d’autant plus grande que toutes ces images existent publiquement, sans qu’on les connaisse pour autant. D’où l’impression d’un don encore plus beau qu’il est simple : invitation à la considération de ces images – à les faire parler, et à renverser de fait leur apparente « objectivité ».

Saisissantes sont celles que l’on connait par cœur mais qui se renouvellent sous la voix et l’agencement de l’artiste : à l’image de ces multiples versions de la chanson de Dalida – Je suis malade – qu’il nous invite à revoir, attirant notre attention sur la réitération mécanique, par la chanteuse, d’un même geste (une certaine manière de soulever ses cheveux, au moment du refrain, comme un spasme de survie, une respiration dans la noyade).

La scène est est – d’abord – un lieu de vie et de vitalité.

Dalida, éternelle figure cristallisant les liens complexe de la mort et de la scène, sublimant son désir de mort par son apparent et factice rayonnement sur les plateaux télés. Superbe, enjouée dans ses interviews, chantant et dansant avec entrain son désir de « Mourir sur scène », la star dissimule son naufrage psychologique, rappelant  du même coup l’artifice intrinsèque de la scène, l’illusion qui la constitue.

Une autre mort, symbolique, transforme la scène en memento mori : celle d’une célèbre chanteuse grecque, découvrant l’ambiguë hommage que lui rend un sosie travesti – l’hommage devient momification.

Dying on stage : on perçoit, dans ces trois mots, une sensation de dilatation compactée, de brutalité et de progressivité.  À l’image de Jesse Norman interprétant Didon, chantant le deuil, dont le visage semble se creuser des sillons de la douleur : incarnant la perte, transformant son visage en scène, y laissant apparaitre progressivement l’irruption de la mort.

Et puis, telle la gracieuse irruption d’une présence inattendue, sorti de la salle et non de l’écran,  le danseur Jean Capeille est appelé par l’artiste à venir le rejoindre « sur la scène » pour y exécuter avec virtuosité quelques mouvements, rappelant que celle-ci est – d’abord – un lieu de vie et de vitalité.

Parallèlement à sa performance, Christodoulos Panayiotou signe l’exposition LUX S.1003 334. Conçue spécialement pour le musée d’Orsay, celle-ci entre en écho direct avec Dying on stage, puisqu’elle se propose de capturer matériellement le passage du temps, au travers d’éléments habituellement invisibles, aussi soumis au changement, résiduels, et fragiles que les chefs d’œuvres – majestueux et indestructibles – dans l’ombre desquels ils se trouvent. Poussière et débris échappés lors de la restauration d’œuvres, socle de granit depuis lequel semble émerger un chef d’œuvre de Rodin, tapis qui furent placés au pied des œuvres phares du musée. Enroulés par l’artistes, ces tapis deviennent des œuvres à part entières, suggérant moins un geste duchampien qu’un sanctuaire où s’écoule le temps, les émotions mobiles – celles de ceux qui les ont piétinés, en contemplant les œuvres. Les éléments profanes, collectés par l’artiste, racontent la vie silencieuse du musée, la mémoire oubliée des œuvres. C’est un bel hommage, aussi bien aux chefs d’œuvres d’Orsay, qui persistent dans leur éternité, qu’aux scories qui les entourent, tremblantes du temps qui les traverse, les détériore et finalement les renouvelle.

 

Christodoulos Panayiotou, lecture-performance Dying on stage : les prochaines performances auront lieu les 23 novembre et 14 décembre 2019 au Musée d’Orsay.
Exposition LUX S.1003 334 jusqu’au 19 janvier 2020.