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Il faut historiciser l’actualité ! Face à la complexité du monde 2/2

Politiste

Les élections au Cambodge, au Zimbabwe ou encore au Mali, les violences au Nicaragua ou au Venezuela, Viktor Orban en Israël, Aung San Suu Kyi et les Rohingya… Comment appréhender ces événements des derniers mois sans faire de raccourcis et d’amalgames ? En pratiquant une sociologie résolument historique.

Les premiers cas que j’ai exposé – les dernières élections au Zimbabwe et au Mali – suggèrent déjà que l’anatomie de la domination, et notamment l’économie politique de la coercition[1], dans des situations historiques concrètes, sont plus instructives que les platitudes sur la gouvernance ou la démocratie. C’est ce que confirment deux autres événements de l’été : l’élection présidentielle au Cambodge, le 29 juillet, et l’exacerbation de la contestation (et de sa répression) au Nicaragua.

Dans les deux cas, nous sommes en présence d’une situation thermidorienne[2]. Une élite politique, installée au pouvoir par la grâce d’une mobilisation révolutionnaire d’orientation socialiste, celle-ci fût-elle militaire ou insurrectionnelle – respectivement celle des communistes cambodgiens initialement formés par le Parti communiste vietnamien, devenus Khmers rouges, avant, pour certains d’entre eux, dont Hun Sen, de revenir dans le giron de Hanoï ; et celle des sandinistes – se convertit au néolibéralisme pour se maintenir au pouvoir, et fait alliance avec le capitalisme étranger tout en gardant le contrôle de l’appareil coercitif d’État.

Une telle situation thermidorienne se retrouve dans la Russie postsoviétique, en Chine, au Vietnam, mais aussi en Iran, et elle se dessine à Cuba. Derechef, le contrôle de l’État garantit celui de l’économie, toujours selon cette même logique du chevauchement entre différentes positions d’influence et d’autorité. Et le partenariat public-privé, cher aux néolibéraux, fait merveille, éventuellement sous les atours de l’institution islamique du waqf [3]. Encore faut-il souligner qu’il s’agit moins d’un retrait de l’État[4] que de sa reconfiguration, sous la forme de sa privatisation[5]. Cette dernière est évidemment indissociable, aujourd’hui, du capitalisme avancé, et notamment financier, même si sa composante foncière demeure beaucoup plus déterminante qu’on ne le dit habituellement. Cependant elle renoue avec la formation de l’État du Premier


[1] Béatrice Hibou, La Force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006 et Anatomie politique de la domination, Paris, La Découverte, 2011.

[2] Jean-François Bayart « Le concept de situation thermidorienne : régimes néo-révolutionnaires et libéralisation économique », Questions de recherche/Research in Question, 24, mars 2008, pp. 1-76.

[3] Fariba Adelkhah, Les Mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation, Paris, Karthala, 2012.

[4] Susan Strange, The Retreat of the State. The Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

[5] Béatrice Hibou, dir. La Privatisation des Etats, Paris, Karthala, 1999.

[6] John Brewer, The Sinews of Power. War, money and the English State. 1688-1783, Londres, Routledge, 1994 ; Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984 ; Philippe Minard, La Fortune du colbertisme. Etat et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998.

[7] Julia Adams, The Familial State. Ruling Families and Merchant Capitalism in Early Modern Europe, Ithaca, Cornell University Press, 2005.

[8] Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989.

[9] Lynn Hunt, Politics, Culture and Class in the French Revolution, Berkeley, University of California Press, 1984.

[10] Paul Veyne, L’Inventaire des différences, Paris, Le Seuil, 1976.

[11] Béatrice Hibou, Mohamed Tozy, “De la friture sur la ligne des réformes. La libéralisation des télécommunications au Maroc”, Critique internationale, 14, janvier 2002, pp. 91-118.

[12] Françoise Mengin, Fragments d’une guerre inachevée. Les entrepreneurs taiwanais et la partition de la Chine, Paris, Karthala, 2013.

[13] Jean-Louis Rocca, La Condition chinoise. La mise au travail capitaliste à l’âge des réformes (1978-2004), Paris, Karthala, 2006.

[14] Séverine Arsène, Internet et politique en Chine, Paris, Karthala,

Jean-François Bayart

Politiste, Professeur à l'IHEID de Genève titulaire de la chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain"

Rayonnages

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Notes

[1] Béatrice Hibou, La Force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006 et Anatomie politique de la domination, Paris, La Découverte, 2011.

[2] Jean-François Bayart « Le concept de situation thermidorienne : régimes néo-révolutionnaires et libéralisation économique », Questions de recherche/Research in Question, 24, mars 2008, pp. 1-76.

[3] Fariba Adelkhah, Les Mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation, Paris, Karthala, 2012.

[4] Susan Strange, The Retreat of the State. The Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

[5] Béatrice Hibou, dir. La Privatisation des Etats, Paris, Karthala, 1999.

[6] John Brewer, The Sinews of Power. War, money and the English State. 1688-1783, Londres, Routledge, 1994 ; Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984 ; Philippe Minard, La Fortune du colbertisme. Etat et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998.

[7] Julia Adams, The Familial State. Ruling Families and Merchant Capitalism in Early Modern Europe, Ithaca, Cornell University Press, 2005.

[8] Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989.

[9] Lynn Hunt, Politics, Culture and Class in the French Revolution, Berkeley, University of California Press, 1984.

[10] Paul Veyne, L’Inventaire des différences, Paris, Le Seuil, 1976.

[11] Béatrice Hibou, Mohamed Tozy, “De la friture sur la ligne des réformes. La libéralisation des télécommunications au Maroc”, Critique internationale, 14, janvier 2002, pp. 91-118.

[12] Françoise Mengin, Fragments d’une guerre inachevée. Les entrepreneurs taiwanais et la partition de la Chine, Paris, Karthala, 2013.

[13] Jean-Louis Rocca, La Condition chinoise. La mise au travail capitaliste à l’âge des réformes (1978-2004), Paris, Karthala, 2006.

[14] Séverine Arsène, Internet et politique en Chine, Paris, Karthala,