Écologie

L’ordre du jour extractiviste : pistes généalogiques et conjuratoires

Historien

Si l’extractivisme constitue bien l’un des ressorts fondamentaux de la mondialisation qu’a forgée le capitalisme occidental, son émergence peut se laisser entrevoir à travers les processus d’individuation et d’objectivation de l’époque moderne. Des pistes généalogiques permettraient d’ouvrir la voie à des référentiels alternatifs, para-extractivistes, détachés de la pure coïncidence à soi-même d’un sujet ou d’un objet.

L’extractivisme, avant de se cantonner à l’exploitation des ressources naturelles[1], peut être considéré, avant tout, comme le principe dominant de définition des êtres dans la mondialisation capitaliste. Comme l’écrit Jean-Christophe Goddard dans un livre récent, au terme d’un chapitre consacré à la « contre-anthropologie » amazonienne des Yanomami, « l’extractivisme […] n’est pas une dimension parmi d’autres du capitalisme : il en est l’ontologie pratique, concrète et active. Il définit à lui seul son rapport effectif et constitutif à l’être, à tout être […] comme minerai, c’est-à-dire comme matière extractible, exportable et transformable[2]. »

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L’extractivisme entendu comme principe ontologique déborderait ainsi sa seule définition économique, qui s’appliquait uniquement aux ressources du sous-sol, pour englober l’ensemble de ce qui peut être soumis à la valorisation, en amont des partages entre naturel et culturel, ou des partages effectués par le zonage fonctionnel des activités sociales (économique, politique, culturel, sanitaire ou militaire). La notion pourrait de la sorte déboucher sur une typologie distinguant, entre autres, l’extractivisme environnemental, appliqué aux ressources minérales et énergétiques du sous-sol ; l’extractivisme économique, prélevé sur le travail salarié ; l’extractivisme attentionnel, par l’exposition maximale aux contenus numériques et la récolte des big data ; enfin l’extractivisme patrimonial, visant de manière privilégiée les productions culturelles non-occidentales[3]. L’extractivisme ne débuterait donc pas avec l’industrie minière, laquelle serait en réalité une des manifestations récentes du vaste répertoire d’actions imputables à ce que Deleuze et Guattari appelaient les « appareils de capture »[4].

L’extractivisme opère alors sur un champ qu’il exploite et constitue tout à la fois : ses ressources sont celles du monde en tant qu’entité (le « monde » de la mondialisation) plutôt qu’en tant que devenir


[1]Vincent Capdepuy a rappelé, dans un précédent article, la généalogie de ce terme, et questionné la pertinence du traitement dont il fait l’objet eu égard au productivisme, dont l’extractivisme ne serait qu’une conséquence – aussi longtemps que celui-ci est considéré comme référant uniquement à l’activité consistant à extraire, plutôt que comme le rapport au monde qui préside à sa systématisation, en définissant les êtres en tant que ressources.

[2]Jean-Christophe Goddard, Ce sont d’autres gens : contre-anthropologies décoloniales du monde blanc, Wildproject, 2024, p. 67.

[3]Cette dernière expression, mobilisée précédemment et mise en doute par M. Capdepuy, ne faisait pourtant que prolonger un parallèle établi par Bénédicte Savoy et Felwin Sarr, qui soulignent dans leur rapport « l’existence d’un véritable système rationalisé d’exploitation patrimoniale, comparable à certains égards à l’exploitation des richesses naturelles. » (Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, p. 49).

[4]Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980.

[5]Sur la naissance du « sujet agissant » dans une séquence de longue durée remontant à l’Antiquité tardive (Saint Augustin) et à la scolastique médiévale (Pierre de Jean Olivi, Thomas d’Aquin), voir l’archéologie philosophique d’Alain de Libera, dont la richesse démonstrative est sans commune mesure avec la dimension hypothétique des pistes formulées ici.

[6]Balthazar Gracian, « Al Lector », El Heroe de Lorenzo Gracian Infanzon [1637], Diego Diaz, 1639.

[7]Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 193.

[8]Michel de Certeau, L’Invention du quotidien [1980], Gallimard, 1990, p. 195 sq.

[9]Id., p. 199.

[10]Jean-Christophe Goddard, op. cit., p. 140.

[11]James C. Scott, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013.

[12]Ludovic Lamant et Jade Lindgaard, « Rencontre avec Jean-Luc Godard : “On ne peut pas parler” », Mediapart, 3 décembre 2021.

[13]Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du ci

Aksel Kozan

Historien, Professeur agrégé en lycée PLV (Politique de la Ville) et docteur en histoire

Rayonnages

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Notes

[1]Vincent Capdepuy a rappelé, dans un précédent article, la généalogie de ce terme, et questionné la pertinence du traitement dont il fait l’objet eu égard au productivisme, dont l’extractivisme ne serait qu’une conséquence – aussi longtemps que celui-ci est considéré comme référant uniquement à l’activité consistant à extraire, plutôt que comme le rapport au monde qui préside à sa systématisation, en définissant les êtres en tant que ressources.

[2]Jean-Christophe Goddard, Ce sont d’autres gens : contre-anthropologies décoloniales du monde blanc, Wildproject, 2024, p. 67.

[3]Cette dernière expression, mobilisée précédemment et mise en doute par M. Capdepuy, ne faisait pourtant que prolonger un parallèle établi par Bénédicte Savoy et Felwin Sarr, qui soulignent dans leur rapport « l’existence d’un véritable système rationalisé d’exploitation patrimoniale, comparable à certains égards à l’exploitation des richesses naturelles. » (Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, p. 49).

[4]Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980.

[5]Sur la naissance du « sujet agissant » dans une séquence de longue durée remontant à l’Antiquité tardive (Saint Augustin) et à la scolastique médiévale (Pierre de Jean Olivi, Thomas d’Aquin), voir l’archéologie philosophique d’Alain de Libera, dont la richesse démonstrative est sans commune mesure avec la dimension hypothétique des pistes formulées ici.

[6]Balthazar Gracian, « Al Lector », El Heroe de Lorenzo Gracian Infanzon [1637], Diego Diaz, 1639.

[7]Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 193.

[8]Michel de Certeau, L’Invention du quotidien [1980], Gallimard, 1990, p. 195 sq.

[9]Id., p. 199.

[10]Jean-Christophe Goddard, op. cit., p. 140.

[11]James C. Scott, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013.

[12]Ludovic Lamant et Jade Lindgaard, « Rencontre avec Jean-Luc Godard : “On ne peut pas parler” », Mediapart, 3 décembre 2021.

[13]Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du ci