Valenciennes ou le sabordage d’une école d’art
C’est là – vu de loin, en première approche – un fait d’actualité minuscule émanant d’une lointaine province, soit l’asphyxie progressive d’un établissement de formation de qualité, l’École supérieure d’art et de design (Esad) de Valenciennes en l’occurrence, placée depuis quelques années sous l’éteignoir financier de la Collectivité locale l’ayant en charge, dans le contexte critique réservé aux Établissements publics de coopération culturelle (Epcc).
Il faut y voir l’effet d’un choix politique : entre 2011 et 2022, la réduction de la contribution municipale aura été drastique[1]. Un choix qui est doublé d’un argument présenté comme objectif : l’accroissement hélas continu de charges de fonctionnement énergétiques, ici comme ailleurs. Un choix et une « fatalité », désignée comme telle, avec cette conséquence : la sortie de l’établissement en question du dispositif Parcoursup à la rentrée 2023, au motif d’économies temporaires. Cette décision lui interdisant de recruter des étudiants en licence, le conduit tout doucement, année après année, à la fermeture définitive.
Ont été déjà nombreuses les manifestations de désarroi, de dépit et de colère au sujet du sort réservé à l’Esad valenciennoise, à commencer par la mobilisation de l’ensemble de ses équipes, étudiantes et étudiants, corps enseignant, administration. Elles ont, un peu, été relayées par les organisations auxquelles ces équipes sont affiliés, par la presse et les réseaux sociaux, au local comme au national.
La contribution présente aurait peu de sens si elle ne faisait que s’ajouter au chœur, estimable et nécessaire, de ces indignations. Il lui revient à s’efforcer de replacer – de l’extérieur où elle se situe – cette affaire dramatique – pesons les mots – dans une perspective plus générale.
Mais disons-le d’abord tout net, ma position ne saurait être neutre. Si je ne saurais être tenu pour un local, je suis un Valenciennois de naissance et de cœur, qui aura été bercé aux collège et lycée Watteau bien-nommé dans le culte des gloires du siècle d’or local (les Watteau précisément, puis Carpeaux, Pater, Harpignies, et j’en passe), tout en étant inscrit aux cours de dessin-peinture de ses « Académies ». « Valenciennes, Athènes du Nord » allait jusqu’à proclamer sur les bas-côtés de la pimpante autoroute Paris-Bruxelles d’alors, une cité fière de son patrimoine artistique. Est-il seulement concevable de la savoir désormais dépourvue de son école d’art ?
Car ce passé ne ferait sens s’il ne fonctionnait comme l’appui d’un projet artistique, de formation et culturel des plus contemporains, porté par une équipe de qualité, aussi vivant que nécessaire dans un bassin de population qui souffre d’un certain nombre de handicaps de formation, et d’accès à la culture. Cela seul compte véritablement en définitive.
Une école d’art et de design, acteur social et facteur d’attractivité
Parlons économie puisque c’est là l’argument invoqué pour la fermeture. Ne passons pas sous silence les difficultés de trésorerie – du reste des économies d’échelle sont sans doute envisageables sur le plan énergétique au regard de conceptions architecturales sur des programmes analogues (Enad Limoges, Ensa Nantes, etc.) – mais envisageons la chose plus largement, sur un plan macro-économique, si je puis dire.
Mettons un instant de côté les enjeux artistiques, éducatifs et culturels en tant que tels – s’il était possible. Et voyons à quoi tient l’attractivité d’un projet urbain dans la compétition que se livrent les métropoles. N’est-ce aujourd’hui le plus souvent lié à la qualité de l’offre artistique et éducative au sens large, à l’existence de musées et de centres d’art de qualité, et plus largement à ce que l’économie politique tiendrait pour du « divertissement culturel » ? Comment attirer autrement les CSP+ dans une « petite métropole » à l’ombre de plus grandes ? Et cela tombe bien, cette offre en services publics de qualité peut aussi contribuer à réduire le « gap » culturel des moins bien lotis dans la vie – qui ne sont pas des moins nombreux dans une agglomération comme celle de Valenciennes.
Il est un indicateur très puissant de la mutation s’opérant dans le « désir des villes ». Cela a été « l’effet Bilbao » : déprise industrielle, rétrécissement urbain (shrinking city), déprime démographique… et puis ce projet un rien dispendieux et tape-à-l’œil, mais architecturalement inédit (Gehry, arch.) et artistiquement qualitatif, pour faire d’une ville de province en perdition, un attracteur international. Une expérience de trente années d’âge maintenant et un effet pourtant toujours puissamment actif.
Autre cas extrême, celui des monarchies pétrolières du Golfe à l’approche du tarissement de l’or noir : dans quel capital investissent-elles ? Dans la formation (universités occidentales dont notre Sorbonne), les musées (dont notre Louvre Abu Dhabi – Nouvel, arch.) et la culture…
Valenciennes n’est ni Bilbao, ni Abu Dhabi.
Parlons donc écoles d’art ; et replaçons-nous à l’échelle française. Nantes, ou plutôt L’île de Nantes et ce développement urbain, démographique et économique phénoménal survenu en quelques décennies… Avec quels fers de lance ? École d’art (comme à Valenciennes un Epcc territorial – Fr. Azzi, arch.) et école d’architecture (de statut national – Lacaton & Vassal, arch.), dans un « Quartier de la création » bien nommé.
Tourcoing ? Autre shrinking city, à la française cette fois… et l’arrivée soudaine du Studio national des arts contemporains du Fresnoy (Tschumi, arch.), un Ovni débarqué dans les années 90, auquel on a fait (peut-être un peu à bon droit) tous les procès en élitisme (deux promo de 30 étudiants pour un équipement immense et des budgets de fonctionnement conséquents) ; mais qui a su progressivement susciter l’installation d’un quartier d’industrie audiovisuelle dans ses abords immédiats : ladite Plaine Images. Soit l’art comme attracteur économique ici encore…
Nantes, Tourcoing… trop grandes cités pour être comparées à Valenciennes ?
Mais plutôt que de se complaindre sur le sort d’une agglomération sinistrée, il revient au politique d’activer ses leviers stratégiques, à commencer par sa culture populaire réputée « technique ». Souvenons-nous de cette secrétaire d’État aux universités, Alice Saunier-Séïté, située à l’horizon centre-droit de l’échiquier politique, qui fit, dans les années 70, des bassins ouvriers des métropoles de taille moyenne, le fer de lance d’un programme de développement de centres universitaires à vocation technique. Avec le recul, on pourra toujours discuter l’équation « enfants d’ouvriers = filière technique » ; mais il est vrai que le germe a pris au Hainaut, avec ces spécialités de formation audiovisuelle de haut niveau, voulant qu’un nombre conséquent de techniciens de plateau des télévisions publiques ou privées soit passé par Valenciennes…
Du reste, entre formation audiovisuelle et enseignement artistique, les connexions ne sont-elles envisageables ? Une école d’art est le lieu même de tous les possibles.
Considérons un dernier barreau d’échelle : Annecy, et l’École supérieure des arts d’Annecy-Alpes (Esaaa). Un site sublime sur le lac, une architecture moderne célébrée (Wogenscky et Miquel, arch.), mais un gouffre financier en matière énergétique – bien pire que le cas valenciennois qui présente tout de même l’avantage d’avoir fait l’objet d’une réhabilitation récente sur le site hautement symbolique de l’ancien siège des aciéries Usinor (Paillard, arch.) – grevé, qui plus est, par un « fardeau patrimonial » à gérer (label architecture du XXe siècle). Mais s’est ici montée une mobilisation farouche de la Ville et de la Communauté d’agglomération, qui ont pris le taureau par les cornes, en comprenant qu’il s’agit là d’un atout de poids à faire jouer dans cette périphérie lointaine de la métropole genevoise… Et une réhabilitation d’ampleur de s’ensuivre (Vurpas, arch.) ; cela pour en parler en connaissance de cause, ayant été associés à cette réflexion avec nos promotions d’étudiants en architecture ces deux dernières années.
Trop riche, Annecy ?
L’École d’art de Valenciennes mérite mieux qu’un Requiem.
Carpeaux, Crauk, Hiolle, Jonas, Lemaire, Pujol, et Watteau ne pardonneraient pas son abandon par les édiles locaux. Laurent Degallaix ne peut être le maire liquidant d’un trait de plume une institution née en 1782 – une des plus anciennes de France – ayant conféré à la ville une identité active.
Mais il est temps aussi d’accepter relever le gant d’Alice Saunier-Séïté. On oubliera sans doute l’impulsion qui a été la sienne dans la destruction de l’université de Vincennes (et son transfert à St Denis) ; on retiendra sa capacité à penser le « maillage du territoire national en offre de formation », pour user d’éléments de langage contemporains. Car un établissement supérieur public ne saurait être sans accompagnement de l’État. Rima Abdul-Malak ne peut être la Ministre des fermetures d’écoles d’art, fussent-elles « territorialisées ».
Des établissements territorialisés, placés à la merci des édiles locaux
Valenciennes n’est pas un cas isolé. Elle représente au contraire par devers elle, à la fois l’amorce et l’emblème d’un phénomène d’ampleur affectant ces établissements que sont les Epcc. Disons donc de quoi sont faits ceux-ci, créés sous un régime juridique spécifique en 2002. Comme le précise la Loi, dans sa dernière version (2016) : « Les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent constituer avec l’État et les établissements publics nationaux un établissement public de coopération culturelle chargé de la création et la gestion d’un service public culturel présentant un intérêt pour chacune des personnes morales en cause et contribuant à la réalisation des objectifs nationaux dans le domaine de la culture. »
Toute l’ambiguïté réside dans ce : « [elles] peuvent constituer avec l’État ». Ce dernier n’est en effet pas nécessairement partie prenante d’un tel établissement, qui peut aussi bien être porté par deux collectivités territoriales. Et pourtant, les Epcc contribuent « à la réalisation [d’]objectifs nationaux dans le domaine de la culture ». Autant dire que leur existence tient à un fil, au bon vouloir des édiles locaux, qui assurent l’essentiel de leur financement, tandis que le désengagement général de l’État se caractérise, ici comme ailleurs, par la prescription d’objectifs généraux de contenus et de leurs modalités formelles de validation pour que, dans le cas de ces établissements supérieurs décentralisés, les diplômes soient reconnus par les tutelles, cela sans accompagnement matériel idoine.
On peut y voir la logique, somme toute, de ce pyramidage institutionnel hexagonal voulant que l’infrastructure des établissements primaires revienne aux communes, celle des collèges aux départements, et celle des lycées aux régions – tandis qu’il incombe à l’Éducation nationale d’édicter les programmes… Avec cette spécificité concernant le cas nous occupant ici : si la logistique de l’échelon du supérieur revient en principe à l’État, et c’est le cas des universités (encore que les lois Pécresse sont passées par là, incitant à une course aux armements financiers entre pôles concurrents pour obéir au dictat de Shangaï), les Epcc dégringolent en quelque sorte de quatre échelons pour voir leur existence inféodée à la durée de vie à brève échéance des calendriers électoraux municipaux, ainsi qu’au bon vouloir d’Élus à l’endroit de la culture. Un ou deux mandats suffisent, pour qu’un roitelet indisposé décide du sort d’un établissement multiséculaire. Le sabordage de Valenciennes se joue aujourd’hui sur ces entrefaites.
Si l’on sait la crise des coûts énergétiques cruelle pour les bourses locales, il relève en effet de l’arbitrage du maire, sinon de son arbitraire, que de sacrifier une école d’art (non chauffée, dans le cas présent, toute la dernière saison) plutôt qu’un équipement d’un autre ordre, et d’investir dans l’agrandissement du golf municipal de 9 à 18 trous (décision communautaire 07 février 2019) plutôt que dans l’art et la culture…
Un désengagement de l’État asymétrique, l’iniquité érigée en système
Mais cela ne dédouane en rien l’État de ses responsabilités, car le phénomène Epcc est à la fois conjoncturel (autant d’établissements, autant de circonstances plus ou moins favorables, sur le plus ou moins long terme) et structurel : il paraît difficilement concevable qu’une politique d’accréditation des formations et diplômes n’ait pour corollaire un respectable soutien financier « central ».
Un syndicat d’étudiants en écoles d’art et de design, Le Massicot, constitué courant 2021, a d’abord porté des revendications d’ordre social (précarité étudiante, harcèlement moral ou sexuel, discriminations, remboursement des frais d’inscription des boursiers en écoles territoriales, distribution gratuite de protections périodiques, changement du nom d’usage pour les élèves transgenres). Cette mobilisation s’est depuis lors jointe au « cadre inter-organisations » Écoles d’art et de design en lutte, dont les communiqués de décembre 2022 et janvier 2023 alertaient les pouvoirs publics sur l’impossibilité des Epcc de faire face à « des coûts de gestion importants, liés à leur soi-disante « autonomie » ». Et d’exiger « la consolidation de l’engagement des collectivités concernées par la présence d’écoles sur leur territoire, dans une juste répartition des charges et compétences entre municipalités, agglomérations, départements et régions [et] un réengagement majeur de l’État [ne pouvant] s’abriter derrière le statut des écoles pour abandonner ses responsabilités. [Pour conclure] : un plan financier d’urgence est nécessaire ! ».
Selon Le Massicot, plus de vingt établissements sur quarante-cinq étaient affectés par des désordres financiers importants et des mobilisations conséquentes en début de cette année ; un état des lieux réalisé sur dix-huit écoles indiquant à cet effet que « plus de la moitié prévoient une situation déficitaire pour 2023 et font état de pertes de financement au cours des dernières années ».
Car, comme le relayait le service d’information spécialisé AEF Info (en date du 02 mars 2023) : « Plusieurs griefs sont adressés [via l’Association nationale des écoles supérieures d’art (Andéa), le 22 février 2023] au ministère de la Culture, accusé d’alimenter l’existence d’un système « à deux vitesses ». Les dotations de l’État subissent depuis 12 ans « une baisse de 14 % à euros constants », tandis que l’inflation a été compensée pour les écoles nationales. Elles sont réparties de « manière très inégale », regrette [l’Andéa], qui préférerait une « clé de répartition claire en fonction du nombre d’étudiants ». Ces constats – ajoute ce média – rejoignent les conclusions du rapport de la Cour des comptes sur L’enseignement supérieur en arts plastiques (2020), qui observe que ces écoles « ont subi une érosion en euros constants de leurs moyens que n’ont pas connue les écoles nationales ». »
Cette indignation a également été relayée par un collectif d’artistes appelant l’État à « ne pas abandonner les écoles d’art et de design » dans une tribune parue le 24 février dernier dans Libération : « Les 45 écoles supérieures d’art et design publiques n’ont pas toutes le même statut : 10 sont directement gérées et financées par l’État (Paris, Nice, Cergy, Bourges) et [ces] 35, dites « territoriales », sont financées en moyenne à hauteur de 12 % seulement par l’État et 88 % par les collectivités territoriales, [alors qu’elles délivrent pourtant des diplômes nationaux reconnus par le ministère de la Culture de grade licence et master – les mêmes que ceux qui sont délivrés dans les écoles nationales, et après une même évaluation par le Haut conseil de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) comme tout établissement d’enseignement supérieur]. »
Et d’égrener les conditions de traitement défavorables des « locales » : statut d’agents territoriaux obsolète et contradictoire avec des missions de l’enseignement, boursiers non exonérés des droits d’inscription, exclusion des dispositifs d’aide d’urgence aux établissements (dont ceux affectés à la hausse des dépenses énergétiques). En s’insurgeant de la sorte : « Nous affirmons que ce service public est essentiel, que ce réseau d’écoles permet un accès à l’enseignement artistique pour toutes et tous et l’émergence de talents issus de tous nos territoires et de toutes les classes sociales. Les écoles territoriales, de la même manière que les nationales, nourrissent les scènes artistiques et politiques culturelles. Dispensant des formations d’excellence, ouvertes sur les savoir-faire traditionnels, les nouvelles technologies, mais aussi les mutations de la société, elles forment une diversité de créatrices et de créateurs à une échelle internationale. » Le cas valenciennois accrédite complètement ce point de vue, on en a fait plus haut la démonstration.
Mais il est plus troublant encore, si l’on peut dire. Ainsi un Cédric Loire, co-président de l’association Andéa s’inquiétait-il, dans les colonnes d’AEF, du développement du secteur privé, corollaire « naturel » de cet effondrement du service public : « En fragilisant nos écoles, on favorise des établissements privés qui sélectionnent leurs étudiants par l’argent, et on rend donc plus difficile l’accès aux écoles d’art pour ceux qui n’ont pas le capital financier nécessaire ». Le journal Télérama, le 19 janvier 2023, ne disait pas autre chose : « Alors que de plus en plus d’écoles privées se placent sur le marché avec des formations coûteuses, l’État veut-il conserver un enseignement artistique de haut niveau accessible à tous en y mettant les moyens, ou le réserver à une minorité de privilégiés ? »
Nous sommes à la croisée des chemins, à Valenciennes et ailleurs. Enseignement riche et diversifié délivré en service public, l’État assumant ses responsabilités ; ou golf à dix-huit trous et gamins de bonnes familles placés en établissements privés. Il nous incombe de choisir, de faire pression sur nos Élus pour qu’ils fassent montre de bon gouvernement – comme aurait dit Latour à la suite de Lorenzetti.
Et j’ajouterai, sur cet autre plan, tout autant essentiel : il leur revient, il nous revient de choisir entre le libre-arbitre d’investisseurs pourvoyeurs d’établissements de facture architecturale générique, ou qualité des équipements servis dans des architectures de qualité, retenues sur appels d’offres concurrentiels. Car l’esthétique ne tient en l’espèce pas seulement des programmes pédagogiques des écoles d’art ; elle se joue aussi dans la puissance technique, intellectuelle et symbolique de ses établissements, soit – qu’ils soient nationaux ou territoriaux – l’exigence architecturale de Nice (le « clou » de Marot), de Nantes, de Tourcoing, d’Annecy – et de Valenciennes.