Le clos et l’ouvert – sur Enclosure de Rachel Rose à Arles
Vu depuis la rive du Rhône qui lui fait face, le chapelet de clochers de l’antique ville d’Arles s’égrène avec une sage harmonie, jusqu’à ce qu’un reflet frappe l’œil : une spirale de verre, suivant sa ligne serpentine, jaillit comme un poisson étincellant hors de l’eau. C’est la tour, signée Frank Gehry, dont le point final est prévu pour l’an prochain. Elle trône et veille sur le parc des anciens ateliers de la SNCF, qui furent longtemps le bassin d’empois principal de la région.
La symbolique est forte : si le salut ne vient plus des cieux vides, ni des caisses publiques, elles aussi de plus en plus vides, il pourrait provenir de ce campanile laïc, qui a poussé dans les ruines du capitalisme industriel. Phare d’un projet pharamineux déployé par la Fondation Luma, il donne un éclat moderne au paysage arlésien, aux côtés des vestiges antiques inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Arles, bourgade de 50 000 habitants, n’en finit pas de surfer sur une vague hype arty : elle est devenue le rendez-vous incontestable de l’image, fière – à raison – de sa position de numéro 1 des festivals de photographie, et accueille une école prestigieuse, une multitude de galeries, des projets audacieux comme la plateforme curatoriale Extramentale, ou encore la magnifique fondation Van Gogh… Suivant les traces de son père, créateur de cette dernière, Maja Hoffman, riche héritière des laboratoires Roche, inscrit le projet Luma dans une dynamique méridionale plus large, où d’aucuns jugent que le Midi deviendrait un vivier artistique équivalent à Los Angeles dans les années 90, quand les artistes quittaient une New-York devenue inabordable – s’alignant avec le tout nouveau MOCO à Montpellier, la Collection Lambert à Avignon, le Carré d’Art à Nîmes…
Enclosure revient dans l’Angleterre agraire du début du XVIIe, sur le processus légal par lequel des terres, autrefois publiques, destinées à un usage commun, se retrouvent clôturées en vue d’un usage privé.
Fondée en 2004 à Zurich, la fondation Luma est entrée dans l’arène à Arles deux ans auparavant, et entend se faire une place au soleil dans le monde de l’art, avec un programme d’expositions, de résidences et des projets multidisciplinaires s’intéressant « aux grandes questions de société », écrit-on dans ses textes de présentations.
En attendant l’achèvement complet des travaux, lors des Luma Days, festival organisé en mai dernier qui prenait pour thème le concept d’interdépendance, on pouvait ainsi visiter l’exposition A School of Schools : apprendre par le design, produite pour la 4ème Biennale d’Istanbul (2018), aller écouter Paul B. Preciado, Nicolas Bourriaud ou Bernard Stiegler, et enfin faire un saut à l’installation Regenerative Empathy, dévoilant les premières contributions consacrées au paysage et à l’écosystème carmargais, en partenariat avec la Graduate School of Design d’Harvard… La hype ne joue pas à l’Arlésienne, c’est sûr, on vous avait prévenus.
Surtout, la Grande Halle ouvrait ses portes en avant-première, dévoilant une œuvre, Enclosure – offrant sa « disclosure » ! –, installation vidéo immersive d’une artiste américaine à qui on n’hésitera pas à envoyer des fleurs : Rachel Rose. Si elle est encore peu connue en France, cette jeune femme (née en 1986) est un nom à retenir, et a déjà bâti une solide réputation aux États-Unis. Se destinant d’abord à la peinture abstraite, qu’elle étudie à l’université Columbia à New York, l’art vidéo est une révélation. Ce médium lui permet soudain de lier tout ce qui la hante, de donner forme à sa vision : les images se mêlent aux sons, au dessin, aux prises de vue directe ou au found footage, à la technologie, à l’environnement, à la peinture, aux histoires…
Exigeantes, témoignant d’un esprit de complexité et fruits d’un long travail de recherche, ses œuvres traitent de la création du sens et des notions d’environnement, d’histoire, de mortalité, mêlant une approche aussi bien intuitive qu’intellectuelle. Dans un entretien, elle analyse que toutes ces vidéos partent d’une question ou d’un sentiment, comme la peur ou l’angoisse, qu’il s’agit ensuite d’« essayer de comprendre et de relier avec des lieux et un temps en dehors de moi, pour élargir son spectre ». Dans Sitting Feeding Sleeping, son oeuvre de diplôme, en 2013, cet artiste qui n’a pas froid aux yeux s’intéressait à la cryogénie, à la survie humaine et aux zoos ; Palisades in Palisades (2014) explorait la notion de temps en géologie et dans l’histoire humaine ; avec A Minute Ago (2014), secouée par l’intensité de l’ouragan Sandy, elle traduisait le sentiment de la risible fragibilité de nos édifices, et par extension l’héritage de la modernité et les désastres écologiques, en filmant la maison de Philip Johnson, Glass House. Enfin, elle interrogeait l’astronaute américain David Wolf sur ses expériences dans l’espace dans Everything and more.
Filmée avec des acteurs et un script, Enclosure revient dans l’Angleterre agraire du début du XVIIe, déjà présentée dans sa vidéo précédente, Wil-o-Wisp, mais avec une nouvelle perspective. Dans Wil-o-Wisp, il était question de privatisation de la terre, mais comme son titre l’indique, Enclosure développe cette histoire, jugée centrale déjà par Marx dans Le Capital (en particulier le livre premier) : l’« enclosure » désigne en effet le processus légal par lequel des terres, autrefois publiques, destinées à un usage commun, se retrouvent clôturées en vue d’un usage privé, mutatis mutandis. Les murs de pierre sèche s’élèvent, pierre blanche d’un nouveau monde, marquant la fin du système féodal et la fondation du capitalisme.
En revenant aux sources du capitalisme et en le mettant en perspective, Rachel Rose fait signe aussi vers son dépassement.
« Les nobles ont commencé à défricher les bois », partie prenante des communs, alerte une vagabonde dans le film. Chassés par les incendies, des hordes d’animaux, et notamment les ours – majestueux rois de la forêt avant la découverte du lion – partent en quête de leur pitance par les villages. C’est leur monde aussi qui s’écroule, et le début du Grand Partage (Descola) entre nature et culture, humains et non-humains, ce tropisme dualiste qui rendra si exotique l’Occident, et dont il s’agira, quelques siècles plus tard, les mains ensanglantées et les pieds dans la cendre, de battre en brèche.
Rachel Rose prend un petit bout de prairie idyllique anglais comme angle pour creuser les racines de ces changements fondamentaux. « Ce conflit contient tous les éléments qui m’intéresse, note-t-elle. L’occulte et le rationnel ; la fragilité des structures dans lesquelles nous vivons, et combien récentes sont en réalité les choses que nous prenons pour éternelles ».
On suit les Famlee, une family un peu spéciale, à vrai dire un gang d’escrocs, mené par Jaccko, tout à la fois alchimiste et arnaqueur, ce qui revient probablement au même. Ils exploitent l’espoir et la peur suscités par l’enclosure, et persuadent les fermiers de leur vendre leurs terres à un prix dérisoire contre une monnaie d’échange nouvellement créée. L’histoire commence sur le chemin de leur dernière exaction, dans un nouvel hameau. Une jeune fille, Récente, douée de pouvoirs magiques puissants, est considérée par Jaccko comme « l’élue ». Elle est chargée de convaincre leur dernière « dupe », une veuve quinquagénaire, de renoncer à son terrain – ses « trente arpents de frênes et de bouleaux blancs vigoureux ».
Plutôt qu’à Marx, c’est au livre de Silvia Federici, Caliban et la sorcière, à laquelle la déclinaison de figures féminines dans Enclosure nous invite à penser. Dans son livre, publié en anglais en 2004, Federici relit la théorie de l’accumulation primitive pour mettre en lumière deux phénomènes contemporains, laissés dans l’ombre de la théorie marxienne : l’esclavage et la chasse aux sorcières, provoquée par le bouleversement de la place des femmes dans la société. Comme le notent Maxime Boidy et Éric Fassin dans le catalogue de l’exposition, la transition vers le capitalisme a écarté les prolétaires non seulement des moyens de production, mais aussi des moyens de reproduction : un nouveau « contrat sexuel » est alors mis en place, « définissant les femmes en des termes (mères, épouses, filles, veuves) qui dissimulaient leur statut de travailleuses, tout en donnant aux hommes libre accès au corps des femmes, à leur travail, au corps et au travail de leurs enfants. »
Rachel Rose ne propose ni un documentaire pédagogique ni une fiction classique, mais une immersion déroutante, esthétiquement superbe. On entre ainsi dans la sombre Grande Halle comme dans une grotte ; on butte sur une immense crête sombre cachant le grand écran holographique, au fond du bâtiment. Le spectateur est invité à grimper sur cette saillie moelleuse : libre de s’allonger, de s’étendre, de se laisser aller, le dispositif modifie élégamment, avec douceur, notre point de vue et notre expérience des images, et l’on navigue durant le film d’une torpeur propice à la rêverie à quelques éclairs d’intellection.
Je sors un peu groggy et déconcertée de cette expérience, mais définitivement séduite. Habile à créer un récit poétique, Rachel Rose est virtuose, elle ose la complexité et manie une multitude de couches de sens, autant signification que sensualité, nous plongeant dans ses questionnements par les affects et l’émotion esthétique.
Quelques images s’impriment avec force sur la rétine, soulignées par une bande-son lyrique : des yeux inquiets et fixes dans le visage pâle d’une beauté rousse ; des ekphrasis de paysages pastoraux, inspirés de gravures et de tableaux ; la beauté innocente d’un ruisseau ; les verts et bleus, saisis dans une lumière intense ; la présence inquiétante d’un disque d’encre noir qui goutte dans le ciel. Tout est sensation dans ce monde en suspens, sur son point de bascule : les saules accueillent la fosse d’orchestre aérienne des oiseaux, le ciel se strie d’orange et de bleu roi, les roseaux se plient délicatement.
Car l’intrigue d’Enclosure, que beaucoup de spectateurs jugeront obscure et difficile à saisir, est ponctuée d’un ensemble de rêveries méditatives, aux accents panthéistes, sur l’aspect et la perception de la nature à l’époque. Le film s’attache à faire signe vers ce monde encore enchanté, augmenté d’une sorte de cinquième dimension, fantastique.
L’art est en effet aujourd’hui l’avant-garde d’un nouveau projet de société, porteur de nouvelles diplomaties et de nouveaux partenariats avec notre environnement.
Cette épaisseur de signes et de sensations qui frappe, cette ambiance mystique qui se dégage du film, d’un film qui échappe aux codes tradionnels de la réception, résulte grandement du montage. Il suit le principe du « clignement de l’œil », créant de la discontinuité dans la vision humaine, d’après les préceptes de Walter Murch (American Graffiti, Apocalypse Now). Le montage devient une sorte d’extention de la perception humaine, créant une césure propice à de nouvelles connections, ouvrant des sens qui normalement sont censurés par un agencement par trop didactique.
L’art est alors un de nos derniers ressorts pour approcher cette pensée magique, au frisson spirituel et sacré, avant qu’il soit noyé « dans les eaux glacées du calcul égoïste » par la bourgeoisie (Manifeste du parti communiste) et acculé par le comptage des écus. Au lyrisme pastoral s’allie ainsi l’inquiétante étrangeté : cette lune en plein jour, orbe mystérieux, noircit le ciel comme une stase de mauvais augure. Ce signe sidéral ne trompe pas : voici le mal qui vient.
Une femme, Marla, refuse cette malédiction : sa mère, la dernière « dupe », la croit possédée par des esprits et la cache dans la grange, comme le découvre Récente en espionnant la famille. Mais ce que l’on prend pour la folie est en réalité une rageuse ferveur politique : elle a trouvé, flottant dans le ruisseau, un tract rédigé par un groupe appelé la Confrérie du Saint-Esprit, un mouvement révolutionnaire qui continue de se révolter contre l’enclosure de la terre. La Confrérie veut mettre à bas les « exploiteurs », i. e. la noblesse et la Famlee, par tous les moyens. Marla en a l’intime conviction : privées de leur terre nourricière, emprisonnées dans le salariat, sa mère et elle, et toutes les femmes, se retrouveront pris au piège. Mais elle ne peut pas empêcher le cours de l’histoire, qui s’apparente à un fatum, pour nous qui connaissons la suite : la veuve trempe la plume et signe en même temps l’acte et sa perte. Elle le sait, elle aussi : là voilà qui pleure, une fois seule, dans cette maison qui n’est déjà plus la sienne.
Doit-on cependant regretter ce monde « d’avant la chute », se complaire dans la nostalgie de la perte, idéalisant, de façon romantique, l’ancien monde, frôlant alors un conservatisme de mauvais aloi ? Non. A la fin, Récente tue l’exploiteur du nouveau monde, « sans pour autant se réfugier dans un monde ancien : rien ne permet de savoir à la fin où la porteront ses pas », analyse Éric Fassin. « Récente » signifie « commencer » : Enclosure se clôt alors sur une ouverture, ouverture qui, aujourd’hui, laisse entrer les vents nouveaux d’une « Renaissance sauvage ». D’après Guillaume Logé, auteur de l’essai du même nom, l’art est en effet aujourd’hui l’avant-garde d’un nouveau projet de société, porteur de nouvelles diplomaties et de nouveaux partenariats avec notre environnement. En revenant aux sources du capitalisme et en le mettant en perspective, Rachel Rose fait signe aussi vers son dépassement, avec un nouveau dispositif perceptif et l’expérience d’une réalité augmentée, nous mettant au diapason du monde.
Rachel rose, enclosure ; du 1 juillet – 22 septembre 2019, fondation luma, Arles