Société

Notes sur les sociétés du profilage (2/2)

Philosophe

Après avoir analysé dans un premier volet l’émergence des « sociétés du profilage », dans leur dimension technique et économique, Philippe Huneman prolonge sa réflexion en intégrant les dimensions épistémiques et politiques. Tout glissement dans le régime de savoir change irrémédiablement les modalités du pouvoir. Il faut dès lors considérer comment la simple existence et activité sur Internet, et plus précisément sur les réseaux sociaux, entraîne un afflux d’informations susceptible d’orienter la décision, et même de modifier les individus.

Après les « sociétés de la discipline» analysées par Foucault et les « sociétés de contrôle » prophétisées par Deleuze dans les années 1990, la conjonction des technologies digitales, d’Internet et de certaines logiques de gouvernement nous fait entrer dans un nouveau régime de pouvoir que je nomme « sociétés du profilage », parce qu’il est rendu possible par l’émergence d’un nouvel objet, indissociablement épistémique, économique, technique et politique, le « profil ». Un profil est constitué par un ensemble de traces laissées ou produites par un individu téléphonant, payant, circulant, postant des « contenus », et aussi cherchant des informations sur le Web. Il autorise alors des rapprochements d’individus en communautés, mais aussi des prédictions, et un certain type d’action politique inédit. Après avoir analysé les deux premiers moments, technologiques et économiques, je me pencherai sur les deux suivants, l’un épistémique et l’autre politique, au fondement des sociétés du profilage.

Prédire : le moment épistémique de la multicorrélation

Le passage de données déposées (via la consultation des sites) ou construites (via les achats faits, les consultations de Google, etc.) à la constitution d’un profil nécessite donc une troisième condition que j’appelle le « moment épistémique ».

Tout d’abord, notons que le « profil » comprend en réalité plusieurs strates. Mon comportement d’internaute, chercheur de données, consommateur de sites ou acheteur, constitue mon « profil individuel » : un ensemble de données, temporellement situées, qui permet de reconstituer certaines grandes lignes de ma personnalité (j’aime la musique classique, je suis avec attention les progrès de l’intelligence artificielle, je suis marathonien ou fan de curling). Certaines prédictions peuvent se baser sur ce profil individuel : ainsi, si j’ai souhaité acheter un billet de train pour Londres, des publicités me proposeront des hôtels à Londres ; si mon téléphone, dont je n’ai pas neutralisé les


[1] Sur les données massives voir le livre en français de Sabina Leonelli, La recherche scientifique à l’ère des big data. Cinq façons dont les big data nuisent à la science, et comment la sauver. Paris: Mimésis, 2019. En particulier, Leonelli commente les « 7V » supposés caractériser le big data : volume, vitesse, véracité, variété, volatilité, validité, valeur. Elle souligne alors la relativité et dépendance au contexte des notions de volume et de vitesse. « Le fait que ce qui est perçu comme de grandes quantités de données et une grande vitesse dépend complètement des technologies pour produire les données, les archiver et les analyser, et donc change continuellement d’une année à l’autre. Par exemple, alors qu’au début du millénaire, les Big Data étaient des données trop nombreuses pour être annotées avec un tableur normal de Microsoft Excel, désormais, on peut concevoir des trillions de données obtenues par l’usage des réseaux sociaux comme Facebook ; au contraire, il y a trois siècles, on avait les collections de milliers d’observations faites par les métrologues, cartographes, et astronomes du monde entier, extrêmement difficiles à analyser et à intégrer en cartes géographiques sans accès à un ordinateur. » (p.20)

[2] Par exemple Nowotny H., Scott P, Gibbons M (2001). Re-Thinking Science : Knowledge and the Public in an Age of Uncertainty. Polity Press.

[3] Sur l’écologie prédictive voir Maris, V., Huneman, P., Coreau, A., Kéfi, S., Pradel, R. and Devictor, V. (2018), « Prediction in ecology: promises, obstacles and clarifications ». Oikos, 127 : 171–183.

[4] Sur les ‘early warning signals’, voir Carpenter, S. R. et al. 2011. « Early warnings of regime shifts: a whole-ecosystem experiment ». – Science 332 : 1079–1082, et les développements critiques de Kéfi, S. et al. 2013. « Early warning signals also precede non-catastrophic transitions ». Oikos 122 : 641–648.

[5] Sur cette nouvelle médecine on lira le dossier coordonné par Marie Darrason et Elodie Giroux p

Philippe Huneman

Philosophe, Directeur de recherche à l’IHPST (CNRS/Paris-I)

Notes

[1] Sur les données massives voir le livre en français de Sabina Leonelli, La recherche scientifique à l’ère des big data. Cinq façons dont les big data nuisent à la science, et comment la sauver. Paris: Mimésis, 2019. En particulier, Leonelli commente les « 7V » supposés caractériser le big data : volume, vitesse, véracité, variété, volatilité, validité, valeur. Elle souligne alors la relativité et dépendance au contexte des notions de volume et de vitesse. « Le fait que ce qui est perçu comme de grandes quantités de données et une grande vitesse dépend complètement des technologies pour produire les données, les archiver et les analyser, et donc change continuellement d’une année à l’autre. Par exemple, alors qu’au début du millénaire, les Big Data étaient des données trop nombreuses pour être annotées avec un tableur normal de Microsoft Excel, désormais, on peut concevoir des trillions de données obtenues par l’usage des réseaux sociaux comme Facebook ; au contraire, il y a trois siècles, on avait les collections de milliers d’observations faites par les métrologues, cartographes, et astronomes du monde entier, extrêmement difficiles à analyser et à intégrer en cartes géographiques sans accès à un ordinateur. » (p.20)

[2] Par exemple Nowotny H., Scott P, Gibbons M (2001). Re-Thinking Science : Knowledge and the Public in an Age of Uncertainty. Polity Press.

[3] Sur l’écologie prédictive voir Maris, V., Huneman, P., Coreau, A., Kéfi, S., Pradel, R. and Devictor, V. (2018), « Prediction in ecology: promises, obstacles and clarifications ». Oikos, 127 : 171–183.

[4] Sur les ‘early warning signals’, voir Carpenter, S. R. et al. 2011. « Early warnings of regime shifts: a whole-ecosystem experiment ». – Science 332 : 1079–1082, et les développements critiques de Kéfi, S. et al. 2013. « Early warning signals also precede non-catastrophic transitions ». Oikos 122 : 641–648.

[5] Sur cette nouvelle médecine on lira le dossier coordonné par Marie Darrason et Elodie Giroux p