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La cigale et la mante fantôme : une fable de la post-vérité

Chercheur en neurosciences

La Fontaine nous a appris que les puérilités des fables servent d’enveloppe à des vérités importantes. Ainsi, les aventures de la mante fantôme montrent que la désinformation existe aussi chez nos amis les insectes. Alors même que dans nos sociétés humaines, la notion de vérité semble vidée de toute substance au profit des fake-news, quels éclairage nous apporte le récit animalier de cette propension à la duperie ?

Un observateur humain à qui on mettrait sous le nez une mante fantôme (Phyllocrania paradoxa) ne pourrait que s’émerveiller de sa remarquable ressemblance avec une feuille morte. C’est là une des nombreuses formes que peut prendre le mimétisme biologique, en l’occurrence celle que l’on appelle mascarade : un organisme, ou une de ses parties, ressemble à un élément du décor immangeable et banal, typiquement une feuille, une pierre, une branche ou une déjection d’oiseau.

On avait jusqu’à présent de nombreux exemples de mascarade défensive (le fait de ressembler à un objet inintéressant détourne l’attention des prédateurs vers d’autres proies), mais c’est seulement l’année passée que le biologiste John Skelhorn, de l’Université de Newcastle, a démontré le rôle de la mascarade dans l’agression[1]. La mante fantôme étant friande de cigales, il suffisait de mesurer si celles-ci succombent d’autant plus facilement à leur prédateur qu’elles la prennent effectivement pour un élément inoffensif du décor : une feuille morte. C’est le cas, puisque Skelhorn a trouvé que ses cigales élevées en laboratoire survivaient trois fois plus longtemps à la mante fantôme si elles n’avaient jamais croisé de véritables feuilles mortes de leur vie.

En d’autres termes, la mante fantôme exploite le fait que les cigales ont été habituées à se désintéresser des feuilles mortes, et ne se méfient donc pas de sa présence. Celles qui n’ont jamais vu de feuille morte ne savent pas que la mante fantôme est censée y ressembler, et l’identifient par conséquent comme un danger potentiel. Il s’agit donc bien d’une forme d’exploitation épistémique, où l’on peut dire qu’une espèce profite des connaissances d’une autre, fussent-elles confinées au seul concept de feuille morte.

Ce n’est là qu’un exemple d’une myriade de phénomènes documenté chez d’innombrables espèces, impliquant un jeu complexe entre un imitateur, son modèle et sa dupe, et qui est en réalité la norme dans la nature, plutôt qu’une étonnante c


[1] John Skelhorn, « Prey mistake masquering predators for the innocuous items they resemble », Current Biology, 28, 2018, pp.780-781.

[2] Georges Pasteur, « A classificatory review of mimicry systems », Annual Review of Ecology and Systematics, 13, 1982, pp.169-199.

[3] Diego Gambetta, « Deceptive Mimicry in Humans », in S. Hurley & N. Chater (eds.), Perspectives on Imitation: From Neuroscience to Social Science, Cambridge, MIT Press, vol. 2, 2005, pp.221-241.

[4] Susan Haack, « Post “post-truth”: are we there yet ? », Theoria, 85, 2019, pp.258-275.

[5] Thomas Carson, Lying and deception: theory and practice. Oxford: Oxford University Press, 2010.

[6] Sebastian Dieguez, Total Bullshit! Au cœur de la post-vérité. Paris : Presses Universitaires de France, 2018.

[7] Stefaan Blancke, Maarten Boudry & Massimo Pigliucci, « Why do irrational beliefs mimic science ? The cultural evolution of pseudoscience », Theoria, 83, 2017, pp.78-97.

Sebastian Dieguez

Chercheur en neurosciences, à l'université de Fribourg (Suisse)

Notes

[1] John Skelhorn, « Prey mistake masquering predators for the innocuous items they resemble », Current Biology, 28, 2018, pp.780-781.

[2] Georges Pasteur, « A classificatory review of mimicry systems », Annual Review of Ecology and Systematics, 13, 1982, pp.169-199.

[3] Diego Gambetta, « Deceptive Mimicry in Humans », in S. Hurley & N. Chater (eds.), Perspectives on Imitation: From Neuroscience to Social Science, Cambridge, MIT Press, vol. 2, 2005, pp.221-241.

[4] Susan Haack, « Post “post-truth”: are we there yet ? », Theoria, 85, 2019, pp.258-275.

[5] Thomas Carson, Lying and deception: theory and practice. Oxford: Oxford University Press, 2010.

[6] Sebastian Dieguez, Total Bullshit! Au cœur de la post-vérité. Paris : Presses Universitaires de France, 2018.

[7] Stefaan Blancke, Maarten Boudry & Massimo Pigliucci, « Why do irrational beliefs mimic science ? The cultural evolution of pseudoscience », Theoria, 83, 2017, pp.78-97.