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Le monde selon GPT ? (1/2) Trois conditions philosophiques et l’espace des intelligences

Philosophe

Les philosophes sont aussi des humains ; et comme les humains, depuis l’ouverture au public de ChatGPT il y a quelques mois, ils se sont lancés dans d’innombrables expérimentations sur la bête. Ils l’utilisent à tour de bras, et – trait un peu plus distinctif – ils se demandent ce que signifie ou qu’induit cette utilisation, s’il en existe de bonnes ou de mauvaises, et comment les distinguerait-on.

Rien au fond de très nouveau ici. Même si – selon le mot fameux de Whitehead – la philosophie apparaît avec raison comme une note en bas de page de Platon, les grands événements dans la science et la technique ont régulièrement rebattu les cartes de la métaphysique et de l’épistémologie – qu’on pense à la révolution darwinienne, ou, au début du XXe siècle, aux événements de la théorie mathématique des ensembles, de la physique quantique et de la théorie de la relativité, ou même, plus loin dans le temps, à la science newtonienne dont est tributaire toute la philosophie ultérieure.

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Aujourd’hui, l’Intelligence artificielle joue ce rôle, essentiellement sous le mode des intelligences artificielles génératives. Celles-ci ont émergé au grand jour avec ChatGPT, membre de la famille des Large language models (ou LLM), et les générateurs d’images Midjourney ou Dall.E, mais les avancées qui les constituent s’accumulèrent pendant quatre ou cinq ans à l’ombre des laboratoires et des instituts de recherche[1]. Épatantes pour le commun des mortels, elles le sont tout autant ou davantage pour le philosophe. Davantage, parce qu’elles relancent de vieilles interrogations sur l’essence du savoir ou de la pensée, sur la spécificité humaine ou sur le langage.

Loin de faire le point sur ce qui s’est dit et discuté depuis quelques mois par les divers philosophes[2], je vais suggérer deux ou trois pistes pour comprendre en quoi GPT fournit l’occasion de penser à nouveau. Mon fil directeur est très simple : dans quel monde vit un LLM ? Que nous en dit-il ?

La base philosophique de GPT

Le compagnonnage de l’Intelligence artificielle et de la philosophie n’a pas attendu les Large langage models. Au contraire, les discussions philosophiques étaient parties prenantes de la naissance de l’IA, puisque ce projet même relève d’un intérêt philosophique pour la compréhension de l’esprit humain. Forgé lors de la Conférence de Dartmouth de 1956 (qui regroupait entre autres Herbert Simon, Cl


[1] Pour une vision synoptique des Large language models, ces grands modèles de langage dont GPT est l’exemple le plus connu pour l’instant, on lira maintenant, d’Alexandre Gefen, Vivre et penser avec Chat GPT (Paris : L’Observatoire), qui propose une explication claire de ces technologies, de leur émergence et des défis qu’elles posent, au travers d’un dialogue avec ChatGPT lui-même.

[2] On aura un bon aperçu de réflexions que suscite GPT chez les philosophes professionnels en lisant les textes consacrés à cet étrange animal dans le Daily Nous, respectable blog de la profession, par huit philosophes très divers motivés par l’événement de sa naissance (« Philosophers on next generation language models ») ; ou bien le texte du blog de Justin Smith, historien de la philosophie et spécialiste de Leibniz comme de quelques autres choses, intitulé « GPT 4 is really quite stupid », comprenant bien entendu un dialogue avec la bête. La chose est plus significative que les réactions certes élaborées de philosophes de l’informatique tels que Luciano Floridi (« AI as Agency Without Intelligence : on ChatGPT, Large Language Models, and Other Generative Models ». Philos. Technol. 36, 15, 2023), qu’on attendait bien évidemment au tournant.

[3] Russell S., « Rationality and Intelligence », Artificial Intelligence, 94: 57–77, 1997.

[4] Voir Belaval Y., Leibniz, Critique de Descartes, Gallimard, 1978.

[5] Davis M., The Universal Computer. The Road from Leibniz to Turing. London: Routledge, 2018.

[6] Fodor J., The Language of Thought, New York, Crowell, 1975 ; Putnam H., « Minds and Machines », 1960, repris dans Mind, Language, and Reality, Cambridge University Press, 362–385, 1979.

[7] Pour cette notion de « réalisation » voir Shapiro, Lawrence A. « Multiple realizations » Journal of Philosophy 97 (12):635-654, 2000 ; et Kistler M. (2016) L’Esprit matériel : réduction et émergence, Ithaque, 2016. La réalisation multiple est une idée néanmoins très discutée, par exemple après la criti

Philippe Huneman

Philosophe, Directeur de recherche à l’IHPST (CNRS/Paris-I)

Mots-clés

IA

Notes

[1] Pour une vision synoptique des Large language models, ces grands modèles de langage dont GPT est l’exemple le plus connu pour l’instant, on lira maintenant, d’Alexandre Gefen, Vivre et penser avec Chat GPT (Paris : L’Observatoire), qui propose une explication claire de ces technologies, de leur émergence et des défis qu’elles posent, au travers d’un dialogue avec ChatGPT lui-même.

[2] On aura un bon aperçu de réflexions que suscite GPT chez les philosophes professionnels en lisant les textes consacrés à cet étrange animal dans le Daily Nous, respectable blog de la profession, par huit philosophes très divers motivés par l’événement de sa naissance (« Philosophers on next generation language models ») ; ou bien le texte du blog de Justin Smith, historien de la philosophie et spécialiste de Leibniz comme de quelques autres choses, intitulé « GPT 4 is really quite stupid », comprenant bien entendu un dialogue avec la bête. La chose est plus significative que les réactions certes élaborées de philosophes de l’informatique tels que Luciano Floridi (« AI as Agency Without Intelligence : on ChatGPT, Large Language Models, and Other Generative Models ». Philos. Technol. 36, 15, 2023), qu’on attendait bien évidemment au tournant.

[3] Russell S., « Rationality and Intelligence », Artificial Intelligence, 94: 57–77, 1997.

[4] Voir Belaval Y., Leibniz, Critique de Descartes, Gallimard, 1978.

[5] Davis M., The Universal Computer. The Road from Leibniz to Turing. London: Routledge, 2018.

[6] Fodor J., The Language of Thought, New York, Crowell, 1975 ; Putnam H., « Minds and Machines », 1960, repris dans Mind, Language, and Reality, Cambridge University Press, 362–385, 1979.

[7] Pour cette notion de « réalisation » voir Shapiro, Lawrence A. « Multiple realizations » Journal of Philosophy 97 (12):635-654, 2000 ; et Kistler M. (2016) L’Esprit matériel : réduction et émergence, Ithaque, 2016. La réalisation multiple est une idée néanmoins très discutée, par exemple après la criti