Undercover – sur Le Tout de Dave Eggers et Le Lac de la création de Rachel Kushner
Dave Eggers et Rachel Kushner sont deux figures littéraires majeures de la côte Ouest des États-Unis. Le premier rayonne sur la baie de San Francisco depuis un quart de siècle, partagé entre ses activités d’auteur de fiction, non-fiction, scénarios et albums pour enfants, d’éditeur de la célèbre maison McSweeney’s et d’animateur de l’association bénévole 826 Valencia, qu’il a fondée en 2002 afin de promouvoir la lecture et l’écriture auprès des jeunes. Il est marié à la romancière Vendela Vida (Dompter les vagues, 2021), elle-même rédactrice en chef de la revue littéraire The Believer.

Quant à Rachel Kushner, moins prolixe que le « génie renversant » Eggers, quoique du même âge, elle a commencé d’imposer sa voix il y a une dizaine d’années avec Les Lance-Flammes et façonné un type de personnage féminin qu’elle ne cesse de préciser depuis : la rebelle post-beatnik aux états-limites, engagée dans les marges sociales et la radicalité politique, membre de diverses « communautés » dissidentes, bikers ou extrême-gauche contestataire, et, pour reprendre la terminologie foucaldienne, plantée dans divers « hétérotopes » tels une boîte de strip-tease ou une prison (Le Mars Club, 2018). Est-ce sous l’influence de son époux, Jason Smith, professeur de théorie politique, spécialiste de la pensée française et italienne post-68, du situationnisme et de Guy Debord, traducteur de Jean-Luc Nancy ou de l’Introduction à la guerre civile du collectif et de la revue Tiqqun, animés, entre autres, par Julien Coupat ?
Cette fois, pour son nouvel ouvrage Le Lac de la création, Rachel Kushner a déplacé son tropisme révolutionnaire de l’île de Cuba (Télex de Cuba, 2008) ou de l’Italie des années 70 vers la France contemporaine, récemment marquée par l’affaire – ou le fiasco, c’est selon – de Tarnac : en 2008, Julien Coupat, jeune théoricien radical, nourri aussi bien par la pensée de Debord que la philosophie de l’italien Giorgio Agamben, est arrêté par la police antiterroriste à Tarnac, village dont il a racheté l’épicerie et où il vit avec sa compagne. Il est accusé d’avoir saboté des caténaires et mis en examen, mais entièrement innocenté dix ans plus tard. Infiltré pendant plusieurs années par un espion anglais, « le groupe de Tarnac » est finalement tenu par la justice comme « une fiction ». Ces deux éléments nourrissent l’écriture de Kushner qui façonne un agent double du nom de Sadie Smith – une référence à la romancière anglaise Zadie Smith, ou bien aux zadistes ?
Là réside sans doute l’intérêt du récit, porté par l’énergie pétaradante et survoltée d’une voix féministe mais aussi par les décalages cocasses d’un point de vue étranger posé sur la France.
Ancienne employée du FBI, la narratrice-espionne se rapproche amoureusement d’un jeune intellectuel parisien, membre d’une commune anarchiste ou « coopérative agricole radicale » de Guyenne appelée Le Moulin, peuplée, donc, de « Moulinards ». De même qu’il ne parait pas si fréquent qu’un policier anglais ait pu autrefois infiltrer des militants altermondialistes de Corrèze, il n’est pas non plus si banal de lire un roman américain contemporain centré sur la vie d’un village alternatif français. Là réside sans doute l’intérêt du récit, porté par l’énergie pétaradante et survoltée d’une voix féministe, directe et sans fard, que les livres antérieurs de Kushner ont déjà introduite, mais aussi par les décalages cocasses d’un point de vue étranger posé sur la France. « J’ai fait pipi sous les arbres près du parking. Accroupie, j’ai remarqué à hauteur de mes yeux une culotte orange fluorescente accrochée dans les buissons. Cela ne m’a pas semblé bizarre. Empreintes de pneus de camions et culotte accrochée dans un buisson : c’est ça, « l’Europe ». « La vraie Europe, ce n’est pas un salon de thé rue de Rivoli orné de fresques dorées, avec tasses de chocolat chaud, mini macarons roses et vert pâle ».
Nombre de célébrités françaises sont ainsi brocardées, comme dans un roman à clé, sous la plume comiquement acerbe de l’auteure : Guy Debord (« Le visage du Debord tardif ressemblait à celui d’un poisson rouge en décomposition »), le chanteur de « Lemon Incest », dont la voix dialogue avec « un soprano aigu à vous geler le cerveau », un éminent écrivain, Michel Thomas, dont « on aurait dit que [l]es cheveux filasses étaient restés coincés dans un fer à friser trop chaud », et qui « dégagea[i]t l’énergie sexuelle d’une grand-mère atteinte d’ostéoporose », jusqu’à un secrétaire d’État d’origine espagnole, Paul Platon, « né Pablo Platon y Platon », qui meurt écrasé sous une pile de rondins lors d’une foire agricole.
Outre ces saillies burlesques, Kushner décrit surtout la plate surveillance, sans tension dramatique excessive ni réel suspense, d’un phalanstère banal, fondé sur l’exploitation de la terre à l’ancienne, de menus travaux de menuiserie et une mise en commun des tâches ménagères. Une forme d’utopie à bas bruit qui peut refléter soit la morne existence d’un agent double engagé dans une mission sans éclat, dénuée des rebondissements héroïques et extravagants à la Ian Fleming (l’œuvre est, selon Kushner, plutôt un hommage à Manchette), soit les aspirations ordinaires d’une commune écologiste, loin des tendances paranoïaques et meurtrières de la terreur et de la tragédie.
L’intrigue policière et complotiste qui vise in fine à faire arrêter les villageois alterne d’ailleurs avec des passages plus philosophiques, qui l’orientent davantage vers le roman à thèse et une réflexion anthropologique sur les origines de la « création » et de l’humanité. Kushner s’est inspirée du philosophe marxiste Jacques Camatte pour imaginer un autre personnage central : Bruno Lacombe (dont le nom est un clin d’œil au Lacombe Lucien de Louis Malle), qui vit reclus dans une grotte, comme les anciens Cagots du Sud-Ouest, population du Moyen Âge mise au ban de la société. Mentor des Moulinards, auteur de Laisser le monde derrière soi (en référence à l’essai Ce monde qu’il faut quitter de Camatte et son concept d’homo Gemeinwesen ou homme de la communauté), il développe une pensée anarcho-primitiviste sur l’évolution de l’espèce humaine depuis la préhistoire, préconisant un retour à la nature et une existence à la Néandertal comme seule forme de résistance au capitalisme, garantissant un meilleur accès à « la communauté humaine sous-terraine, la profonde citerne des voix, le lac de notre création » . « Quand vous vivez sous terre, vous découvrez entre autres que vous n’êtes pas seul. Vous êtes un monde richement peuplé. Occupé par des légions d’êtres ». C’est dans ces pages que la satire politico-naturaliste, teintée d’humour et visant l’activisme environnemental, se drape d’une dimension plus mystique, qui finit par gagner non seulement la narratrice mais encore dissoudre la veine d’un polar qui tourne court, comme se sont achevés les « événements » de Tarnac.
Sur un mode distrayant et presque badin, sans outrance ni grincement, Eggers parvient, avec une stupéfiante ingéniosité et force détails, à intensifier et complexifier l’univers orwellien, avec la gravité en moins.
L’utopie, la dissidence et l’infiltration au féminin sont également les motifs du Tout, dernier livre traduit en français de Dave Eggers, dont l’imagination foisonnante, la virtuosité stylistique, la faculté de varier les histoires et les formes littéraires au fil des années forcent l’admiration. En regard de Kushner, les enjeux sont toutefois inverses, puisque le personnage principal projette, non pas de renforcer le pouvoir de l’État, mais de saboter de l’intérieur une entreprise mondiale de surveillance, inspirée des GAFAM – un lieu qu’Eggers avait déjà conçu dans Le Cercle, paru en 2013, dont il publie ici la suite, en reprenant certains de ses personnages, dont la présidente Mae Holland.
Situé dans la baie de San Francisco et, comme la plupart des utopies depuis Thomas More, sur une île baptisée Treasure Island, pour appuyer sa puissance financière plutôt que sa fibre aventurière après Stevenson, Le Tout est engagé dans la transformation du monde en un vaste panoptique foucaldien, au nom du bien. Ancienne ranger proche de la nature, la jeune Delaney Wells s’est fixée une mission : « intégrer le Tout dans le but de l’anéantir », « entrer dans le système avec l’intention de le détruire », « analyser les faiblesses [de la machine pour la] faire exploser », « opérer à la Snowden ». Quittant sa « Cabane océane » de « TrogTown », quartier « technosceptique », non connecté, proche de l’âge des cavernes et « résistant à l’invasion technologique », Delaney se fait employer sur le campus du Tout, qui, comme son nom l’indique, a l’ambition d’une emprise totale et totalitaire au moyen de ses logiciels et de l’intelligence artificielle.
L’endroit futuriste a un aspect caricatural : tous les employés aux corps parfaits sont vêtus de justaucorps moulants en lycra de couleur vive, vivent sur place dans des appartements partagés afin de limiter les déplacements domicile-travail et l’empreinte carbone, prennent une douche au temps limité et sans serviette afin d’économiser l’eau, et consomment des capsules alimentaires, sans emballage ni couverts à nettoyer.
Telle une cinquième colonne, Delaney se familiarise avec les différentes applications diffusées par la firme, telles que « Moimême » ou « AideMoi », qui fixent pour les utilisateurs non seulement des objectifs alimentaires mais des activités physiques journalières, voire un temps idéal pour rire (22 minutes). « BonTon » efface, dans tous les textes, tout ce qui entre dans les catégories en O (« offensant, obscène, outrancier, osé, odieux, obsolète ») et propose une amélioration de la communication verbale, en décomptant chaque jour le nombre de mots utilisés par les locuteurs et en évaluant leur niveau, afin d’enrichir un vocabulaire trop pauvre ou de corriger un usage trop fréquent des jurons. Certains services comme « Penser pas posséder » sont affectés à la numérisation de tous les sites de stockage trop encombrants pour la planète et la destruction de tout bien personnel (photos de famille, meubles ou objets du passé etc.).
Pour renforcer son camouflage, l’agent double Delaney propose même une nouvelle application nommée « AuthenticAmi », qui, au moyen de caméras traquant les expressions du visage ou par l’analyse du timbre vocal, peut évaluer la sincérité et la bienveillance des proches. « Parce que, déclara l’humanité d’une seule voix, les gens ont le droit de savoir si on leur ment, et qui sont leurs vrais amis ». Un autre procédé, « ToutOuï », permet d’entendre les conversations de tous les foyers afin de déceler en amont la pulsion et de prévenir contre la violence conjugale et la maltraitance des enfants, « le monde observé, le monde filmé, le monde enregistré éta[nt] un monde plus sûr ».
Sur un mode distrayant et presque badin, sans outrance ni grincement, Eggers parvient, avec une stupéfiante ingéniosité et force détails, à intensifier et complexifier l’univers orwellien, avec la gravité en moins. Il fictionnalise parfaitement ce qui a pu être théorisé comme « l’obsolescence de l’homme » (Günther Anders) ou « la société de transparence » (Byung-Chul Han), dans laquelle l’humanité, honteuse de son imparfaite condition, préfère s’en remettre aux algorithmes pour chaque geste, émotion, parole et pensée. Une domestication rêvée des corps et des cerveaux desquels le hasard, la subjectivité et le libre arbitre ont été évacués, toujours au nom du progrès et de la bienveillance.
Parce qu’il use de la satire d’une façon feutrée et souligne bien l’ambivalence éthique, et surtout, la séduction que génère chaque nouvelle invention, le romancier réussit ainsi à rendre l’horizon fou du calcul et de la mesure qu’il décrit, très familier, normal, si ce n’est désirable : une existence sans liberté d’option ni d’action, qui consiste, comme le chien d’un des personnages, en « une puce et une laisse », ou la transformation de « l’homo sapiens » en « homo numerus ». La prouesse narrative de l’ouvrage consiste, en outre, à mettre le lecteur dans la même posture que l’être hyperconnecté, inconscient du contrôle et du mensonge, naïf et confiant, comme le personnage principal, en ses capacités d’espionnage, de résistance et de sabotage d’une entreprise mondiale « qui a rendu possible la fin de la démocratie américaine et la montée de l’illibéralisme. » Jusqu’au retournement final qu’on taira. Un accomplissement.
Dave Eggers, Le Tout, traduit de l’américain par Juliette Bourdin, Gallimard. Paru le 9 janvier 2025.
Rachel Kushner, Le Lac de la création, traduit de l’américain par Emmanuelle et Philippe Aronson, Stock. Paru le 8 janvier 2025.