Société

Les Qatar Papers – l’affaire du lycée musulman Averroès (2/5)

Politiste

En 2019, l’ouvrage de deux journalistes, anciens otages en Irak, jette l’opprobre sur Averroès en le liant au terrorisme islamiste. Des élus qui jusqu’alors avaient défendu le lycée, tels que le président de région Xavier Bertrand, deviennent ses premiers opposants, allant jusqu’à nier les conclusions d’un rapport de l’inspection générale de l’Éducation nationale. La plupart laissent faire, l’islam étant un produit politique hautement inflammable. Deuxième de cinq volets d’un article sur l’affaire du lycée Averroès.

Pour en revenir à Averroès, après un premier volet introductif, je remarque à la lecture du dossier que l’association, et par extension le lycée, n’a jamais été mise en question jusqu’au début de 2019, en dehors de quelques sorties publiques du Front national dans l’enceinte du Conseil régional à partir de 2015. Pourtant, avant cette date, certains points de sa gestion, mais aussi, par exemple, le rôle joué par son président d’alors, Amar Lasfar, qui présidait en parallèle l’Union des organisations islamiques de France au plan national, auraient sans doute pu susciter l’intérêt des pouvoirs publics.

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Ce qui me frappe, en fait, c’est une sorte d’anachronisme. Beaucoup des reproches qui sont faits par le préfet à Averroès en octobre 2023 portent en réalité sur une époque révolue durant laquelle les acteurs politiques ne s’intéressaient pas à l’établissement, le défendaient, voire l’encensaient.

Je prends notamment connaissance d’une vidéo d’une séance du Conseil régional des Hauts-de-France en octobre 2017. On y voit le président de région, Xavier Bertrand, et son vice-président devenu ministre du gouvernement Philippe, Gérald Darmanin, répondre de concert à une interpellation d’un élu frontiste sur, déjà, le financement d’Averroès par la Région.

Ils défendent alors avec force le lycée, expliquant en substance que c’est l’honneur de la République que de financer des établissements musulmans comme elle finance des écoles catholiques. Nous sommes après les attentats islamistes de 2015. Le lycée est présenté comme un modèle. Des élus importants vont d’ailleurs s’y rendre pour assister aux cérémonies d’hommage organisées après les attentats, cérémonies qui, notons-le au passage, auront lieu sans le moindre incident.

Le Conseil régional est par ailleurs représenté au conseil d’administration de l’association par l’un de ses vice-présidents, qui, jamais, ne fera la moindre remarque d’alerte et votera l’ensemble des textes présentés, dont les budgets.

Le sentiment qui prévaut donc en octobre 2023 est celui d’un traitement inéquitable et dépassé dans le temps du dossier et d’un projet de décision disproportionné par rapport à ce qui pourrait être effectivement et sérieusement reproché au lycée.

À l’automne 2023, les responsables de l’association prennent de nombreux contacts à l’échelle locale pour être conseillés ou soutenus. Finalement, seuls l’ancien président du Conseil départemental du Nord et sénateur démocrate-chrétien Jean-René Lecerf et le député socialiste du Nord Roger Vicot vont s’associer à une démarche d’étonnement devant les médias.

Cette situation perdure d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui : Averroès reste très largement un non-sujet politique, y compris au plan local. Tout se passe comme si les élus n’osaient pas prendre parti, sans doute parce que l’islam est un produit politique « hautement inflammable ». Je peux encore le mesurer au moment où j’écris ces lignes : il me revient en effet que ma position serait assimilée à un compagnonnage de route avec les « Frères », voire à une complaisance vis-à-vis du Hamas !

La question centrale, pour moi, consiste à dater le moment à partir duquel un établissement privé musulman passe du statut de « modèle » à celui de « paria ».

Seuls quelques syndicats de l’éducation nationale et la Ligue des droits de l’Homme réagiront, mais seulement après la décision du préfet. Ils seront rejoints par Les Verts et par LFI, qui prendra une position nationale pour dénoncer une logique du « deux poids deux mesures » en comparaison avec le traitement qui sera réservé, à Paris, au collège Stanislas.

Nous nous exprimons donc ensemble avec Jean-René Lecerf et Roger Vicot devant quelques journalistes avant la réunion de la commission consultative. Nous expliquons qu’après avoir lu tout ce qui nous était accessible, nous trouvons qu’une décision de résiliation, déjà annoncée par le préfet dans son courrier de convocation, serait injuste pour le lycée et constituerait un très mauvais message adressé aux musulmans de France. Nous proposons au préfet qu’il installe une commission de suivi du lycée dans le cadre du contrat et faisons acte de candidature pour y participer, en sorte de garants.

En parallèle, nous essayons de faire passer des messages oraux aux responsables politiques ou administratifs au plan national, sans succès.

Le cabinet du ministre Attal explique qu’il s’agit d’un dossier géré par le ministère de l’Intérieur du fait de son caractère « sécuritaire ». Le cabinet d’Élisabeth Borne apparaît conscient de la légèreté du dossier et du « signal » très négatif qu’il pourrait constituer pour les musulmans, mais indique qu’il n’est pas possible d’aller contre Gérald Darmanin sur un dossier « local » pour lui. Du côté du ministre, enfin, on explique faire entièrement confiance au préfet.

Parmi les nombreux étonnements qui sont les miens, le fait que les services de l’Éducation nationale se déportent du dossier et laissent la préfecture seule à la manœuvre. Cela aurait été somme toute logique si le dossier avait, au final, relevé effectivement de la sécurité nationale. Or, comme on le verra, les seuls arguments qui seront finalement avancés par le préfet auront à voir avec la pédagogie et la direction de l’établissement, c’est-à-dire, stricto sensu, avec les compétences de l’Éducation nationale.

La question centrale, pour moi, consiste à dater le moment à partir duquel les autorités publiques vont commencer à regarder Averroès avec méfiance puis défiance. Comment et pourquoi un établissement privé musulman passe du statut de « modèle » à celui de « paria » ?

La bascule intervient me semble-t-il au début de 2019, à l’occasion de la publication du livre Qatar Papers par deux journalistes, anciens otages en Irak en 2004, Christian Chesnot et Georges Malbrunot. Ils y écrivent entre autres choses qu’une institution qatari, la Qatar Foundation, a largement contribué au financement du projet immobilier de l’association Averroès dans le quartier de Lille-Sud, rappelant les liens entre le Qatar et les Frères musulmans et aussi la proximité des responsables de l’association avec ces mêmes Frères…

Le président de la Région Hauts-de-France, Xavier Bertrand, écrit alors très rapidement au ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, le 8 avril 2019. Dans son courrier, il dit être inquiet « à la fois des conditions du fonctionnement pédagogique de l’établissement, à la suite d’un rapport de 2015, et de ses sources de financement, en particulier en raison des révélations contenues dans un livre intitulé Qatar Papers, écrit par les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot, qui indique que l’établissement aurait touché 4 M€ d’une organisation non gouvernementale (ONG), en l’occurrence Qatar Charity pour financer son extension en 2014 ». Le courrier de Xavier Bertrand parle aussi d’une « tentative de rachat » de l’établissement par la Qatar Foundation en 2016 évoquée par les deux journalistes.

C’est sur la base de ces éléments qu’après avoir été interpellé par une élue du RN, il décide du gel des subventions de la Région au lycée. Celui-ci interviendra effectivement au début de 2020, avant même la fin de la mission de l’inspection générale demandée à Jean-Michel Blanquer.

Le président de région maintiendra sa décision de non-financement jusqu’en 2023. Celle-ci sera invalidée par la juridiction administrative au travers de divers jugements du tribunal administratif de Lille et, finalement, par le Conseil d’État, autorité suprême en la matière. Le non-versement de la subvention pendant plusieurs années contribuera à affaiblir les assises financières de l’association Averroès puisque c’est au total environ un million d’euros qui n’entreront pas dans les caisses de l’association jusqu’à la décision du Conseil d’État. Au moment où nous écrivons, et en dépit du jugement final, la Région n’a pas encore acquitté l’ensemble des sommes dues.

Le ministre Blanquer va répondre en deux temps à Xavier Bertrand. D’abord, par une courrier circonstancié en novembre 2019 – sept mois plus tard –, puis en diligentant un audit de l’inspection générale, qui rendra un rapport en juin 2020.

Le rapport de l’inspection générale, réalisé par deux inspecteurs expérimentés, précise d’emblée que : « Dans sa réponse adressée à M. Bertrand au début du mois de novembre 2019, le ministre indique que cet établissement fait l’objet d’une surveillance constante depuis sa création en 2003, et encore plus depuis son passage sous contrat d’association en 2008. Ces contrôles ont toujours montré que l’établissement respectait les engagements liés au contrat d’association avec l’État pour ce qui concerne le fonctionnement pédagogique. Toutefois, le ministre décide de diligenter une nouvelle inspection qui portera à la fois sur le fonctionnement pédagogique et administratif, réalisé par les services académiques avec le concours de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR), mais aussi sur le fonctionnement financier de l’établissement au travers d’un contrôle coordonné des comptes de l’établissement en lien avec les services régionaux des finances publiques. »

S’il est intéressant de s’appuyer ici sur le rapport de l’inspection générale, c’est parce qu’il n’a tout simplement jamais été cité par la préfecture tout au long de la démarche qui va conduire à l’annulation du contrat d’association. Auparavant, il n’est pas rendu public en juin 2020 par le ministère de l’Éducation nationale, au moment de sa remise par les inspecteurs, ni porté à la connaissance de l’association Averroès. C’est à l’automne 2023 seulement, lorsque la préfecture enclenche la procédure devant conduire à la remise en cause du contrat, que les avocats de l’association demandent à y avoir enfin accès. La préfecture les renverra alors au rectorat, qui ne répondra pas. Les avocats devront saisir le tribunal administratif de Lille en urgence pour, enfin, en obtenir la communication quelques jours seulement avant la réunion de la commission préfectorale.

Si le rapport n’est ni rendu public, ni communiqué à l’association, ni ensuite jamais mentionné par la préfecture, c’est probablement parce que ses conclusions ne vont pas dans le sens attendu.

Lors d’une autre séance plénière du Conseil régional, le 21 novembre 2023, quelques jours avant la réunion de la commission à la préfecture, Xavier Bertrand répond à Sébastien Chenu, élu du RN, à propos d’Averroès. Le rapport de l’inspection générale n’est alors toujours pas accessible, mais Xavier Bertrand en a sans doute eu connaissance.

Que dit Xavier Bertrand ? « C’est là le pire Monsieur Chenu, l’inspection générale de l’Éducation nationale, qui après avoir fait une inspection sur place ne trouve rien à redire […] au lycée Averroès, alors même que, nous, nous partons des révélations de Monsieur Malbrunot […] l’État s’est enfin réveillé en la personne du préfet de région, Georges-François Leclerc. Parce qu’elle est là la vérité : les recteurs n’ont rien fait pour aller dans le sens que nous évoquions comme lanceurs d’alerte. Le ministère de l’Éducation nationale n’a rien fait. Si ! Une inspection générale pour dire “circulez y’a rien à voir”. »

Ces propos sont intéressants pour deux raisons. D’abord, le président de région rejette un rapport réalisé par le corps d’inspection de l’État compétent et critique vivement les services de l’Éducation nationale, auxquels il oppose la crédibilité supposée de quelques pages tirées d’une enquête journalistique. Ensuite, il cite le nom du préfet arrivé en 2021 qui, à la différence de ses prédécesseurs, va s’engager directement et prioritairement dans la mise en cause d’Averroès quand ceux-ci avaient toujours laissé le rectorat gérer le dossier. Xavier Bertrand sera d’ailleurs convié par le préfet à la réunion de la commission, le 27 novembre 2023, alors qu’il n’en est pas membre et que personne n’a été informé préalablement de sa présence. Il quittera la séance avant le vote final, en invitant, avant de partir, les représentants du Conseil régional à voter en faveur de la proposition du préfet.

L’absence totale du rapport de l’inspection générale est une source d’interrogations fortes.

Comment peut-on, en effet, prendre une décision aussi importante pour l’existence d’un établissement scolaire, pour les centaines d’élèves scolarisés et leur famille, pour les professeurs et les personnels en passant totalement sous silence un document rédigé par le corps d’inspection du ministère de l’Éducation nationale, c’est-à-dire les experts de l’État les plus reconnus dans le domaine ?

C’est en découvrant cela que j’ai considéré qu’il était de ma responsabilité de prendre une position publique nationale. Ce que j’ai fait dans une tribune publiée à titre personnel dans le journal Le Monde, quelques jours après la notification par le préfet de sa décision.

NDLR : la suite de cet article dans notre édition de demain. Le premier volet (« Introduction à un scandale d’État – l’affaire du lycée musulman Averroès ») est à relire sur notre site.


Pierre Mathiot

Politiste, Professeur Sciences Po Lille

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