L’Hécatombe Capitaliste de l’Excellisation dans la Recherche et l’Enseignement Supérieur
Voilà bien longtemps que les débats autour des multiples protocoles d’« évaluation » mis en place par la gouvernance néolibérale de nos sociétés font rage – souvent en faisant long feu[1].

À chaque nouveau round, une commission inquisitionne (plus ou moins hâtivement) un secteur de la société, proclame des résultats et des classements qui attaquent, irritent ou révoltent celles et ceux qui en sont la cible. Une fièvre de protestations échauffe temporairement le milieu évalué. Un recul officiel diffère quelque peu les sanctions, pour y injecter une petite dose de modération (deuxième temps, rassurant et conciliant, de la stratégie du choc). Et la machine évaluatrice suit inlassablement son cours, jusqu’au prochain assaut de nos vieilles institutions, jusqu’à la prochaine crise de fièvre, et jusqu’à la prochaine sédimentation de la culture de l’amélioration permanente.
En cette fin d’hiver 2025, c’est l’HCÉRES – Le Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur – qui a envoyé ses pré-rapports concernant la « vague E » de licences et de masters d’universités de l’Île-de-France hors Paris, des Hauts-de-France, de Mayotte et de la Réunion. Rien de nouveau sous le soleil… Sauf peut-être que le cas spécifique de cette évaluation d’universités assez particulières peut faire figure de cas d’école d’un déphasage de plus en plus évident – et ici singulièrement grossier – entre une procédure d’évaluation, ses résultats, et les valeurs que nos sociétés peuvent reconnaître comme les leurs [2].
Une hécatombe dans la promotion sociale
Ces universités situées dans les régions et les départements les plus défavorisés du pays sont soumises aux mêmes critères objectifs que celles de Paris Centre, critères portant sur a) le taux de réussite, b) les dispositifs de professionnalisation, c) le suivi du devenir des étudiants, d) l’analyse de données d’insertion professionnelle, e) l’efficience des dispositifs d’amélioration continue, f) l’internationalisation.
Les résultats de cette vague d’évaluation émettent des avis défavorables pour des centaines de formations de licence et de master, avec pour conséquence possible de devoir fermer ces formations, puisque l’avis du HCÉRES est pris en compte dans l’accréditation ou la non-accréditation des licences et masters en question [3]. Même si ces avis défavorables ne sont pas suivis de dés-accréditation, ils ont un puissant effet de discréditation : à l’heure de remplir les vœux d’inscription sur les plateformes ParcourSup et MonMaster, la rumeur et les polémiques suscitées autour des formations incriminées risquent de conduire bien des candidats potentiels à les éviter… Avec l’effet performatif habituel de telles évaluations : dire que ces formations recrutent difficilement contribue à faire que leurs difficultés s’aggravent… Dans le cas de l’Université Paris 8 située en Seine Saint Denis, 15 avis défavorables ont été assénés sur 21 licences actuellement proposées, 19 avis défavorables sur 42 programmes de masters. C’est bien d’une hécatombe qu’il s’agit, au sens étymologique de centaines de victimes sacrifiées sur l’autel rituel de l’excellence.
Les responsables des universités de la vague E ont tout de suite réagi pour pointer une évidence : leur corps étudiant, bien moins doté que celui de Paris-centre du fait des inégalités systémiques qui y concentrent les désavantages sociaux, a beaucoup plus de difficultés à suivre la scolarité standard d’un parcours de licence ou de master. Ces étudiantes et étudiants sont plus nombreux à devoir travailler pour financer leurs études : cela les conduits à devoir prendre davantage de temps pour les compléter, voire malheureusement à les abandonner (mauvais pour le taux de réussite) ; contrairement aux étudiants à plein temps, ils sont déjà engagés dans des parcours de professionnalisation, et leur priorité, s’ils veulent faire de la recherche au niveau du master, est de faire des études à la fac ou en bibliothèque, pas d’aller tester un monde de l’entreprise qui leur suce déjà suffisamment le sang. Parce que nombre d’entre eux viennent de quartiers défavorisés et portent des noms faisant l’objet de discriminations racistes, leur insertion professionnelle est plus difficile que celle d’un « Dupont » du 16e arrondissement. Parce qu’ils doivent déjà jongler avec un emploi, un logement acrobatique et parfois des charges de famille, l’horizon souhaitable de trouver le temps, la liberté et les moyens de passer un semestre à l’étranger relève d’un rêve très peu réaliste [4].
Voilà donc les critères a, b, d et f de l’évaluation « objective » des formations de licence et de master qui paraissent cruellement biaisés contre certaines populations, et contre les universités qui s’efforcent de les accompagner dans leurs désirs d’éducation. Comment dès lors justifier cette hécatombe conduisant à dés-accréditer ou stigmatiser (c’est-à-dire discréditer) les principales formations qui peuvent encore servir d’ascenseur social aux populations des quartiers de banlieue, des Hauts-de-France, de Mayotte et de la Réunion ? S’agit-il de s’aligner ouvertement sur toutes les politiques qui blâment les défavorisés pour les injustices qu’ils subissent ? Autre chose est-il aussi à l’œuvre dans ce cas d’école de més-évaluation ?
Une hécatombe bâclée
Commençons par reconnaître quelques évidences :
1 – Même si l’évaluationite est devenue une maladie de société, il est compréhensible que l’État demande périodiquement des comptes aux institutions qui reçoivent des millions d’euros de financement de sa part.
2 – Parmi les formations évaluées, beaucoup peuvent certainement être améliorées, et les regards apportés par une commission extérieure peuvent parfois aider ou accélérer des processus d’amélioration (qui sont le plus souvent déjà menés en interne).
3 – Contrairement au DOGE d’Elon Musk qui tronçonne dans les institutions et licencie des fonctionnaires à la pelle mécanique de l’IA, sur le seul bon plaisir du Prince, le HCÉRES n’a émis que des pré-rapports qui peuvent faire l’objets de contestation et qui ne conduisent pas automatiquement à la dés-accréditation des formations ciblées. Coralie Chevallier, nouvellement élue à la tête du HCÉRES, regrette publiquement que ces pré-rapports aient contenu des « avis provisoires défavorables » et propose de les rebaptiser « points d’attention[5] ».
Rien de cela ne saurait toutefois cautionner l’hécatombe de la vague E, qui frappe surtout par l’énormité de ses aberrations – dont une liste partielle comprendrait :
Des outils formels en contradiction avec les demandes formulées : Les responsables de formation reçoivent pour s’auto-évaluer des fichiers excel de 153 lignes et de 15 colonnes, au sein desquels la rédaction de réponses est l’objet d’un combat constant pour rester lisibles au-delà de quelques phrases. Après s’être battus avec de tels outils qui forcent à parcelliser leurs réponses, ils se voient accusés de n’avoir pas mené des « analyses en profondeur » des difficultés rencontrées par leur formation[6].
Un jugement en surplomb satellitaire : Alors qu’un programme de licence ou de master est d’abord une expérience humaine, réunissant des humains cherchant à se rendre mieux humains, cette évaluation par le HCÉRES se contente de rassembler les données excellisées à travers une grille de 2 295 cases (potentielles : toutes n’ont pas à être remplies) – sans visite de salle de classe, sans discussion personnalisée avec les responsables de formation, les personnels administratifs ou les étudiantes. Une séance d’une heure et demie par zoom réunissant une demi-douzaine de formations est la seule occasion d’échanges entre humains. Cette excellence excellisée menace donc de fermer des formations sans avoir pris la peine d’y poser le pied ou le regard, sur la seule base d’extractions chiffrées dont la sanction satellitaire tombe comme un missile.
Des reproches absurdes : Les motifs invoqués pour désaccréditer/discréditer ces centaines de formations touchent souvent au surréalisme : on leur reproche de ne pas faire intervenir assez d’enseignants titulaires en licence, alors que le nombre de nouveaux postes de titulaires dans les universités a été réduit de moitié par les gouvernements des dernières décennies – tandis que le nombre d’étudiants continuait d’augmenter.
Des résultats risibles : Pas besoin de déconstruire les mécanismes de cette évaluation pour la dénoncer : la preuve de son ineptie est dans le pudding de ses sanctions qui ne sont pas tant injustes que ridicules. Même des formations dont tous les voyants sont au vert, dont tous les témoignages, toutes les commissions nationales et internationales s’accordent à faire des exemples à émuler – et dont les agences du même Ministère saluent « l’excellence » [7] –, même ces formations-là reçoivent un avis défavorable (parce telle ou telle de leurs caractéristiques singulières ne rentre pas exactement dans les cases criblées par le fichier excel).
Avec une telle parodie d’évaluation bâclée, le HCÉRES se discrédite surtout lui-même. Sa logique fondatrice la condamne au nom de ses propres principes : si une « autorité publique indépendante chargée d’évaluer l’ensemble des structures de l’enseignement supérieur et de la recherche, ou de valider les procédures d’évaluations conduites par d’autres instances [8]» prenait sa procédure d’évaluation de la vague E pour objet d’évaluation, on voit mal comment son bâclage ne lui attirerait pas un avis extrêmement défavorable à sa ré-accréditation. Puisque l’ordre du jour est aux économies budgétaires, comment ne pas commencer par supprimer le HCÉRES, dont le budget officiel (comptabilisé en fichier excel) est beaucoup moins lourd que le coût réel (implémenté en centaines de milliers d’heures d’enseignement et de recherche gaspillés en procédures parfaitement improductives) ?
Motions et pétitions circulent actuellement entre les universités pour aller dans cette direction qui, au vu de ce ratage monumental et patent, relève du bon sens – même si, dans l’avenir dont nous menace la conjoncture politique actuelle, cette instance respectueuse de procédures formelles risque d’être remplacée par des tronçonneurs aux pratiques moins polies et aux hécatombes plus sanglantes. Le plus probable est que ces protestations n’obtiennent qu’une rétractation partielle : la plupart des licences et des masters seront ré-accrédités, seules quelques formation seront sacrifiées, et tout le monde sera soulagé d’avoir sauvé le gros des meubles.
La réflexion sur l’hécatombe annoncée ne saurait toutefois s’en tenir là. La réponse des universités visée par le missile actuel doit se déplacer sur un terrain beaucoup plus large – que les réactions actuelles n’envisagent que trop rarement[9].
Sous couvert d’évaluation, un rituel d’immolation
Deux contextes bien plus généraux méritent d’éclairer les avis défavorables émis par les évaluations de cette vague E qui, aussi foutraque soit-elle dans son bricolage évaluatif, s’inscrit clairement dans une vague de fond qui est le vrai problème auquel doivent se confronter nos universités – et plus précisément, en leur sein, les secteurs relevant des Arts, Lettres, Langues, Sciences Humaines et Sociales (ALLSHS), regroupant philosophie, arts, littératures, langues, histoire, sociologie, géographie, anthropologie, etc [10].
Premier contexte : un mouvement transnational d’attaque contre les SHS. En 2015, le gouvernement japonais décidait (par missile) de fermer 26 facultés de SHS, jugées insuffisamment « utiles », pour rediriger les priorités budgétaires vers des « disciplines qui servent mieux les besoins de la société [11]». Une année plus tard, le premier ministre français Manuel Valls affirmait, à propos d’actes de terrorisme, qu’« expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » ouvrant la porte à accuser d’islamisme quiconque essaie de comprendre les causes des problèmes sociaux. En Angleterre, des programmes et des départements de lettres et de philosophie sont supprimés malgré (ou à cause de) la hausse des frais d’inscription. Aux USA, la décennie 2010 a vu les inscriptions dans les programmes d’Humanités diminuer de moitié [12] ; les politiques actuelles de Trump II ont dans leur collimateur principal les programmes de SHS accusés de se préoccuper de diversité et d’inclusion.
Ce ne sont pas simplement les différentes campagnes contre « l’islamo-gauchisme » qui s’inscrivent dans cette tendance lourde à l’échelle transnationale. Même si elles avaient initialement l’air de relever du folklore républicain, on voit avec la clique Trump/Musk toutes les dévastations que peut entraîner, pour la vie universitaire, la prise de pouvoir par les secteurs les plus réactionnaires de la société. Même si les tronçonnages dans le vif sont le fait de partis-pris idéologiques assumés comme tels, le danger le plus insidieux émane d’attentes et de dynamiques systémiques qui agissent en sous-main – en particulier sous la bannière apparemment neutre de la « professionnalisation ».
On comprend sans peine que, dans un régime éducatif qui identifie le souverain bien à mettre en place des pipelines conduisant directement de la première année de licence à un emploi salarié dans le secteur privé, le fait d’étudier la sociologie, l’histoire, la littérature ou la philosophie ne puisse être qu’un choix réservé aux héritiers et aux énergumènes. Aux USA, c’est la pression financière de la dette qui contraint les étudiants à se diriger en priorité vers les professions les mieux payées : dès le début des années 2010, le calcul du « retour sur investissement » des frais d’études faisait de la pharmacie la discipline-reine pour réussir sa vie, tandis que les lettres et les arts traînaient en queue de peloton ; la cohorte de 2023 de l’Université de Harvard s’est dirigée pour 22% vers la finance, pour 19% vers les firmes de conseil (consulting[13]) – avec les résultats qu’on sait pour assurer « la transition écologique » dont tout le monde affirme la nécessité.
En France comme au Japon, il semble que c’est depuis le haut qu’il faut mettre fin à la gabegie humaniste : l’hécatombe d’avis défavorables de la zone E s’inscrit dans un rituel d’immolation. Les déficits budgétaires de l’État, la concentration des ressources sur des « pôles d’excellence » et des domaines de recherche « prioritaires », l’impératif d’augmenter les dépenses militaires : tous ces discours qui soufflent simultanément le chaud du réarmement et le froid de l’austérité vont évidemment être mobilisés pour « élaguer » des formations dont les calculs de coûts/bénéfices sont calibrés pour être négatifs. De même que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) doit sacrifier ses activités les moins alignées sur la maximisation de la croissance consumériste (l’excellence de key labs), de même le paysage universitaire est-il reconfiguré pour ne réserver le luxe des humanités qu’à quelques pôles d’élite, les facs de banlieues et d’outre-mer devant se contenter de fournir de la chair à emploi (et bientôt à canon).
Grands dieux de l’évaluation et vieux démons du capitalisme
On avait pu rêver d’un capitalisme fordiste assez puissant pour permettre aux ouvriers d’élever leur niveau de vie, et pour laisser les classes défavorisées étudier la littérature. Tant que les jeunes de banlieue étudient le marivaudage, ils ne songent pas à faire la révolution ou à caillasser les voitures de police. Cette époque est bien révolue. Malgré leur rhétorique conquérante, les Trump et les Musk de ce monde s’arc-boutent dans un extrémisme réactionnaire qui doit une grande partie de sa radicalité à la force du désespoir. Non seulement les sociétés occidentales ont évolué vers davantage de diversités ethniques, moins d’oppressions sexuelles et moins d’obéissance envers les autorités en place, mais surtout chaque bulletin du téléjournal fait sentir à quel point le capitalisme logistique est et sera incapable d’enrayer sa course actuelle à l’autodestruction de nos milieux de vie.
D’où le deuxième contexte à prendre en compte, celui du besoin chaque jour plus pressant de critiquer et déserter le capitalisme écocidaire. Quand ce ne sont pas les diplômés d’AgroParisTech qui appellent à déserter la voie royale de la professionnalisation (capitaliste) que le HCÉRES a pavée d’or pour eux[14], c’est le Président de la République qui prône une sobriété allant directement à l’encontre de la croissance consumériste qu’il s’affaire par ailleurs à attiser. Faire de « l’insertion professionnelle » (dans le marché de l’emploi du capitalisme écocidaire) une valeur en soi est aussi ridicule que sacraliser l’obéissance à l’autorité : tout dépend du type d’emploi ou du type d’ordre qui nous est donné. Tirer sur une foule d’innocents désarmés peut être un acte d’obéissance, mais pas d’héroïsme ; trouver un emploi royalement rémunéré dans une branche d’activité écocidaire peut être un succès d’opportuniste, mais pas un bienfait social. Nul doute que certaines formations des métiers de la publicité professionnalisent merveilleusement leurs diplômés, en les entraînant à exacerber le consumérisme débridé qui plombe nos horizons d’avenir : est-ce vraiment ce dont nous avons besoin en 2025 ?
On voit qu’il ne s’agit pas seulement de supprimer le HCÉRES, dont les aberrations ne sont que le symptôme d’une maladie plus profonde : l’heure doit être au démantèlement de ces « communs négatifs » qui ne nourrissent nos vies individuelles qu’en pourrissant nos milieux de vie commune [15]. Tout travail d’évaluation se fait au nom de certaines valeurs. Celles qui sous-tendent les avis du HCÉRES sont visiblement d’un autre âge. Il est à la fois ironique et tragique que l’Hécatombe Capitaliste de l’Excellisation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur conduise à décapiter des formations en ALLSHS dont l’effort principal est, justement, de contribuer à l’émergence de nouvelles valeurs, moins déphasées avec l’ambition de poursuivre la cohabitation commune de notre seule planète habitable.
Immoler la recherche sur l’autel de la professionnalisation ?
L’aspect le plus étonnant des avis défavorables rendus à des centaines de formations est peut-être que ce Haut Conseil de l’Évaluation de l’Enseignement Supérieur semble n’avoir pas du tout compris – ni même réfléchi – à ce que peut ou devrait faire un master de recherche dans le monde contemporain. La schizophrénie entre le Docteur « R. » Jekyll et le Mister « E.S. » Hyde de son acronyme est totale : à trois mois de distance, le même corps enseignant qui reçoit des commentaires dithyrambiques (par une commission « R » du Haut Conseil) pour ses activités de recherche se voit retirer (par une commission « ES » du même Haut Conseil) la possibilité de former des chercheuses et chercheurs [16]. Toute « bonne » chercheuse ne fait pas nécessairement une « bonne » enseignante, on le sait (même si nul ne sait vraiment comment définir explicitement la « bonté » propre à ces deux activités). Mais que gagne-t-on à refuser l’accréditation à ces formations ou, si on leur permet de survivre à cette attaque, que gagnerait-on à les disqualifier comme indignes d’attirer de « bonnes » étudiantes ?
Si Mister Hyde hécatombe les masters de recherche en ALLSHS avec un tel entrain, c’est qu’il leur applique mécaniquement les mêmes critères qui feraient sens pour un diplôme de pharmacien ou d’agent publicitaire. Non seulement, on trouve peu de PME ou de multinationales avides de monter des formations en alternance avec des cursus d’études littéraires, mais les rapports au savoir et à la recherche sont essentiellement différents. Les ALLSHS équipent certes leurs étudiants de capacités techniques : manier certains concepts, structurer un entretien, analyser un texte, questionner une interprétation, vérifier une source, situer un point de vue : autant de gestes de recherche qui sont aussi des gestes à apprendre et à exercer. Mais parce qu’elles prennent directement pour objets d’investigation les valeurs qui orientent nos existences collectives, les SHS développent explicitement des pratiques réflexives auto-critiques, que les autres disciplines peuvent bien entendu mener, mais auxquelles elles ne dédient qu’une portion marginale de leurs forces. Nous avons certainement besoin de pharmaciennes et de pharmaciens. Mais n’avons-nous pas tout autant besoin de construire des prudences critiques et réflexives au sein de nos populations ?
Cette auto-promotion des ALLSHS n’implique nullement, bien entendu, que les philosophes (ou les artistes ou les littéraires) sauveront le monde… C’est bien de la constitution de savoirs communs dont il est question dans les masters mis sur le billot par les avis défavorables. Le type de recherche mené par les ALLSHS institue des laboratoires critiques à l’aide desquels nos sociétés réfléchissent – conflictuellement – à la nécessaire adaptation de leurs valeurs à un monde en transformation accélérée. Former des citoyennes et citoyens à devenir chercheuses et chercheurs présente donc un intérêt intrinsèque, irréductible au fait de rentrer directement ou non dans un pipeline professionnalisant – même si cela n’est nullement incompatible avec le souci très légitime de s’assurer un revenu décent (les titulaires d’un master de recherche tendent à obtenir des postes plus désirables que celles et ceux qui en sont dépourvus).
Ouvrir ces laboratoires auto-critiques et multi-perspectivistes à un maximum de participantes est la meilleure façon de préparer nos sociétés aux défis qui les taraudent. Nous n’éviterons collectivement de sombrer dans les délires conspirationnistes et guerriers que si chacune et chacun apprend à faire de la recherche, plutôt qu’à retweeter l’ânerie la plus frappante. Former à la recherche, quelle que soit la discipline concernée, est le meilleur moyen de préparer un avenir qui ne sombre pas dans les simplifications, les conflits, les fake news et les confusionnismes mentaux dont profitent (et que cultivent) les Nicolás Maduro, Javier Milei, Vladimir Poutine et Donald Trump. Tel est bien le choix du moment : Hécatombe Capitaliste de l’Évaluation professionnalisante ou financement de Recherches et d’Enseignement Supérieur en ALLSHS aidant nos sociétés à inventer les nouvelles valeurs nécessaires à mener des vies non-fascistes.
Expérimenter de nouvelles pratiques d’étude
Les attaques dont font l’objet les ALLSHS, depuis le ministère japonais de l’éducation jusqu’aux bureaux du HCÉRES, en passant par la Maison Blanche trumpienne, semblent participer d’un grand refoulement. Derrière des droites, qui ont bien raison de faire des ALLSHS leur ennemi, ce sont tous les intérêts et les privilèges en place qui s’arc-boutent pour repousser chaque jour dans un futur indéterminé les débats de fond que nous devons impérativement avoir, non sur telle prévision de croissance, sur tel taux d’endettement ou sur tel taux d’insertion professionnelle, mais sur la valeur des valeurs qui justifient les politiques de croissance, d’endettement ou de professionnalisation.
De même que le fantasme du « grand remplacement » sert à refouler les questions vitales posées par des modes de socialisation d’ores et déjà mondialisés, de même que l’urgence de la fin du mois conduit à refouler (toujours plus difficilement) les signes avant-coureurs de la fin d’un certain monde, de même, ce sont la plupart de nos débats politiques qui refoulent la nécessité de nous élever collectivement à une réflexion anthropologique, sociologique, philosophique, forcément multiculturelle et multi-perspectiviste, sur nos possibilités de cohabitation pacifique à la surface d’une planète nécessairement partagée.
Les ALLSHS sont érigées en ennemies politiques parce que leurs recadrages statistiques apportent un contrepoison aux emballements affectifs déchaînés par la médiatisation des faits divers. Les humanités sont attaquées comme repères du wokisme parce que leurs pratiques de l’interprétation, de la discussion et du débat multi-perspectiviste permettent justement de prendre une distance critique envers les cadrages qui naturalisent et invisibilisent les injustices. Au fur et à mesure que son emprise fragilise et dévaste le monde dont il pompe les ressources naturelles et humaines, le capitalisme logistique se crispe dans sa fuite en avant, tolérant de moins en moins de critique et d’opposition. Bien en-deçà des politiques publiques de luttes contre les discriminations, les ALLSHS sont d’abord et surtout des savoirs de la diversité : elles nous apprennent à nous situer de façon auto-critique dans le champ social, à partir d’une certaine perspective (partielle et partiale), appelée à entrer en débat interprétatif argumenté avec d’autres perspectives (a priori également valides).
Défendre ainsi les ALLSHS est devenu une pratique rituelle depuis des décennies. Cette pratique rituelle est nécessaire mais insuffisante. Trop de réactions corporatistes à des attaques gouvernementales se contentent de « défendre les acquis » contre l’ineptie des réformes périodiquement imposées de haut. La remise en question critique et réflexive doit porter simultanément sur nos valeurs sociales et sur nos pratiques de l’étude[17]. Des transformations de fond et de forme sont nécessaires : les enseignantes-chercheuses des universités de la zone E sont très bien placées pour mesurer les insuffisances de l’offre actuelle de nos licences et master. Ces insuffisances tiennent pour grande partie à la misère budgétaire à laquelle ont été condamnées les universités au cours des décennies passées. Mais elles tiennent aussi à des inerties et à des procédures obsolètes que les institutions et leurs membres s’imposent souvent à eux-mêmes, sans mesurer assez leur toxicité.
Ces enseignantes-chercheuses n’attendent pas le HCÉRES pour identifier les problèmes pédagogiques rencontrés sur le terrain, et pour essayer d’y faire face en révisant leurs pratiques, leurs maquettes, leurs modes d’accueil et d’enseignement. Celles et ceux qui enseignent en Seine-Saint-Denis ou à Mayotte savent mieux que personne que leurs étudiants et étudiantes, dans leur immense diversité, ne s’ajustent plus au type standard pour lequel les cadres didactiques hérités du siècle dernier continuent à être appliqués. C’est tous les jours que, sur le terrain, iels se demandent comment concevoir autrement les travaux à domicile depuis l’irruption de ChatGPT, qui aide à générer des textes impeccablement orthographiés, mais qui risque de vider l’écriture de ses efforts de pensée. Or ce type de problème – et de questionnements quotidiens pour les résoudre – n’a aucune place dans le mode d’évaluation de l’Hécatombe en cours, dont les 2 295 cases ne font pas place à « l’analyse en profondeur » qui a pourtant bien lieu dans les discussions pédagogiques tenues sur le terrain.
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C’est de nouvelles pratiques d’étude et de dialogue, auto-critiques et multi-perspectivistes, que nos universités et nos sociétés ont besoin. Vladimir Poutine les réprime par les persécutions ; Donald Trump travaille à leur éradication. La France s’alignera-t-elle sur eux en mimant des rituels d’excellisation pour dés-accréditer ou discréditer tout un pan des formations qui sont en première ligne dans l’invention et l’expérimentation de ces nouvelles pratiques ?