Deux cigarettes avec un kamikaze ou le récit de quelques folies politiques
Face au tourbillon des ripostes, des frappes et des massacres qui obscurcissent le paysage politique au Moyen-Orient, ce texte propose une autre perspective et aborde cette scène par un autre biais. Il s’agit d’arrêter le temps long des revanches, des escalades et des désescalades pour revenir au mois d’avril 2024 où un tabou est brisé et l’Iran et Israël se sont frappés pour la première fois depuis leur propre territoire.
La fin de cette histoire demeure incertaine et ce texte ne la traite pas. Ce qui suit est d’abord la tentative de la reconstruction d’un vécu. Les liens qui peuvent se tisser entre les événements échappent à l’auteur lui-même le poussant à en dessiner un, par exemple en se demandant si le délire d’un kamikaze peut être historico-mondial et faire une percée vers la folie politique des régimes iranien et israélien.
Par le plus grand des hasards
Ce n’est que dans l’un des jeux que le hasard joue avec nous qu’une journée que l’on croyait ordinaire peut faire la une des médias. Vendredi 19 avril, je me rends au consulat de la République islamique d’Iran à Paris pour de simples démarches administratives. J’attends sereinement mon tour jusqu’à ce qu’un kamikaze laisse apparaître son gilet tactique avec des explosifs menaçant de se tuer et de faire exploser le consulat. Paniquée, la foule se précipite vers la sortie de la salle d’attente, à l’exception de monsieur K. et moi, intimement convaincus l’un et l’autre que le kamikaze est en définitive une personne en détresse et qu’il porte des grenades factices.
Le même jour les drones israéliens franchissent les frontières et atteignent le cœur du territoire iranien touchant un site militaire près d’Ispahan. Autre partie d’un jeu de hasard ou concomitance réfléchie par le kamikaze ? Ni le kamikaze (dénommé N. par les médias) ne fait exploser le consulat, ni les drones israéliens ne font de dégâts majeurs sur le coup. Ces deux événements ne prennent pourtant sens que dans le contexte d’une longue histoire de carnage et de tuerie.
Si au mois d’avril Israël préfère la désescalade avec l’Iran c’est pour tourner sa brutalité militaire vers les Palestiniens quitte à reporter l’affrontement militaire avec l’Iran à plus tard ou par-ci et par-là dans la région sous forme de guerres par procuration. Et si le kamikaze diffère le nihilisme muet de sa pulsion destructrice c’est pour faire passer un message, pour réclamer la fermeture de l’ambassade d’un « régime terroriste » selon ses propres mots, pour se venger des autorités qui ont exécuté ses proches quelques jours avant et pour soutenir la révolte des femmes iraniennes. Tout cela, exprimé dans un discours décousu et entrecoupé qui dure près de trois heures.
La salle d’attente du consulat de la République islamique est un microcosme de la société iranienne où un double code s’est installé depuis les manifestations de 2022 suite à la mort de Mahsa Jina Amini. Certaines femmes s’y présentent sans foulard négligeant la loi applicable sur le territoire iranien qu’est l’ambassade et d’autres, ne cherchant pas de complications avec ceux qui ont la mainmise sur leurs démarches, leurs papiers et leurs documents de toute sorte, mettent un foulard négligé ou une écharpe nonchalante sur la tête et l’enlèvent dès qu’elles sortent de ce morceau de territoire. C’est une réplique en miniature de ce qui se passe en Iran où dans les administrations, les banques, les commerces surveillés par les caméras les femmes mettent un foulard et s’en débarrassent dès qu’elles le peuvent.
N. était un Iranien parmi les autres au milieu de la salle d’attente ce jour-là, jusqu’à ce qu’il fasse brusquement tomber les deux drapeaux iraniens de la salle et s’adresse au public qui s’enfuit. Cheveux gris, rasé de près avec un bouc bien taillé, il a l’air d’un « bon père de famille ». Lorsque l’ambassadeur descend lui parler depuis l’autre côté des vitres du guichet, je comprends que celui-ci est connu du personnel de l’ambassade pour avoir incendié le portail et la façade du consulat en septembre 2023 à l’occasion du premier anniversaire du soulèvement des femmes iraniennes.
« — Je suis là pour la liberté du peuple iranien, clame N. (Sa voix ressemble à celle d’un souffrant qui rassemble toute sa force pour se montrer déterminé.)
— Tu veux protester ? Ok ! Va faire des manifestations, moi aussi je te rejoindrai et me battrai à tes côtés pour la liberté, lui rétorque l’ambassadeur non pas sans mépris et cynisme.
— Il y a deux jours vous avez pendu mes proches. Pourquoi ? Pour avoir protesté contre la République islamique ?
— Je n’en sais rien mais il s’agissait d’une erreur sans doute. Ça peut arriver. Mais il faut que tu arrêtes ta mascarade, là ! »
N. se lance dans un discours politique qui fait penser à un profil assez courant au sein de la diaspora iranienne : un opposant politique dont les idées sont un mélange de nationalisme et de nostalgie pour l’époque du Shah (la dynastie Pahlavi au pouvoir avant la révolution de 1979), un opposant qui finit par craquer et divaguer mais dont les paroles ne sont pas entièrement dénuées de vérité. Et le fou n’est-il pas celui qui ose dire le vrai là où le sage se fait complice de la cruauté ordinaire ?
« — Pourquoi vous tuez et violez des femmes iraniennes ?
— Ce n’est pas vrai. Ça n’arrive pas ce genre de chose chez nous.
— Vous n’êtes pas comme nous, vous ne nous ressemblez pas, à nous les Iraniens. Nous tenons à des principes éthiques depuis Zoroastre.
— C’est nous qui arriverons à te faire ressembler à nous. Tu ne peux rien faire. »
C’est avec un ton diplomatique mais moqueur que l’ambassadeur essaie de calmer N. pour se débarrasser de l’affaire au plus vite. Mais il y a à la fois du désespoir et du triomphe dans la voix de N. lorsqu’il dit qu’il ne quittera pas le consulat tant que les journalistes ne seront pas présents. Il sort ensuite de sa sacoche une caricature de Khamenei et la colle sur la vitre du guichet. Satisfait de confronter l’ambassadeur au visage zombie de Khamenei, il poursuit la discussion avec K. et moi. Il m’offre deux cigarettes et le temps de les fumer nous parlons un moment, de tout et de rien, mais j’essaie surtout de lui faire comprendre que s’il sort avec son gilet les policiers lui tireront probablement dessus.
Mon témoignage échouera sans doute si j’essaie de restituer les échanges et le long moment qui s’écoule, mais ce n’est qu’après s’être fait une piqûre de morphine sur le dos de la main que N. finit par se calmer et va aux toilettes. K. et moi l’accompagnons pour le convaincre d’enlever son gilet. On lui demande de lever les mains, il les lève, j’enlève les scratchs de son gilet, il respire comme un soldat dont la mission est terminée, je jette le gilet dans un sac-poubelle, et il décide enfin de sortir de lui-même du consulat.
En le suivant dehors, je fais face à des dizaines d’armes braquées sur moi et des dizaines de policiers de plusieurs services : la BRI, la police judiciaire, la police anti-terroriste, l’armée, etc. On dirait le tournage d’un thriller ! Je crie : « Il n’est pas dangereux ! Il n’a rien sur lui ! Il est en détresse psychique », et je donne ses affaires et son sac aux policiers. Espérant que mon témoignage pourra éventuellement alléger sa peine, je reste avec la police judiciaire pour faire une déposition.
Et si la folie de N. venait révéler quelque chose de la folie de deux régimes politiques iranien et israélien, une zone obscure où la raison d’État dissimule une folie destructrice ? Et si la menace d’un fou a pu, diplomatiquement, être poussée en dehors du territoire iranien, jusqu’où la République islamique peut-il gérer le cercle explosif des tensions militaires avec Israël ?
Plus qu’une coïncidence
Ce 19 avril coïncide avec la riposte mesurée d’Israël qui fait suite à l’attaque de drones et de missiles lancés le 13 avril par l’Iran sur le territoire israélien en représailles à une frappe meurtrière d’Israël sur le consulat d’Iran à Damas le 1er avril. En frappant le consulat et le territoire iranien, Israël n’a pas uniquement pour objectif d’avertir l’Iran contre la fourniture d’armes au Hamas mais il cherche aussi et surtout une manifestation de perfection techno-militaire après sa débâcle du 7 octobre, une bouffée d’air, une issue, un autre front pour sortir du marécage stratégique dans lequel il s’est enlisé depuis des mois.
Pour l’Iran, c’est son territoire qui est attaqué. La politique l’exige, il faut envoyer un signal pour ne pas perdre la face. Du pain bénit pour Netanyahou et l’armée israélienne. Après avoir été accusés de génocide, et avoir fait l’objet des critiques croissantes de la part de la communauté internationale, Israël se retrouve, encore une fois, entouré de ses alliés. La confiance est regagnée pour poursuivre le massacre. Les ripostes qui ont suivi (l’assassinat d’Ismaël Haniyeh à Téhéran au lendemain de l’investiture de Pezeshkian le 31 juillet, l’élimination d’Hassan Nasrollah le 27 septembre, les frappes si bien ciblées des sites militaires iraniens le 26 octobre, et tout cela bien évidemment avec l’appui américain), n’ont fait que renforcer l’hubris militaire israélien.
Humiliée militairement, la République islamique se retranche dans le verbiage idéologique et semble préférer déplacer le conflit vers le champ politique. Lors d’un discours solennel mais creux le 4 octobre, Khamenei s’adresse en arabe aux musulmans du monde entier en faisant un appel modéré à la résistance et l’éveil des musulmans ; une imitation molle et démodée de Sayed Ghotb (l’un des grands idéologues des Frères musulmans).
Que 99 % des missiles iraniens soient interceptés par le dôme de fer israélien importe peu pour l’Iran, comme l’a affirmé Khamenei dimanche 21 avril : « La question évoquée par la partie adverse sur le nombre de missiles lancés ou ayant atteint la cible est secondaire. Ce qui est primordial, c’est l’apparition de la puissance, de la volonté du peuple et des forces armées iraniennes sur une scène internationale importante. » Le phallus des missiles est érigé devant l’adversaire et ce qui compte est son effet vantard et l’honneur sauvé de la République islamique.
Si l’issue de cet affrontement reste pour l’heure indécise, l’histoire du conflit israélo-iranien a rendu une chose certaine : durant quarante-cinq ans de forfanterie, les deux adversaires politiques ont bien compris que la menace de la guerre est plus bénéfique pour eux que la guerre réelle. Le spectre de la guerre avec l’ennemi doit être maintenu pour que la cruauté puisse se mettre en marche contre d’autres ennemis. L’ennemi qui est poussé à ses limites sans être détruit sert à cacher une autre figure, celle qui est entièrement exposée à la cruauté et peut être détruite impunément : le peuple iranien pour l’une et le peuple palestinien pour l’autre. Le message de ces attaques et de ces ripostes est clair : massacrez les Gazaouis tant que nous exécutons, violons et étouffons les femmes, les rappeurs, les opposants, les Kurdes, les baloutches et la société civile iranienne.
Le jour où la République islamique lance sa riposte contre Israël, le 13 avril – et cela est loin d’être une coïncidence hasardeuse –, la police iranienne lance une nouvelle opération baptisée « Plan de la lumière » contre les femmes non voilées, procédant à des arrestations violentes. Khamenei avait officiellement donné son feu vert pour cette opération quelques semaines avant lors d’un discours où il avait déclaré son mécontentement : « L’opposition au hijab est programmée et dessinée en dehors du pays… Les ennemis ont embauché les femmes pour qu’elles enlèvent leurs voiles. » Car s’il y a une limite politique qui reste infranchissable pour le régime islamique c’est celle dessinée par le hijab qui fait du corps de la femme le territoire proprement politique de la République islamique.
Khamenei a beau jouer l’ambivalence et naviguer entre le ton dur et accommodant durant son règne pour sauver le régime face aux crises – il a même accepté la présidence d’un dit réformateur pour atténuer « la pression maximale » attendue suite à l’arrivée de Trump à la Maison Blanche –, mais ne cédera jamais sur le territoire politique qu’est le corps de la femme. D’où la puissance affolante du corps dévêtu d’Ahoo Daryaie, l’étudiante iranienne dont l’image est devenue virale.
Le hijab est le nom de l’obsession perverse du régime pour préserver l’intériorité de la communauté indemne, intacte de tout regard et à l’abri de l’ennemi et de l’étranger. Celles qui contestent le hijab sont sinon les agentes des pays étrangers, du moins des femmes manipulées ou perverties par ceux-là. Le virilisme des Gardiens de la révolution peut bel et bien ici se tourner contre celles-ci sur un champ de conflit qui est désigné dans la rhétorique du régime par la « guerre culturelle » contre les Occidentaux.
Le droit à la terreur
« Cela ne m’intéresse pas, restons sur les faits ! » C’est ainsi que le juge réagit aux digressions de N. sur la situation politique en Iran lors de son procès devant le tribunal correctionnel le lundi 22 avril. Vis-à-vis de ce qui est une infraction, les motifs politiques de l’acte importent peu.
Il en est allé de même de mes derniers mots lors de ma déposition, propos qui n’ont pas été notés par la police car, à leurs yeux, dénués d’intérêt juridique. Que j’ai dit que les délires s’entre-appellent, que la violence de ce kamikaze répond à celle qui bat son plein en Iran contre les Iraniennes et les Iraniens, que sa folie est le revers de médaille de la folie qui règne en Iran au nom de la loi théocratique, ces paroles n’ont pas de valeur juridique ici.
Non pas que le droit international soit aveugle aux crimes des dirigeants des autres pays, même si on assiste aujourd’hui à son impuissance vis-à-vis des États voyous dont aujourd’hui Israël et l’Iran sont des exemples flagrants. Le discours politique et le langage juridique ne sont pas incompatibles mais se rencontrent dans une zone ambivalente qui, en l’occurrence, ne peut être touchée que par l’acte illégal ou archi-politique d’un kamikaze.
Le trouble loufoque de N. est une brèche, une effraction des seuils et des sédiments de la loi. Mais si celui-ci a pu contenir ou repousser sa violence pour en faire un « spectacle » (le terme qui, en référence à mon témoignage, a été repris par son avocate en plaidant pour la liberté d’expression de son client), la férocité dont font preuve les fous furieux de Basij (les milices paramilitaires des Gardiens de la révolution) ne connaît pas de limites. Ils tirent à balles réelles et à l’aveugle sur n’importe quel manifestant, ils éborgnent, violentent et ne font l’économie d’aucune violence si le diktat du régime se trouve contesté.
Et ce n’est pas qu’en Iran que ce monstre a dévoré des vies. Le nom de Ghassem Soleimani (tué en 2019 par une frappe américaine en Irak) est associé à l’infanticide de milliers d’enfants syriens et yéménites survenu lors des interventions militaires de la branche internationale des Gardiens de la révolution dans la région. Si l’atrocité des Gardiens de la révolution parait étrange comme le symptôme révoltant d’une théocratie militaire surannée, il suffit peut-être de regarder les images de la soif insatiable de sang des soldats israéliens pour s’en faire une idée.
Les Gardiens de la révolution peuvent, en toute impunité, semer et perpétrer une terreur hors la loi, au nom du maintien des valeurs sacrées de la République islamique, tandis que la menace de mort proférée par un N. reste bien évidemment dans le contexte français un délit. N. sait pourtant très bien jouer sur la scène politique où les effets l’emportent sur l’action elle-même et où il faut terroriser l’ennemi sans le détruire. Un kamikaze voit dans son sacrifice le salut d’un monde pétri de déchéance, son passage à l’acte est une violence due au désespoir.
Mais N. n’est pas tout simplement un kamikaze qui décide souverainement de (se) donner la mort. En feignant une (auto)destruction il veut faire passer un message lors d’un « happening » fou, cette célébrité warholienne d’un après-midi.