Faut-il renoncer à la réforme des rythmes scolaires ?
La réforme des rythmes scolaires, annoncée dès le début du quinquennat de François Hollande et mise en œuvre dans toutes les écoles françaises en 2014, n’a manifestement pas réussi à emporter une adhésion suffisante pour se maintenir à grande échelle. La plupart des écoliers français sont aujourd’hui revenus à la semaine de quatre jours de classe et des villes continuent à se désengager. Comment expliquer un tel phénomène ?
Les bonnes idées de la réforme
Sans doute faut-il revenir rapidement sur les deux grandes idées qui ont justifié l’introduction de la réforme. Selon la première, qui concerne l’organisation du temps de travail des enfants durant la semaine de classe, les journées de six heures de classe sont excessives et ne permettent pas aux enfants de fournir l’attention requise pour apprendre correctement. Cette idée est promue par les chronobiologistes depuis les années 1960 et étayée par les comparaisons internationales qui soulignent de ce point de vue la spécificité de la France. La réforme a donc visé à réduire les journées de classe en répartissant la semaine sur neuf demi-journées au lieu de huit.
La deuxième idée voyait dans les temps de fin de journée ainsi dégagés l’occasion de fournir à tous les enfants des activités sportives et culturelles dont ils ne bénéficiaient pas nécessairement jusqu’alors. Un tel projet a été défendu par les mouvements d’Éducation Populaire et par les grandes municipalités mais s’est plus largement inscrit dans la continuité des politiques d’accès aux biens culturels développées par l’État. Il semblait en outre répondre à l’exigence de justice sociale en dotant les enfants d’un « capital culturel » associé à une plus grande réussite scolaire.
Ces deux aspects, fort différents l’un de l’autre, ont été mis en œuvre de manière indissociable parce que le temps de classe n’est pas uniquement un temps d’étude mais qu’il est aussi un temps socialement construit, qui correspond au temps de travail des parents. De même que, pour soustraire les enfants aux dangers du « vagabondage », le développement des études municipales a accompagné dans les villes la création de l’école républicaine à la fin du XIXe siècle, le raccourcissement de la journée de classe s’est accompagné de la création de nouveaux temps périscolaires.
Des écueils multiples peu anticipés
La réforme s’est heurtée à une série d’écueils dont l’énumération souligne la diversité. Si les grandes villes appelaient la réforme de leurs vœux, elle s’est révélée pour d’autres difficile à mettre en œuvre. Le coût financier en était important à une époque où – déjà – l’état des finances publiques ne permettait guère de marge de manœuvre. Dans certaines zones, la nécessité de faire correspondre les nouveaux horaires avec l’organisation des transports scolaires a relevé du casse-tête. En outre, il a parfois été ardu de trouver des personnels pour encadrer les temps périscolaires, notamment en milieu rural ou péri urbain.
Les animateurs municipaux ou les ATSEM, déjà en poste dans les écoles, se sont vu confier des activités dont ils n’avaient pas jusqu’alors l’habitude et ont ainsi dû improviser une transformation partielle, peu préparée et souvent mal vécue, de leur métier. Les intervenants associatifs se sont quant à eux trouvés confrontés à des publics qu’ils ne connaissaient pas et auxquels ils n’ont pas toujours su s’adapter. Pour les professeurs des écoles, durement éprouvés par le quinquennat de Nicolas Sarkozy et ayant le sentiment d’être peu reconnus, la perte d’un jour de pause en milieu de semaine a pu être perçu comme une injustice supplémentaire et comme l’introduction d’un énième changement dans une école de plus en plus instable. Au sein des écoles de nombreuses communes, la réquisition des salles de classe pour l’organisation des activités périscolaires a conduit à la crispation – et parfois au découragement – de beaucoup d’enseignants. En outre, l’embauche d’encadrants relevant de statuts divers et payés selon des barèmes différents a avivé les tensions au sein des équipes périscolaires.
Vu de l’extérieur de l’école, le bénéfice de la réforme ne s’est pas imposé. La qualité du périscolaire vantée par les autorités n’a pas toujours semblé évidente pour les parents. Selon les communes, les compromis opérés lors de la mise en place de la réforme ont en outre pu conduire au maintien de journées de six heures de classe certains jours, à l’opposé des objectifs initiaux affichés. Cela s’est traduit à l’inverse par d’autres journées très courtes. Des questions pratiques, non tranchées par la loi, sont alors apparues sur le terrain : fallait-il organiser une récréation sur le temps scolaire raccourci ou sur un temps périscolaire déjà chiche ? Ou supprimer la récréation, comme cela a pu prévaloir, au risque de contribuer à une tension des enfants visible à la sortie de l’école ?
En somme, malgré une formidable dépense d’énergie et des prouesses pour en conduire l’organisation, il ne s’est trouvé que peu d’adultes pour défendre réellement la réforme des rythmes scolaires à l’heure de sa remise en question. Mais les adultes sont-ils les réels destinataires de la réforme ? Au-delà de leurs intérêts propres, et des rapports qu’ils entretiennent, qu’en est-il des enfants et de leurs apprentissages ? Ne seraient-ils pas les grands oubliés de ces coups de balanciers de l’histoire scolaire ? En somme, les villes se détourneraient-elles à tort de la réforme, ou s’en détourneraient-elles pour de mauvaises raisons ?
Au-delà de ces écueils, une école fragmentée qui pose des problèmes inédits
Poser cette question revient à se demander ce que la réforme des rythmes scolaires a pu changer en termes d’apprentissages pour les enfants au sein des écoles. Or de ce point de vue, la réforme n’apparaît pas comme une révolution. Elle est plutôt révélatrice d’une transformation de fond initiée dans les années 1970 : l’école est désormais fragmentée, c’est-à-dire que les enfants y vivent des temps d’activité très variés. Ils peuvent être confrontés à des savoirs disciplinaires, présentés comme ils l’étaient il y a cinquante ans dans des leçons et des exercices, puis aborder quelques instants plus tard un projet thématique où ces savoirs sont bien moins visibles. Ils peuvent pratiquer une activité ludique, vectrice d’apprentissages pour qui sait les y trouver, ou une activité plus scolaire. Ils peuvent demeurer dans les murs de l’établissement ou en sortir pour « apprendre autrement ». Ils sont en outre encadrés par des personnels de fonctions et de statuts différents : enseignants, animateurs municipaux, intervenants sur temps scolaires, intervenants associatifs des grandes fédérations ou de petites associations locales, personnels d’institutions culturelles… La réforme des rythmes accentue cette fragmentation mais elle ne l’a pas initiée, pas plus que l’abandon de la réforme ne met fin à la variété de formes auxquelles les enfants sont confrontés. L’école est à l’image de notre société contemporaine : plurielle, ouverte, multiforme.
Le problème qu’une telle école pose aux enfants est double. Il leur faut tout d’abord opérer la synthèse de ces expériences multiples pour en tirer un sens global. Mais pour espérer parvenir à une telle synthèse, les enfants doivent également faire dialoguer les différents fragments de leur expérience scolaire en traduisant le jeu en apprentissage ou le projet thématique en savoir scolaire. Synthèse et traduction apparaissent ainsi comme les deux piliers de l’école contemporaine, quotidiennement exigés quoique ne figurant dans aucun programme officiel. Faute de leur mobilisation, l’expérience scolaire des enfants demeure décousue et le bénéfice scolaire de leurs différentes activités incertain. À vrai dire, ce problème n’est sans doute pas très nouveau. On le retrouve pratiquement à l’identique dans la question des rapports entre l’école et les activités des enfants réalisées dans le cadre familial, qui relèvent d’une plus ou moins grande continuité culturelle. Mais dès lors qu’avec l’ouverture de l’école et la réforme des rythmes scolaires la fragmentation est inscrite dans le temps même que les enfants passent dans leur établissement, l’institution peut difficilement l’éluder.
Pourtant, la question est rarement posée en ces termes. L’Éducation Nationale délègue aux municipalités l’organisation des activités culturelles relevant du périscolaire, sans s’occuper de possibles retombées scolaires. De leur côté, les municipalités se tiennent soigneusement à l’écart des questions d’apprentissages, réputées extérieures à leurs compétences. Ainsi, les élèves sont bien seuls pour réaliser la double opération décisive de traduction et synthèse. Pourquoi une telle situation ?
Paradoxalement, il est possible que le succès de la notion bourdieusienne de « capital culturel » n’y soit pas étranger. Le terme « capital » renvoie en effet à l’idée d’un bien matériel dont l’accumulation est physique. Il serait alors possible d’amasser du capital culturel comme on accumule un magot, par ajouts successifs. Dans cette conception, le capital est constitué d’une certaine quantité de biens culturels possédés ou fréquentés qui s’amoncellent. Dès lors, c’est l’accès physique à ces biens qui compte (accès aux livres, aux musées, aux cinémas, aux théâtres ou, dans le cas qui nous occupe, aux ateliers périscolaires). Et il suffit d’organiser cet accès pour développer le capital culturel et, suppose-t-on, créer un bénéfice scolaire. Une telle conception est très insuffisante parce qu’elle méconnaît les notions d’habitus, de dispositions et, surtout, les processus de construction des dispositions. Si la question de l’accès à des biens culturels se pose à un moment ou à un autre, c’est bien celle de leur appropriation qui est centrale, mettant en jeu traduction et synthèse. Il ne suffit en aucun cas de fréquenter une institution culturelle ou d’avoir accès à des biens culturels pour devenir cultivé, de même qu’il ne suffit pas de fréquenter l’école pour apprendre.
Une solution peut-être mal adaptée aux enjeux réels
L’école française se singularise par l’ampleur des inégalités qui s’y développent et par le lien particulièrement fort entre la position scolaire des élèves qui y sont scolarisés et la position sociale de leurs parents. En France, il est plus probable qu’ailleurs d’échouer à l’école quand on vient de milieu populaire. La réforme des rythmes scolaires se voulait une réponse à cette injustice socialement explosive, en répartissant mieux les temps de classe dans la semaine et en donnant accès à des activités nouvelles. Ce faisant et à l’insu de ses concepteurs, elle a peut-être donné de l’importance à une autre inégalité, moins visible mais plus fondamentale : l’inégalité devant la synthèse et la traduction des éléments de l’expérience fragmentée des enfants.
La nouvelle organisation des temps scolaires n’aide pas vraiment à lutter contre cette forme d’inégalité. Peut-être cristallise-t-elle les tensions entre enseignants, animateurs et intervenants, entérinant ainsi un cloisonnement des temps déjà installé avant 2014 et préjudiciable aux élèves les plus faibles. Mais revenir sur la réforme n’équivaut qu’à masquer le problème. Avec ou sans nouveaux temps périscolaires, la question essentielle reste de savoir comment aider ces élèves à dépasser la fragmentation de leur expérience pour faire résonner les différents apprentissages qu’ils peuvent y rencontrer.
Il est probable que la réponse à cette question viendra moins d’une nouvelle réorganisation de l’école que de la volonté d’améliorer lentement mais sûrement la qualité des apprentissages réalisés, notamment en engageant une politique ambitieuse de formation des encadrants pour les amener à s’interroger sur leurs pratiques et leurs effets auprès des enfants. Il s’agit alors moins, pour reprendre un mot d’ordre qui a connu un succès certain, d’apprendre aux enfants à apprendre, que d’aider les encadrants à aider les enfants, en particulier ceux qui en ont le plus besoin et ne trouveront pas cette aide ailleurs qu’à l’école.
(NDLR : En mars, Julien Netter a fait paraître L’école fragmentée (Presses universitaires de France)