Terreur postcoloniale : en Allemagne, la fabrique d’une panique morale
Le 7 octobre 2023, les militants du Hamas franchissent la frontière israélienne. Ils tuent, enlèvent et torturent des soldats et des civils. Mille deux cents personnes sont massacrées, l’opinion publique est sidérée.[1]
Mais dans la petite ville de Gig Harbor, proche de Seattle, Christopher Rufo a une idée. La sidération causée par la brutalité du Hamas pourrait bien lui servir à attaquer ses adversaires au sein de l’université.
Rufo est un activiste de ce qu’il appelle lui–même la « nouvelle droite ». Documentariste, politicien raté mais essayiste à succès, ancien consultant de Donald Trump et de Ron DeSantis, grand admirateur du chef d’État hongrois Viktor Orbán, Rufo a un faux air de Ryan Gosling et un vrai vocabulaire à la Luddendorff. Son manifeste pour une « contre-révolution » conservatrice se lit comme un pamphlet des années 1920.[2] Rufo appelle à une « reprise en main » des universités pour permettre, dans un proche futur, une reprise du pouvoir politique. Selon lui, le monde universitaire est un bastion de résistance aux idées conservatrices.
Rufo s’est fait une réputation en s’attaquant aux études de genre, à l’intersectionnalité et à la théorie de la race critique dans un livre à succès publié en 2023, America’s Cultural Revolution.[3] Sa stratégie est celle, bien connue, de la « métapolitique » : influencer l’opinion publique pour transformer le politique. Agir sur les discours afin de prendre le pouvoir.[4] Une semaine après les attaques du Hamas, Rufo explique à ses abonnés sur X (Twitter) comment faire usage rhétorique de l’attaque terroriste :
« Les conservateurs doivent créer dans l’esprit du public une forte association entre le Hamas, Black Lives Matter, les Démocrates Socialistes Américains et la « décolonisation » universitaire. Reliez les points, puis attaquez, délégitimez et discréditez. Faites en sorte que le centre-gauche les désavoue. Faites-en des intouchables politiques. »[5]
Le « postcolonialisme » est accusé de tous les péchés de l’apocalypse.
La mise en cause de savoirs universitaires n’a rien de nouveau. L’historiographie de l’Holocauste fut attaquée par les négationnistes dès les années 1960, les études biomédicales sur le cancer ont été mises en doute par l’industrie du tabac depuis les années 1970, tandis que les résultats des sciences du climat et de l’environnement ont été battus en brèche par les lobbyistes depuis plusieurs décennies.[6] Les études postcoloniales et les approches décoloniales sont aussi la cible d’attaques récurrentes depuis plus de dix ans.[7] Mais l’attaque du Hamas du 7 octobre a fourni aux activistes de droite une opportunité unique pour créer une panique morale.[8]
Rufo a compris très vite qu’il était possible de déligitimer tout un domaine d’études en créant un lien entre terrorisme et approches décoloniales : « Connecter les points, puis attaquer, délégitimer et discréditer » écrit-il. À aucun moment il ne s’agit de construire un argument contre les études postcoloniales. Il ne s’agit pas de démontrer ou de prouver. Il s’agit d’associer : associer un paradigme scientifique à l’image du terroriste. Une stratégie bien connue sous le nom de « framing » : relier un mot (pour Rufo « décolonisation académique ») à une image (le terroriste tueur de civils) si forte que personne ne peut l’oublier.[9]
Peu après Rufo, c’est le « Netzwerk Wissenschaftsfreiheit » qui adopte cette stratégie pour tenter de prendre en main le champ universitaire germanophone. La Netzwerk Wissenschaftsfreiheit, comprenez « Réseau pour la liberté de la science », est une association créée en 2020, de professeurs d’université se disant inquiets des menaces qui pèsent sur l’Université : les études de genre, les études intersectionnelles, postcoloniales, etc.
En s’emparant du terme de « liberté scientifique », ce réseau de 760 professeurs et activistes dont certains ont des liens étroits avec l’extrême droite, a déjà réalisé un joli coup[10] : faire de cette notion connotée positivement, tirée de la Constitution de 1949, une arme de combat contre les savoirs critiques.[11] Ses thèmes de prédilections sont l’islam, les migrations, et la menace posée par les études de genre et le féminisme.
La lettre ouverte d’octobre 2023 est adressée à « toute les universités d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse ».[12] Le titre annonce un texte sur la « décolonisation » à l’Université, mais la première phrase met immédiatement l’accent sur le terrorisme : « La dimension monstrueuse du meurtre de Juifs par le Hamas semble indiquer un fossé infranchissable entre la civilisation et la barbarie ».[13]
La lettre n’est pas un chef-d’œuvre d’érudition. Elle est floue sur le plan conceptuel, ciblant tantôt la « décolonisation », tantôt le « postcolonialisme », qualifié d’ « approche », d’ « école de pensée », de « politique » ou de « science postmoderne », comme si tout cela était la même chose. Elle multiplie les erreurs factuelles, et se soucie peu de cohérence. Le « postcolonialisme » est accusé de tous les péchés de l’apocalypse : cancel culture, « discrimination » des chercheurs blancs, interdiction du « discours critique et intellectuellement productif », « érosion des principes fondamentaux de la science », « endoctrinement », « intimidation », et « restriction de la liberté académique ». Sur trois pages, elle ne mentionne aucune preuve, aucun exemple tiré de l’expérience allemande, suisse ou autrichienne.[14]
Mais ce document ne doit pas être lu pour son érudition. Il n’est pas fait pour convaincre, il est fait pour associer, à la manière de Rufo : « Hamas » – « meurtre de Juifs » – « barbarie » – « postcolonialisme ». Les universitaires qui étudient le monde postcolonial sont soupçonnés de soutenir la violence d’une organisation terroriste. Pas la moindre preuve, mais une image est impossible à oublier.
Dans les semaines qui suivent, une vague d’articles déferle sur la presse conservatrice germanophone, pour attirer l’attention sur le danger que représentent les théories postcoloniales. Ces articles sont construits de la même façon, répétant les même éléments clés : « Hamas », « terreur » et « études postcoloniales », « émotion », « irrationalité », « relativisme », « folie », « lavage de cerveau », « antisémitisme » et bien sûr « violence ».[15]
La panique morale autour des études postcoloniales fournit un prétexte utile pour des managers pressés de faire des économies.
Les études postcoloniales sont accusées de se détourner des valeurs de l’Occident et de trahir les intérêts européens.[16] Les articles sont illustrés par des photographies similaires : amphithéâtres d’universités, femmes en foulard, hommes en keffieh, drapeaux palestiniens, foules d’étudiants scandant des slogans. Le message, répété, est le même : l’antisémitisme le plus dangereux serait celui qui est « importé » par les intellectuels du Sud global, et par celles et ceux qui leur ouvrent les portes de leur université.[17]
L’enjeu est d’empêcher que les universités ne deviennent des « centres d’endoctrinement ».[18] Il faut donc arrêter immédiatement de financer les études postcoloniales.[19] L’attaque vise les tenants des études postcoloniales, mais aussi tous ceux qui les protègent. Les présidents d’université qui ne censurent pas les études postcoloniales font « partie du problème ».[20] Or ces attaques ne restent pas lettre morte.
Des campagnes de presses agressives ont ainsi conduit les instances universitaires à démanteler un département d’études urbaines à Bâle,[21] démettre un professeur invité d’anthropologie à Halle, annuler une série de conférences à l’Institut d’études africaines de Vienne, et à supprimer un Institut d’études du Moyen-Orient et de l’Islam à Bern. La panique morale autour des études postcoloniales fournit un prétexte utile pour des managers pressés de faire des économies, dans le contexte, assez nouveau pour les universités allemandes, d’austérité budgétaire.
Il ne fait aucun doute que l’antisémitisme est un problème grave en Allemagne – il est même en augmentation, plus de 2 249 délits antisémites ayant été enregistrés en Allemagne depuis le 7 octobre 2023.[22] Un cocktail Molotov a été lancé contre la synagogue de la Brunnenstraße à Berlin, des citoyens juifs ont été insultés dans la rue, sur leur lieu de travail et sur internet. Les agressions ne sont pas rares.
La lutte contre l’antisémitisme doit être une priorité et les universités ont un rôle clé à jouer. Mais en ciblant les études postcoloniales, les instances universitaires se trompent de cibles. Car elles peuvent au contraire être un atout pour combattre l’antisémitisme, penser l’émancipation et la justice sociale.[23] Bien sûr, ces thèmes ne conviennent pas aux partisans de la « révolution conservatrice ». La pire insulte de Rufo à l’égard des départements de sciences humaines critiques est de les qualifier de « ghetto de la justice sociale ». S’il savait d’où vient ce mot, il s’exprimerait peut-être différemment.[24]