Littérature

L’État de guerre et le vers à la découpe – sur Manhattan Project de Stefano Massini

Écrivain

Comment mettre fin à la guerre ? C’est la question en filigrane du nouveau roman de Stefano Massini, Manhattan Project. L’interrogation, pleinement contemporaine, prend racine dans le récit, entre vers et prose, du projet Manhattan, genèse d’une humanité nucléaire.

Rappelons-nous le bel article d’Eric Loret sur le beau récit d’Olivier Rohe, Chant balnéaire, dans la critique d’AOC du 23 janvier. Il n’était pas seulement question du chant des baleines ni des bombes sur l’eau mais de l’état de guerre en général.

publicité

Et nous pouvions lire au passage que ce récit était composé en vers, libres bien sûr, et « quelques parties en prose dont la poétique se renouvelle en avançant ». La remarque vaut qu’on s’y arrête – ne serait-ce que pour souligner la minceur de la frontière entre la poésie et la prose, la dialectique de sa fabrique pour reprendre le mot à Ponge et les ressorts de son avancée.

Chant balnéaire se passe au Liban, Mahmoud ou la montée des eaux d’Antoine Wauters a lieu sur un lac en Syrie, comme si le Moyen-Orient attisait la veine poétique, comme si on pouvait y entendre un écho de Seule la mer qu’Amos Oz avait écrit il y a vingt ans. Chez l’un et l’autre, le vers est le fait d’une respiration, haletante ou plus posée, selon les pages et les moments. Il n’en va pas de même pour toutes les tentatives, loin de là. Et on peut avoir parfois le sentiment de voir des œuvres constituées de vers à la découpe.

Avec ce Manhattan Project, Stefano Massini s’inscrit à son tour en vers on ne peut plus libres dans le questionnement de la guerre. Il s’y lance sous l’angle d’une question subsidiaire : comment mettre fin à la guerre ? Même s’il remonte à la deuxième guerre mondiale, il s’ouvre pour le moins à une question d’actualité, où flotte le spectre de l’Ukraine. Étrangement, ou pas, il sort la même année que le film de Christopher Nolan, Oppenheimer, et qu’un autre roman de la rentrée, Tasmania, en prose celui-ci, écrit par Paolo Giordano, physicien de formation et de profession, écrivain de renom, qui consacre un chapitre aux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki[1].

Massini, lui, est un homme de théâtre prestigieux dont le royaume a pour cœur le Piccolo Teatro di Milano. Le théâtre l’a conduit en quelque sorte au roman avec Les frères Lehman (Qualcosa sui Lehman), quelque chose de la banque et de l’histoire en effet, démontrant l’aptitude de la littérature à brasser le monde. Auparavant, il avait écrit et monté une pièce consacrée à la journaliste Anna Politkovskaia, assassinée par les sbires du FSB à Moscou en 2006. C’était déjà la guerre (en Tchétchénie) et déjà des vers.

Nous avons appris au lycée qu’il valait mieux, généralement, ne pas séparer la forme du fond. Pour une fois, je ferai l’inverse. Je m’en tiendrai à deux trois remarques simples sur la forme, qui sont d’abord des observations. Il s’agit donc de vers, de lignes qui en quelque sorte vont à la ligne au lieu de former des paragraphes ; beaucoup de ces vers sont courts, quelques-uns sont plus longs et donnent à l’ensemble un certain équilibre ; le même vers est parfois répété, trois fois de suite, ou quatre, ou cinq, voire sept fois, ce qui crée indubitablement un effet visuel et sonore, confère un rythme au récit/poème et donne l’impression d’une litanie émaillée de noms propres, de nombres et de mots scientifiques ; ce processus correspond sans doute à la dimension théâtrale qui sous-tend un texte écrit pour être dit sur une scène et nul doute que nous le lisons pour une part ainsi.

En somme, Manhattan Project nous laisse devant cette question que je me garderai de trancher : s’agit-il (ou non) de vers à la découpe ? comme s’il y avait un texte initial en prose débité pour le rendre plus original ou, en tout cas, un texte déplié sans ce travail précis sur le vers qui soit capable de donner une assise réellement poétique à la narration puisque la poésie, bien entendu, peut être narrative. Reznikoff parmi les premiers au XXe siècle l’avait démontré.

Là encore, on perçoit dans le livre un écho très contemporain : c’est quoi être en guerre ?

Sur le fond, on peut applaudir une tentative passionnante d’embrasser un tel sujet. Dans une brève préface, Massini s’en déclare « amoureux » et précise qu’il l’a porté pendant quinze ans. Une fois trouvé le rythme de croisière pour la lecture, on y avance avec un vif plaisir, d’autant que la construction est d’une simplicité qu’on pourrait dire biblique.

Au début, il y a « une valise ». C’est la valise du physicien Leo Szilard, la valise de tous les émigrés qui arrivent à New York, c’est une valise dont le contenu est classique, chemises, crayons, etc, mais c’est aussi une valise mentale qui contient des paysages et des histoires du pays d’où on vient. Szilard a trente-neuf ans, il est le plus âgé de ce que Massini nomme « le clan des Hongrois », qui lui permet d’inclure Greta Garbo dans son projet. Ses collègues du groupe de recherche sur les particules nucléaires arrivent sur scène tour à tour, chacun sa valise, chacun ses souvenirs, chacun son caractère et ses lubies. Jenö Wigner, Paul Erdös et Ed Teller ont aussi quelques points communs qui favorisent le retour de Garbo dans la boucle avec le magicien Houdini et Bela Lugosi dans le rôle de Dracula au cinéma. Ils sont juifs, exaltés par la fission de l’atome et le défi qui leur est lancé ; leur méthode est vue à travers cette interrogation fondamentale : « ce qui arriverait si ». À l’arrière-plan, trône le ghetto de Budapest, l’image tragique de cette vieille femme qu’« ils avaient frappé à mort devant lui/ parce qu’elle n’avait pas compté jusqu’à 10 en allemand ».

Chaque partie renvoie à un livre de la Bible. Manhattan Project est parsemé de mots et de bouts de phrases en yiddish ; benkshaft, le plus courant, représente une espèce de mélange à basse intensité de nostalgie et de mélancolie qui colore l’ensemble de la scène. Toutefois, la seconde partie aborde le projet sous un angle plus concret. Massini en profite pour recycler la banque Goldman Sachs, ça tombe bien, car elle va contribuer à financer la recherche nucléaire. Il en profite aussi pour citer au passage le chapitre 3 de l’Ecclésiaste : « il y a un temps pour tout/ pour aller mal et pour aller bien », une citation qui ne mange pas de pain, il faut bien le reconnaître. Sachs sert de go-between avec le président Roosevelt, attire son attention sur le roi des Belges et sur les réserves d’uranium au Congo, une matière première jusque-là banale, qui « ne servait qu’à décorer la céramique », et qui devient un enjeu essentiel. Pendant ce temps-là, les nazis et « le barbouilleur », à savoir Hitler, envahissent petit à petit l’Europe. Là encore, on perçoit dans le livre un écho très contemporain : c’est quoi être en guerre ?

L’attaque japonaise sur Pearl Harbor fait basculer le livre dans la troisième des quatre parties. Oppenheimer y apparaît, avec sa valise, ce qui est une façon de parler puisqu’il était citoyen américain, on ne peut plus new-yorkais. À ce que je sais de son enfance, il s’intéressait davantage aux cristaux de roche et à la mythologie grecque qu’aux images bibliques que lui prête joliment et habilement Massini. À côté de lui, des personnages secondaires apparaissent mais le chapitre leur donne la place et le temps de se déployer.

Vannevar Busch est le conseiller scientifique de Roosevelt ; il vient frapper à la porte d’Oppenheimer, il l’a choisi pour son obsession des nombres et pour son aptitude à résoudre une équation dont toutes les variables soient en harmonie ; un exemple témoigne de son goût pour les énumérations qui tiennent un peu de Prévert en moins hétéroclite, quand il ajoute dans la description de la cuisine « 10 assiettes/ 16 verres/ 9 cuillers/ 4 planches à découper/ 6 casseroles/ 3 bols/ 7 soupières/ et 5 nappes/ dont 2 à losanges et/ 2 à fleurs / et une teinte en turquoise » pour démontrer la complexité de la moindre composante du réel et suggérer ce que serait un effort de mémorisation. Cela dit, le vrai motif de la visite, c’est de le convaincre qu’il s’agit de « la guerre des guerres ».

Oppenheimer accepte. Il prend donc la tête du comité chargé des prémices du projet. Le sérieux de l’affaire n’empêche pas Sachs de raconter la mésaventure advenue à l’armée autrichienne lors du premier bombardement aérien (près d’un siècle auparavant) : les deux cents explosifs accrochés à deux cents montgolfières envoyés vers Venise mais ramenés par un vent contraire avant d’exploser au-dessus des rangs autrichiens ; en vrai, semble-t-il, plutôt une vingtaine d’aérostats lancés depuis un navire de guerre ancré au Lido, applaudis malgré le siège par les Vénitiens, comme s’ils étaient au spectacle. Massini prête encore à Szilard un exemple concret de la question infinie des conséquences en chaîne à partir d’un simple pétard lancé par un gamin à Londres ou, pourquoi pas, « un feu d’artifice à la fête du maïs ».

Et c’est parti. Il n’y a plus qu’à chercher la formule magique – la formule de la bombe, la formule du poème. Oppenheimer est également à la recherche de son propre équilibre et des données de son équation personnelle. Dans une géniale conversation d’étudiants avec Paul Dirac devant le lavabo « au carrelage vert » des toilettes de Cambridge, ils en viennent à concevoir la tristesse et le chagrin comme une « forme d’énergie analogue à l’énergie nucléaire » puis à se poser, au fond, la vieille question traitée par Hume : sommes-nous faits de fragments qui se séparent ou de matière qui conserve son propre lien ?

Manhattan Project avait commencé avec les patriarches et les rois. Il finit avec les prophètes et les grands prêtres.

La quatrième et dernière partie obéit à un bref crescendo. La logistique est à l’ordre du jour du printemps 1942 ; ce sont les voyages quotidiens d’Oppenheimer, depuis New York, dans les différents centres de recherche, Chicago, la Californie, le Tennessee, Washington, Berkeley à nouveau en Californie, les centaines de chercheurs et d’ingénieurs sur chacun des sites, le secret absolu qui les entoure, le compte à rebours pour savoir si le projet peut être lancé. Ce compte à rebours est en même temps une course de vitesse qui fait entrer dans l’équation le nombre de morts chaque jour à la guerre : environ dix mille, soit un million en cent jours.

Ainsi la question comment mettre fin à la guerre se double-t-elle de la question comment mettre fin au massacre de vies humaines. Mais elle se dédouble aussi en un paradoxe cruel et redoutable : créer un engin de mort pour mettre fin aux morts. Les scientifiques évitent pour l’instant de l’envisager. Les financiers et les politiques réfléchissent déjà à la puissance que la bombe donnerait au pays qui la possède, la puissance réelle et symbolique, on le verra sous peu lors de la rencontre de Postdam et des négociations avec Staline quand le tout nouveau président américain Truman apprendra la réussite du « test » à Los Alamos. Les éléments de réflexion sont somme toute assez simples : la paix c’est l’absence de guerre ; les neuf zéros des milliards de dollars en seront non pas le prix à payer mais les profits à attendre.

Manhattan Project avait commencé avec les patriarches et les rois. Il finit avec les prophètes et les grands prêtres. Quelles que soient les qualités de leur œuvre, Massini et Nolan délaissent une dimension pourtant essentielle du sujet qui nous ramène à la puissance du vers.

Cette dimension c’est la poésie.

D’où vient le nom de baptême de Trinity qu’Oppenheimer a donné à l’essai décisif de Los Alamos ? D’un sonnet d’amour de John Donne. Que fait-il la nuit qui le précède ? Il relit Baudelaire, il le relit après avoir été réveillé par des milliers de grenouilles et après avoir allumé une énième cigarette. À quoi pense-t-il après l’explosion ? Au poème du Baghavad-Gita, la partie centrale du Mahabharata, à la splendeur du rayonnement des mille soleils et à la puissance dévastatrice de Shiva. Après le bombardement de Nagasaki, il relit Macbeth, partagé entre son admiration pour la pièce et l’épouvante provoquée par les spectres ; il reste à tout jamais hanté par l’idée qu’il a du sang sur les mains.

Et la poésie nous conduit à la vie, c’est-à-dire aussi la suite de la vie pendant le projet et la fin de la vie qui ne peut que l’éclairer.

C’est le droit le plus strict de Massini de tirer Oppenheimer du côté des prophètes mais c’est oublier que, s’il a étudié dans une école juive, cette école était laïque et s’en flattait, c’est oublier que la religion n’a jamais été sa tasse de thé même s’il connaissait par cœur les versets de l’Apocalypse, c’est oublier qu’il était bien davantage sensible aux sorcières de Macbeth et qu’en trois jours de train transcontinental il avait été capable d’avaler les six tomes du Capital. C’est encore son droit le plus strict, évidemment, de le laisser aux dernières pages à l’aube de la mise en œuvre du projet Manhattan en compagnie de Jérémie et de la branche d’amandier, même s’il y joint les cendres (quatre fois) et le rien (sept fois).

Giordano rappelle, dans Tasmania, qu’aux portes de la mort, Marie Curie continuait d’imaginer que « les radiations qu’elle avait découvertes n’apporteraient que du bien à l’humanité », mais c’était avant Hiroshima et la prise de conscience de ses retombées. Quant à Oppenheimer, il choisit d’être incinéré, ce qui n’est pas vraiment dans la tradition des prophètes. Un après-midi pluvieux, sa femme et sa fille dispersent les cendres au milieu de la baie de S. John, avec environ soixante-dix pieds d’eau en-dessous, sans un mot, ainsi qu’il le voulait.

Stefano Massini, Manhattan Project (traduit de l’italien par Nathalie Bauer), Éditions Globe, septembre 2023, 354 pages.


[1] Paolo Giordano, Tasmania, traduit de l’italien par Nathalie Nauer, Éditions Le bruit du monde, août 2023.

Bernard Chambaz

Écrivain, Poète

Notes

[1] Paolo Giordano, Tasmania, traduit de l’italien par Nathalie Nauer, Éditions Le bruit du monde, août 2023.