Fred Turner : « La technologie c’est d’abord des entreprises, et leurs relations avec les États »
Cela fait déjà dix ans que le livre majeur Aux sources de l’utopie numérique a paru en France, s’étant imposé comme une référence pour quiconque s’intéresse à la cyberculture et aux imaginaires projetés sur les technologies de l’information et de la communication. Ce « tour de force », ainsi que le présentait Dominique Cardon dans une préface remarquable et si précise, consistait à suivre l’itinéraire de Stewart Brand[1], et de réveiller, dans son sillage, tout un « monde » comme Howard Becker parlait des « mondes de l’art ». Ce monde, terrestre, rationnel, celui des Douglas Engelbart[2], des Richard Buckminster Fuller, n’a pourtant jamais oublié de regarder vers le ciel, vers le futur onirique rêvé des John Perry Barlow[3] ou Mitch Kapor[4] : entre ciel et terre existe rien moins qu’une civilisation, dont les enfants peuplent aujourd’hui la Silicon Valley.
Après une carrière dans le journalisme, Fred Turner s’est tourné vers l’enseignement et la recherche. Il est aujourd’hui professeur de communication à l’université de Stanford. Dans un second livre tout aussi vibrant que le premier, Le Cercle Démocratique, Fred Turner montrait comment les dispositif multimédias autour desquels s’organisent de grandes expositions internationales au milieu du XXe siècle, répondent en quelque sorte à une question, posée par la théorie des médias à la démocratie américaine… Ainsi Margaret Mead, László Moholy-Nagy, John Cage venaient s’ajouter à cette longue généalogie d’intellectuels, d’ingénieurs et d’artistes qui mettent médias et techniques au service de la « personnalité démocratique ». On doit aussi à Fred Turner de nombreux articles à l’intersection entre art, science, marketing et théorie politique, dont certains sont regroupés dans L’usage de l’art[5], traitant du festival « Burning Man » comme des habillages par l’art contemporain des locaux de Facebook.
En profitant de cet anniversaire pour lire ou relire les deux grands livres de Fred Turner, on leur découvre ce souffle commun, dont on sent qu’il inspirait déjà tous les pionniers du numérique. C’est peut-être ce « supplément », très spirituel, qui fait le génie des ouvrages de Turner, cette célébration, sans adhésion béate, de ce que fut une certaine jeunesse, celle qui voulait croire tout possible au sortir de la guerre, mais que canalisait une grande ambition démocratique. De cet optimisme, il faut à notre tour tirer des ressources morales, et bien du courage, pour affronter la dystopie numérique actuelle qui abâtardit tellement la cyberculture californienne. BT
Ces jours-ci, votre visite à Paris célèbre les dix années de la parution en français de Aux sources de l’utopie numérique. Un recueil de textes a également paru chez C&F Éditions pour illustrer l’influence qu’a eu l’ouvrage depuis sa parution. Que reste-t-il de cette cyberculture dont vous avez fait la généalogie ?
L’environnement technique des années 1990, partiellement décrit dans ce livre, était beaucoup plus restreint, avec des systèmes beaucoup moins développés au plan technologique. Les réseaux sociaux n’en étaient vraiment qu’à leurs balbutiements, l’intelligence artificielle n’existait pas encore, et des entreprises comme Google venaient de faire leurs premiers pas en ligne. Du reste, il me semble que les idéaux imprimés à ces technologies naissantes, subsistent. Cela peut paraître étrange quand on considère, rien qu’un instant, le caractère dystopique de ce que nous traversons, et qu’on lui oppose l’utopie du cyberespace, telle que certaines figures des années 1990 la défendaient encore. Toutefois, cette société pénétrée en profondeur par la technologie, orientée par un idéal de communication partagée, dont ne se mêle aucun État, aucun gouvernement, pour laisser le champ libre aux entreprises, constituait une société rêvée pour la contre-culture. Il s’avère aujourd’hui que ce rêve possédait un versant cauchemardesque, qui se révèle à nous petit à petit : l’utopie des années 1960 a été utilisée pour nous vendre l’Internet que nous avons aujourd’hui.
Qu’est-ce qui différencie la génération que vous avez étudiée, les Stewart Brand, Douglas Engelbart, les John Perry Barlow, de la génération actuelle de grandes figures de l’économie numérique ? Outre le fait qu’elles ne bénéficient pas du tout des mêmes niveaux de sympathie, qu’est-ce qui, dans leur sociologie, dans l’idéal qui les porte, distingue ces deux groupes ?
Au-delà des différences ayant trait à l’image publique, il me semble qu’on a affaire à des générations profondément éloignées les unes des autres. Douglas Engelbart, John Perry Barlow, Stewart Brand : tous ces individus portaient une vision sociale, dont le moyen d’accomplissement résidait dans la technologie, quelque chose dont les États-Unis, empêtrés dans le Vietnam, avaient besoin. Cette génération entretenait une méfiance à l’égard du gouvernement, de la technologie lourde, tandis que l’ordinateur passait pour un sésame vers la société qu’ils appelaient de leurs vœux. Tout un idéal social préexiste donc, pour eux, aux machines et au numérique. Les leaders d’aujourd’hui, Peter Thiel[6], Mark Zuckerberg, Elon Musk, sont plutôt des chefs d’entreprises, tout à fait aveugles au volet social de leur activité. Ils illustrent une vision fondamentalement corporatiste, dirigée d’abord par le profit, qui les apparentent finalement davantage avec les Carnegie, Ford, Mellon, ou Rockefeller. Tous s’accaparent une ressource naturelle – la vie sociale pour Thiel ou Zuckerberg – et l’exploitent comme une mine, sans considérer un instant les externalités négatives induites par leur activité. Rockefeller, tout autant, forait la Terre à la recherche du pétrole, sans souci pour la pollution occasionnée ; Zuckerberg n’a pas davantage de considération pour la pollution sociale que l’activité de Facebook génère. Stewart Brand, John Perry Barlow, Douglas Engelbart mettaient les affaires au service d’une vision sociale : en cela, ils étaient visionnaires. À l’inverse, les patrons des entreprises numériques actuelles, vendent leur activité, purement lucrative, comme bienfaitrice au point de vue social.
La seconde différence entre ces deux générations relève d’un virage plus général de la politique américaine vers la droite. La conviction que la parole individuelle rendue possible par la technologie crée un ordre social, comporte un risque sous-jacent vraiment autoritaire : celui de nous isoler les uns des autres, toutes les institutions ayant complètement perdu leur substance. Hannah Arendt y voyait la condition préalable au fascisme, et je pense qu’elle a tout à fait raison.
Est-ce que cela a un lien avec ce qu’on appelle de plus en plus le Dark Enlightenment[7] ? Que signifie ce concept ?
Oui, totalement. Le Dark Enligthenment me semble aussi qualifier un style politique qui se réclame haut et fort de cet individualisme aux relents autoritaires. Je remarque que, dans mon entourage dans la Silicon Valley, les individus qui souscrivent aux idéaux du Dark Enlightenment brillent souvent par leur intelligence, mais dans un sens bien précis, un sens très étroit, technique, mathématique ; bien souvent, ils puisent dans cette agilité d’esprit un sentiment de domination plus général et l’idée que les processus à l’œuvre dans le monde des affaires, qu’ils estiment fonctionnels, devraient être étendus à d’autres sphères sociales. La quantification de la performance, qui leur semble une évidence dans le monde des affaires, appliquée au monde social conduit au racisme le plus abject, à la disqualification de certaines ethnicités, de certains groupes sociaux, sur un critère de « sous-performance »… Et cette pensée justifie comme allant de soi des solutions d’ingénierie technique et sociale qui confinent à l’eugénisme.
Et ces idées sont-elles plutôt anecdotiques au sein de la Silicon Valley, ou au contraire relativement significatives ? Et quand bien même elles seraient très présentes dans la baie, quelle est leur traduction politique ?
Ce n’est plus anecdotique ou marginal. Bien sûr que la plupart des habitants de la Silicon Valley sont démocrates, progressistes… Mais un certain nombre de dirigeants d’entreprises très éminents défendent des orientations politiques calquées sur leur expérience des affaires, et qui tendent très clairement vers la droite. Cette menace pèse d’autant plus qu’elles ne sont plus circonscrites à l’environnement de la Silicon Valley : reconnaître en quelqu’un comme Peter Thiel un modèle à suivre, c’est consentir à ce style politique autoritaire, et, de fil en aiguille, soutenir Donald Trump et une foule d’autres dirigeants autoritaires
Mais la Silicon Valley n’est pas non plus coincée dans une alternative entre la vénération des vieux sages, et la dystopie terrible que les entrepreneurs actuels font advenir ? Il existe bien quand même une jeune génération d’intellectuels, d’ingénieurs, progressiste, brillante et mue par des idéaux de justice sociale ?
Bien sûr que cette génération existe, jeune, innovante, évoluant dans un écosystème différent de celui dans lequel Brand et les autres travaillaient, un écosystème socialement moins ouvert qu’à l’époque, car très peu de personnes s’intéressaient alors aux nouvelles technologies. Elles occupaient une position relativement périphérique dans la culture américaine. Innover dans un monde, où vous devez tenir compte des géants que sont Facebook, Apple, Google, n’est pas une mince affaire ! Même si l’état dans lequel se trouve Twitter n’a rien de florissant, tout projet de nouveau réseau social doit tenir compte du fait que Twitter domine encore le marché. L’écosystème de l’innovation a profondément changé. Je pense que c’est vraiment important.
Il ne faudrait pas non plus idéaliser Brand ou Engelbart, ni leur confiance en la technologie comme instrument du changement social, ou leur méfiance envers l’État, qui en est un certain corollaire. Nous voyons bien comment ce corpus idéologique a tout pour séduire à droite : la recherche d’expression personnelle que nous associons à la liberté individuelle a été, dans le contexte d’Internet, le moteur d’un nouveau type de style autoritaire.
Je me rappelle une découverte étonnante quand j’écrivais Aux sources de l’utopie numérique. J’ai retrouvé un vieil exemplaire du magazine Wired qui était rempli de graphismes psychédéliques. C’était beau. Et là, au détour d’une phrase, Newt Gingrich, ce démagogue de droite, était célébré comme un héraut de l’avenir. Il m’est apparu clair, à partir de là, que dans les années 1980 et 1990, la droite avait embrassé la technologie et les affaires, tout en rejetant le genre de révolution sexuelle de la gauche.
En effet j’ai été très surpris de lire que dès les années 1990, aux États-Unis, on assiste déjà à des formes d’entente entre le monde technophile de la Silicon Valley et les Républicains les plus conservateurs ?
À une époque de mondialisation de l’information, il devient beaucoup plus difficile à de petits groupes qui se mobilisent de se rendre visibles aux yeux du monde. Dans les années 1990, et à condition de bien utiliser ces technologies naissantes, beaucoup de petits groupes ont pu tricher sur leur taille véritable et se montrer sous un autre jour : notamment comme des groupes fédérateurs, importants.
Aujourd’hui, la prime donnée à la controverse, à l’affrontement, accordée par les nouveaux médias et les technologies m’interroge particulièrement. Ces modèles médiatiques et ces environnements, qui réveillent la pire part de nous-mêmes, prospèrent très clairement grâce à la controverse : l’individualisme autoritaire montre une facette abjecte de nous-mêmes, et c’est précisément ce qui le rend attractif dans notre paysage médiatique. Les controverses, les débats qu’ils suscitent, en donnant de l’attention à des discours pourtant condamnables, élargissent progressivement la fenêtre des énoncés publiquement admissibles, publiquement audibles.
Mais ce qu’on interprète comme une distorsion ou un effet pervers est aussi largement dû aux modèles économiques et aux infrastructures sur lesquelles les plateformes s’appuient.
C’est tout à fait exact. Voilà l’un des paradoxes dont nous faisons aujourd’hui l’expérience : si nous adhérons à la vieille idée contre-culturelle selon laquelle les techniques épanouissent la liberté d’expression, alors nous ignorons les forces économiques sous-jacentes à ces techniques et la manière dont elles amplifient des contenus anti-démocratiques. L’ironie du sort atteint son comble dès lors qu’on comprend que pour préserver la vision pleine d’espoir de la contre-culture, nous devons promouvoir ce contre quoi la contre-culture s’était radicalement dressée : l’État. Je ne vois pas d’autre moyen pour contraindre dans un sens vertueux ces entreprises technologiques au pouvoir gigantesque.
Comment les universitaires portent-ils ce discours ? Est-il audible auprès des entrepreneurs, des ingénieurs ?
Le plus grand défi consiste plutôt à préparer les chefs d’État à faire face à ces forces économiques. Lorsque Mark Zuckerberg s’est exprimé au Congrès, il nous est apparu combien le personnel politique ne comprenait pas certains des éléments les plus élémentaires de la technologie. Certains se faisaient une vague idée de l’expression TCP/IP comme une sorte d’adresse…
Il faut former les dirigeants à mieux comprendre les nouvelles technologies, nous sommes nombreux à essayer de le faire. Par exemple, tout le monde se penche avec bonheur sur l’« intelligence artificielle », en adhérant au discours marketing que cette technologie véhicule, y compris quand celui-ci invoque cette sorte de magie transformant les machines en personnes. Au contraire, si vous prenez du recul sur le terme d’intelligence, que vous considérez l’IA comme le processus d’une machine appliqué à un ensemble de données, extrait du travail humain, alors les industries numériques deviennent finalement largement comparables aux autres industries. L’entreprise numérique est, en un sens, une entreprise minière, une activité que nous savons très bien réguler par ailleurs, en pensant même à ses dommages environnementaux. Si nous pouvions changer de cadre mental, pour comprendre les processus techniques comme des processus miniers, des processus environnementaux qui mobilisent notre monde social de la même manière que le capitalisme arraisonnait la nature il y a cent ans, nous serions capables d’une réglementation judicieuse. Pour le moment, le discours hégémonique de l’IA apparaît comme quelque chose de magique, nous rend aveugle à ce que fait vraiment la Silicon Valley à 4 500 kilomètres de Washington.
L’intelligence artificielle et les réseaux de neurones, qui s’illustrent particulièrement ces derniers temps, semblent relativement étrangers à l’histoire de la cyberculture que vous racontez. Peut-on tout de même rattacher l’aube de l’intelligence artificielle à la contre-culture californienne de la deuxième moitié du XXe siècle ou bien parle-t-on de deux histoires bien distinctes ?
Un de mes collègues, très érudit, du nom de Jeff Nagy écrit en ce moment un livre à ce sujet. Voici ce qu’il montre : la cyberculture américaine de la fin du XXe siècle n’était pas étrangère aux modélisations qui, aujourd’hui, ont débouché sur notre intelligence artificielle. Le contact entre ces différentes traditions s’est établi grâce aux ponts qui existaient entre la Silicon Valley et le MIT, où Marvin Minsky découvrit la seconde cybernétique. D’autres chercheurs, à cette époque, s’intéressent à l’intelligence artificielle, bien sûr, mais le MIT portait vraiment cette vision d’une société très technicisée, qui, comme l’idéal social de la cyberculture californienne, plonge ses racines dans la cybernétique. Au MIT prévaut toutefois une conception plus appliquée, presque industrielle : dans les couloirs de l’école, où j’ai eu l’habitude d’enseigner, sont exposés des modèles de navires conçus par des ingénieurs de l’institution. L’animal totem du MIT, le castor, est un animal bâtisseur.
Pour résumer, la première cybernétique, celle de Wiener et qui inspire la cyberculture californienne, véhicule des considérations sociales d’organisation qui accomplissent des idéaux démocratiques. Minsky, le MIT, et la seconde cybernétique, celle qui soulève les premières discussions sur l’intelligence artificielle telle que nous la connaissons aujourd’hui, poursuivaient des objectifs purement techniques, de construction.
Dans Le Cercle Démocratique, vous montrez comment les débats qui ont lieu dans les années 1940 aux États-Unis sur la lutte contre le fascisme, vont aboutir à une certaine conception du design multimédia, dans laquelle puise la culture hippie vingt années après. Ce retour en arrière donne envie de prolonger davantage l’histoire et de chercher les racines historiques de la cyberculture toujours plus loin dans le temps. La Seconde Guerre mondiale marque-t-elle une totale rupture ou peut-on imaginer de repousser encore au-delà l’enquête historique ?
Il me semble tout de même que la Seconde Guerre mondiale instaure une rupture. Pour la première fois, l’humanité peut mettre fin à elle-même, ce qui déclenche un ensemble de réflexions jamais tenues jusqu’alors sur la technique. Par ailleurs, le régime nazi, qui incarne une forme de mal radical, est un régime très industrialisé, un monde hiérarchisé qui ressemble à une usine sous stéroïdes. Ce repoussoir total pousse les différents régimes à chercher des alternatives : comment créer un monde libre et comment le créer de manière non hiérarchique ? Dans le même temps, et devant les enjeux cruciaux du moment, les réflexions s’emparent aussi des ressources du passé, du romantisme ou de Nietzsche, comme l’ont fait des penseurs français des années 1960, qui y voyaient aussi un moyen de ne pas seulement penser le monde contemporain dans les cadres hérités des Lumières. D’autres individus, plutôt des artistes, puisent dans le formalisme russe par exemple… Ainsi la rupture que constituait la Seconde Guerre mondiale trace donc aussi des continuités.
C’est une histoire des techniques numériques qui est très occidentale. Pourtant, le numérique soviétique, le numérique chinois, possèdent aussi leurs propres spécificités, leur propre histoire ?
Moi-même, je suis spécialiste de ce qui s’est passé aux États-Unis, mais plusieurs merveilleux collègues ont en effet travaillé à décentrer notre regard : Jennifer Pan étudie l’Internet en Chine, Benjamin Peters étudie l’Internet soviétique. Il me semble que nous pourrions nous trouver réunis dans un cadre intellectuel commun, dédié à penser comment l’histoire culturelle, l’État et les nouvelles technologies s’interpénètrent. La Chine en offre un excellent exemple : ce pays a une tradition autoritaire différente de la nôtre et, sans trop généraliser, je pense que les dirigeants chinois depuis des générations se sont inquiétés du problème de l’ordre, avec une hantise presque désespérée que le désordre ne se produise dans tout le pays.
En-dehors des États, il existe bien des formes de résistance, des entreprises, des associations, des collectifs militants indépendants qui promeuvent un numérique plus citoyen et retrouve ainsi le discours des premiers utopistes du cyberespace. Ces combats vous semblent-ils perdus d’avance ?
Il existe évidemment déjà des initiatives : pensez au navigateur Tor, c’est un outil puissant, soustrait au contrôle des États et des grandes entreprises. Je parlerais davantage de pas en avant, une porte ouverte vers le darknet, que de « résistance » peut-être. S’il existe un faux-semblant contre lequel il faut lutter, c’est cette idée qui nous vient de la Californie des années 1960 et 1970, à l’époque des protestations contre le Vietnam, selon laquelle se réunir avec quelques amis, et vivre différemment, poussera le monde à changer de lui-même. La technologie numérique s’est bâtie sur cette idée phare et en hérite encore aujourd’hui : si le capitalisme de surveillance nous menace, il n’y a qu’à attendre des utilisateurs qu’ils se détournent d’eux-mêmes des grands réseaux – et dès lors il n’y a pas d’effort de régulation à entamer… Ce genre de raisonnement n’a plus rien d’opérant car on ne peut pas vraiment quitter Google par exemple, on ne peut pas vraiment quitter Twitter…
Cette vieille promesse d’autonomie individuelle, que permettraient d’atteindre les technologies numériques, hante notre monde, alors même que les grandes entreprises s’emparent de cet espace numérique et ruinent cette promesse. Envisager la politique de manière individuelle et expressive, comme nous aurions pu le faire dans les années soixante, nous fait tomber droit dans le piège tendu par ces grandes entreprises. Dans ces conditions, je ne vois que l’État et les forces institutionnelles de grande ampleur pour résister aux mastodontes du numérique. Certaines de ces forces peuvent bien entendu s’exprimer à l’échelle locale.
Par exemple, le rôle joué aujourd’hui par la France et l’Allemagne m’impressionne beaucoup ! Les États-Unis ne se trouvent pas du tout en mesure d’avancer ce travail de régulation, mais le caractère mondial d’Internet force les grandes entreprises étatsuniennes à tenir compte de ce qui se passe en Europe… Cela inspire en retour certains dispositifs aux États-Unis : le Montana tente par exemple d’interdire TikTok. Je ne sais pas si c’est bien ou mal, mais cela me semble aller dans le sens d’une meilleure répartition des pouvoirs. Aucun utilisateur n’aura jamais la puissance de feu requise pour infléchir la politique de Google. Seules les institutions le peuvent.
Pensez-vous vraiment que des pays comme la France et l’Allemagne, relativement « petits » comparés aux géants numériques, peuvent faire le poids ?
Le marché européen, même s’il ne représente pas la même manne de données que le marché chinois, constitue une vraie réserve de valeurs pour Facebook ou pour Google, un levier financier qui risque de perdre en rentabilité si les plateformes ne coopèrent pas avec les États. En plus de l’argument économique, il y a un certain argument moral : les utilisateurs étatsuniens prennent exemple sur les internautes européens, de plus en plus attachés à leurs droits numériques, à la protection de leurs données et, finalement, à la préservation de la démocratie. Bien sûr que vous trouverez toujours des personnes, dans la Silicon Valley, pour clamer que les États-Unis sont à la pointe du combat pour la démocratie, sont le pays de la liberté individuelle et de l’émancipation… Ce n’est que partiellement vrai. Quand je me déplace en Allemagne, pour des cours ou des conférences, je rappelle parfois qu’en 1945, les États-Unis ont apporté la démocratie en Allemagne ; il est temps pour les Allemands de nous rendre la pareille…
Je suis choqué de voir certaines parties de l’Amérique se tourner vers le style autoritaire qu’une génération entière de soldats s’est battue pour éliminer en Europe… Il suffit de comparer très simplement l’attitude des Britanniques, qui expulsent Boris Johnson du pouvoir parce qu’il a enfreint les règles sanitaires pendant la pandémie, avec celle des Républicains, qui défendent Donald Trump, même s’il enfreint les règles de sécurité nationale…
Donc il y a bien des raisons d’être optimiste ?
Oui, mais la condition de cet optimisme c’est de ne pas limiter la technologie à une interface entre l’utilisateur et la machine. La technologie c’est d’abord des entreprises, et, de fait, leurs relations avec des États.
En ce moment, le Centre Pompidou célèbre la carrière et l’œuvre de Norman Foster. L’architecte Richard Buckminster Fuller, un personnage central dans vos deux grands ouvrages, est également très présent dans l’exposition sur Foster. Dans le projet de Fuller sur le vaisseau-spatial Terre, une conception très techniciste de l’écologie se dégage : cet effort pour réconcilier l’industrie, la technique de pointe et la préservation des ressources est-il encore pertinent, crédible aujourd’hui ?
Buckminster Fuller avait tort sur un point il me semble : l’aspect totalisant, systémique, sur lequel il insistait en travaillant sur l’appropriation collective des technologies. Il me semble que c’est une fausse piste, car ces systèmes collectifs sont précisément les moins soutenables. Pour assurer la stabilité d’un service comme les emails et leurs pièces jointes, il faut faire travailler des serveurs, rassemblés dans les grandes fermes qui occupent désormais certaines zones reculées. Franchement, une telle infrastructure pour un service aussi mince donne vraiment l’impression de gaspiller l’énergie…
Je vais prendre un autre exemple : dans certains espaces ruraux, on utilise des trackers numériques pour mesurer l’état de la faune et règlementer la chasse, de sorte que les chasseurs ne tuent pas trop d’ours par exemple, et intègrent leur activité dans un écosystème. Il existe donc bien des usages locaux, particuliers, des technologies qui peuvent se faire dans des directions respectueuses de l’environnement et de façon pleinement soutenable. Ma critique à Buckminster Fuller vise donc plutôt à se demander : dans quelles circonstances pouvons-nous utiliser la technologie, et dans quelles situations ne le pouvons-nous pas ? La technologie n’est pas un système universel, et elle n’a pas réponse à tout. La seule institution que je vois capable de statuer à ce sujet et de discriminer ces deux types de situation est l’État.
L’un des plus grands défis posés par la technologie aujourd’hui n’est pas la technologie elle-même, mais la capture de l’appareil réglementaire étatique par les grandes firmes technologiques, ce qui s’est absolument produit aux États-Unis. Il me semble que cela n’est pas encore advenu en France, en Grande-Bretagne ou en Allemagne ; je compte sur ces nations pour nous aider à sortir de l’impasse.
NDLR : l’ouvrage de Fred Turner Aux sources de l’utopie numérique, traduit de l’anglais par Laurent Vannini et paru en 2012 aux éditions C&F, est toujours disponible en librairie.