Politique

Le piège épistocratique – libéralisme vs populisme 2

Juriste

L’essoufflement du clivage libéralisme-socialisme – et son remplacement par celui qui oppose le néolibéralisme au populisme – révèle cyniquement la domination de ceux qui se drapent des oripeaux de la science économique. Pour en sortir sans pour autant tomber dans le piège du populisme, il faut continuer de dénoncer le sophisme épistocratique avec lequel nous berce le néolibéralisme.

Le consensus néolibéral autour duquel, par-delà l’ancien clivage gauche-droite, gravitent depuis quelques années les gouvernants, nourrit une tendance qui est corrélative de la dimension post-politique du nouveau clivage qui oppose aujourd’hui le populisme aux tenants d’une société ouverte et libérale. Cette tendance, à laquelle je faisais allusion pour conclure le premier volet de cette étude, érige l’expertise au rang d’acteur fondamental du nouveau clivage. La philosophie politique anglo-saxonne lui a donné un nom : l’épistocratie.

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Elle est fondamentale dans la mesure où les gouvernants, pour mieux disqualifier l’adversaire et justifier l’adaptation du droit aux contraintes du marché, se parent de la neutralité du savoir en se disant pragmatiques. Pour bien saisir cette instrumentalisation du savoir scientifique par le discours néolibéral, un détour s’impose pour définir la notion d’épistocratie. L’étymologie de cette notion, largement diffusée en Amérique du nord mais très peu usitée en Europe continentale, renvoie à l’idée d’un pouvoir (cratos) exercé par les détenteurs du savoir scientifique (épistémè). Le terme pourrait ainsi servir à désigner un mode de gouvernement susceptible de rentrer dans la typologie des régimes politiques à la même enseigne que la démocratie, l’aristocratie ou la monarchie. C’est ainsi que certaines dérives contemporaines de la démocratie ont donné raison aux tenants de l’épistocratie.

La montée du populisme en Europe, le vote populaire en faveur du Brexit, l’accession de Donald Trump à la Maison Blanche ou l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil ont été attribués, pour partie, aux effets néfastes des fake news diffusées sur le web et ont conduit certains auteurs américains à l’instar de Bryan Caplan ou de Jason Brennan, à s’interroger, à l’heure de la post-vérité, sur les failles du vote démocratique. Jason Brennan mettait en doute la fonction épistémique de la démocratie et se demandait si le peuple était suffisamment armé


[1] On se souvient que le patron des députés LREM, Gilles Legendre, mit maladroitement la crise des « gilets jaunes » sur le compte d’un « excès d’intelligence et de subtilité » (sic) des réformes mises en cause.

[2] David Hume juge différentes les relations qui relèvent du constat et celles qui ressortissent du jugement de valeur et sépare ainsi le monde de la raison de l’univers irrationnel des émotions. En interdisant, sur le plan épistémologique, d’inférer une conclusion normative (devoir-être) à partir d’une prémisse indicative (être), la loi de Hume signifie qu’on ne saurait fonder sur la connaissance, la rationalité d’un quelconque jugement de valeur. Cette incompatibilité entre l’être et le devoir-être est ignorée de certains juristes ou économistes qui se réclament du droit naturel. C’est ainsi que les physiocrates au XVIIIe siècle ou le théoricien de « l’ordre spontané » Friedrich Hayek au XXe siècle, considéraient que la loi naturelle de l’offre et de la demande (qui énonce un être) commandait aux gouvernants de renoncer à intervenir dans l’économie (idéal normatif qui énonce un devoir-être). Voilà un sophisme réprouvé par la loi de Hume : tirer un devoir-être à partir d’une prémisse scientifique en érigeant ses propres et subjectifs jugements de valeur au rang de vérités objectives. Georges Edward Moore, pour qui les normes juridiques ne sont pas le reflet de la raison mais celui des émotions et autres préférences idéologiques ou politiques des gouvernants, qualifiait cette inférence de « sophisme naturaliste » (G.W Moore, Principia ethica, Cambridge University Press,1903, trad. M. Gouverneur, revue par R. Ogien, Paris, PUF, 1998).

[3] Dans un récent essai, la philosophe Barbara Stiegler évoque une « colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l’évolution » et voit dans le néolibéralisme issu de la pensée de Walter Lippmann l’influence du darwinisme. Elle s’intéresse notamment à la généalogie de cet impé

Alexandre Viala

Juriste, Professeur de droit public à l'Université de Montpellier

Mots-clés

Populisme

Notes

[1] On se souvient que le patron des députés LREM, Gilles Legendre, mit maladroitement la crise des « gilets jaunes » sur le compte d’un « excès d’intelligence et de subtilité » (sic) des réformes mises en cause.

[2] David Hume juge différentes les relations qui relèvent du constat et celles qui ressortissent du jugement de valeur et sépare ainsi le monde de la raison de l’univers irrationnel des émotions. En interdisant, sur le plan épistémologique, d’inférer une conclusion normative (devoir-être) à partir d’une prémisse indicative (être), la loi de Hume signifie qu’on ne saurait fonder sur la connaissance, la rationalité d’un quelconque jugement de valeur. Cette incompatibilité entre l’être et le devoir-être est ignorée de certains juristes ou économistes qui se réclament du droit naturel. C’est ainsi que les physiocrates au XVIIIe siècle ou le théoricien de « l’ordre spontané » Friedrich Hayek au XXe siècle, considéraient que la loi naturelle de l’offre et de la demande (qui énonce un être) commandait aux gouvernants de renoncer à intervenir dans l’économie (idéal normatif qui énonce un devoir-être). Voilà un sophisme réprouvé par la loi de Hume : tirer un devoir-être à partir d’une prémisse scientifique en érigeant ses propres et subjectifs jugements de valeur au rang de vérités objectives. Georges Edward Moore, pour qui les normes juridiques ne sont pas le reflet de la raison mais celui des émotions et autres préférences idéologiques ou politiques des gouvernants, qualifiait cette inférence de « sophisme naturaliste » (G.W Moore, Principia ethica, Cambridge University Press,1903, trad. M. Gouverneur, revue par R. Ogien, Paris, PUF, 1998).

[3] Dans un récent essai, la philosophe Barbara Stiegler évoque une « colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l’évolution » et voit dans le néolibéralisme issu de la pensée de Walter Lippmann l’influence du darwinisme. Elle s’intéresse notamment à la généalogie de cet impé