Numérique

Les libertés démocratiques en état de nature

Sociologue

Une réinterprétation libre de la notion philosophique d’état de nature, non plus envisagé comme un état fictif précivilisationnel mais comme la persistance des déterminants naturels dans la vie sociale, permet d’observer comment le capitalisme exploite les dispositions neurochimiques à son profit – économique et idéologique –, dispositions qui sont en même temps à la base d’une possible bifurcation démocratique et écologique.

La révolution industrielle et l’extraordinaire développement de l’économie capitaliste de ces derniers siècles n’auraient jamais pu avoir lieu sans l’utilisation d’un dispositif naturel de recherche de la récompense qui existe chez les humains, comme chez tous les vertébrés.

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On en connaît aujourd’hui assez précisément le fonctionnement neurochimique, autour notamment du circuit dopaminergique de la récompense dans le cerveau, impliqué dans toutes les activités indispensables à la survie des individus et de leur descendance telles que l’attachement parental et la recherche de nourriture, de partenaires sexuels ou d’abris protecteurs. Ce dispositif est également activé en cas de réception de bonnes nouvelles ou de satisfaction esthétique et morale et il est impliqué, quoique de façon détournée, dans toutes les conduites addictives.

L’industrie de la désinformation

L’économie capitaliste a su tirer parti de l’existence de ce dispositif de la récompense comme jamais aucun régime économique ne l’avait fait avant elle, offrant sans cesse de nouveaux produits susceptibles de combler et de renouveler le désir des agents économiques : ceux d’innovation et d’enrichissement des entrepreneurs d’un côté et celui de satisfaction matérielle et symbolique des consommateurs de l’autre, qui ont été les ingrédients les plus sûrs et les plus constants de l’expansion industrielle. Les développements actuels de l’informatique de communication et de l’intelligence artificielle ne sont que les formes les plus récentes de cette expansion dont chaque palier apporte avec lui son lot de nouveautés dans l’utilisation des capacités humaines les plus naturelles.

Les réseaux sociaux, avec leur cortège de désinformation et d’addictions individuelles, en offrent un exemple particulièrement significatif en mobilisant une faculté d’engagement qui va bien au-delà des satisfactions matérielles et symboliques apportées par l’ainsi nommée « société de consommation ». Informé par son réseau préféré d’une injustice, d’un abus ou simplement d’un contenu qu’il juge pertinent, n’importe quel utilisateur est spontanément enclin à cliquer sur le « like » et le « share » du fournisseur pour manifester son engagement et dépasser ainsi, du moins le croit-il, le simple rôle de consommateur passif. L’engagement est au demeurant sans risque puisque le « liking » ou le « partage » se font en principe de façon anonyme – quoiqu’en réalité rien ne soit jamais vraiment anonyme lorsqu’on utilise un réseau connecté.

Le malheur est que c’est précisément sur l’utilisation massive de cette capacité humaine d’engagement que se fonde l’une des entreprises d’embrigadement idéologique les plus efficaces de toute l’histoire humaine, qui joue en permanence sur les émotions morales suscitées par une présentation des faits toujours hautement manipulables en l’absence de toute instance ou de tout critère de garantie solidement établi. Cet embrigadement se fait en outre sur la base de principes démocratiques de base, comme ceux de la liberté des échanges ou de la liberté d’expression, qui justifient l’ouverture illimitée des réseaux sociaux de diffusion aux entreprises de publicité commerciale tout autant qu’aux officines de désinformation politique.

Ce n’est pourtant pas en dépit, mais bien plutôt en raison de leurs outrances et de leur caractère addictif que les géants de la tech laissent prospérer une communication politique aussi peu régulée que possible – de même que ce n’est pas en dépit, mais bien plutôt en raison du caractère addictif du sucre que les entreprises de l’agroalimententaire en mettent autant dans leurs produits… L’affranchissement, prôné et pratiqué par X aussi bien que par Meta ou TikTok, de toute régulation indépendante des utilisateurs les plus tendancieux ou les plus accros à la communication électronique est clairement un moyen d’expansion industrielle qui accroît les durées d’utilisation et, par conséquent, les gains potentiels d’audience et de profit par l’accumulation de données commercialisables.

Ces mécanismes d’autorégulation spontanée, auxquels les sociétés devraient s’abandonner selon Elon Musk et autres milliardaires sûrs d’eux-mêmes et de leurs prouesses technologiques, sont pourtant la forme la moins civile et progressiste d’un état de nature des êtres humains dont les démocraties politiques ne pourront desserrer l’emprise qu’en revenant à leur principe de base de régulation indépendante et réfléchie. Des formes d’autorégulation spontanée se retrouvent, il est vrai, dans tous les phénomènes de la nature, depuis les mécanismes nucléaires jusqu’à ceux des cellules vivantes et des neurones, et c’est encore elles qui servent de modèles aux systèmes d’apprentissage et de calcul sur de grandes masses de données opérés par les réseaux neuronaux des machines actuelles d’intelligence artificielle. Mais ce n’est pas en s’y abandonnant purement et simplement que les sociétés humaines ont réussi jusqu’ici à s’améliorer et peuvent encore espérer le faire.

Nous ne sommes jamais sortis de l’état de nature

Lorsqu’on admet, comme le fait la science moderne, que les lois et mécanismes de la nature s’appliquent à tous les existants, on voit sans doute mal comment les sociétés pourraient elles-mêmes échapper à un état de nature qui est la condition constitutive de son existence. De ce point de vue, on ne peut éviter de juger révolu le grand projet politique des philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles, qui était, comme on sait, de « sortir de l’état de nature » par un contrat social libre et unanime, garantissant la sécurité et l’égalité des citoyens. Ce projet était d’ailleurs congruent de celui de maîtrise technique et industrielle de la nature dont on subit aujourd’hui de plein fouet les conséquences écologiques et il ne visait encore ni la démocratie politique, apparue seulement à la suite des grandes révolutions anglaise et française, ni la paix entre les différents États, devenue au XXe siècle l’objectif principal, quoique toujours hors d’atteinte, des organisations internationales.

Contrairement à la paix internationale, la sécurité et l’égalité des droits sont désormais garanties en principe dans les démocraties modernes. On a cependant toutes les raisons de douter que les sociétés soient jamais sorties de cet état de nature qui, selon les philosophes classiques, caractérisait les seules sociétés « primitives ». Aucune société ne peut en effet échapper à des états de nature dont les mécanismes outrepassent toujours les décisions humaines immédiates, même lorsqu’ils résultent en partie de ces décisions. On le voit dans le retour des phénomènes géophysiques les moins souhaitables pour les sociétés humaines aussi bien que dans l’accroissement mécanique des inégalités sociales, l’enracinement des tyrannies politiques ou la récurrence des conflits nationaux ou civils.

Lorsque les sciences humaines abordent la question des états de nature, c’est généralement pour souligner l’autonomie des faits sociaux par rapport aux déterminismes naturels. Toutefois, cette autonomie concerne surtout l’histoire et les modalités des mécanismes sociaux qui ne sont en effet jamais réductibles à leur simple constitution physico-chimique ou biologique. Mais ces mécanismes ne sont eux-mêmes que la forme sous laquelle se produit et se reproduit l’état de nature des sociétés sous l’effet de ses multiples déterminants.

Ce que montre en outre l’évolution actuelle de l’environnement naturel, c’est que la nature, qu’elle soit physique, biologique ou sociale, n’a rien d’intangible et qu’elle a, au contraire, une histoire sur laquelle les hommes peuvent agir, pour le pire, comme ce fut le cas avec le capitalisme industriel, dont les effets écologiques calamiteux se révèlent aujourd’hui par des inondations, sécheresses ou incendies incoercibles, mais aussi pour le meilleur lorsque les sociétés se sont montrées capables de surmonter des maladies mortelles ou lorsqu’elles se donnent les moyens d’interrompre l’utilisation industrielle des énergies fossiles et autres polluants.

C’est précisément à ce point que la réflexion sur le désir naturel de récompense esquissée plus haut prend toute son importance. L’incapacité des États à mettre en place des régulations suffisantes sur Internet et, plus généralement, dans les activités industrielles pour endiguer la détérioration des conditions écologiques de la planète repose, en effet, sur un même phénomène bien connu des spécialistes de l’addiction. Il s’agit de la logique dite de « faiblesse de volonté » (ou akrasia, suivant les termes d’Aristote) dont le principe est de conclure, tout bien considéré, que A (par exemple cesser l’utilisation des énergies fossiles) est préférable à B (continuer sans rien changer) et cependant faire B pour ne pas contrarier la pente naturelle d’un désir transmis et enraciné dans les habitus collectifs des industriels et des consommateurs.

Ce qu’on appelle l’« escompte du futur », c’est-à-dire la minoration des conséquences à venir (par exemple l’état de réchauffement de la planète en 2050 ou en 2100) comparées aux conséquences les plus immédiates, participe de la même logique d’inaction.

On voit, en définitive, que les régulations qui seraient nécessaires pour interrompre le déversement des idéologies d’extrême droite sur les réseaux sociaux ou le déversement de déchets incompatibles avec une existence sûre et décente sur la planète sont du même ordre puisqu’elles requièrent de recourir, sans rechigner, à des règles voulues et décidées par la concertation démocratique de citoyens correctement informés de leurs propres états de société et de nature. Loin de nuire à la liberté d’expression, des échanges ou même à celle d’entreprendre, cette régulation politique serait la condition pour que ces libertés puissent continuer à exister dans un avenir moins sombre que celui promis par l’extension des idéologies réactionnaires et le laisser-faire écologique des États.


Patrick Pharo

Sociologue

Mots-clés

Capitalisme