International

Les « aires culturelles », produits dérivés de l’Etat – Penser l’historicité des sociétés 2/2

Politiste

Le réflexe culturaliste conduit nécessairement à oublier que loin de préexister aux Etats-Nations les « aires culturelles » en sont en fait inséparables. Les espaces historiques ont-ils vraiment besoin des Etats pour se dessiner ? Suite et fin de cet article en forme de plaidoyer pour la prise en compte de l’historicité des sociétés.

En dépit des difficultés, voire des apories, de toute définition des « aires culturelles », et de l’usage politique souvent nauséabond qui en est fait par les publicistes de l’identitarisme (cf ici la première partie de cet article), les sciences sociales continuent de se référer à cette approche qualifiée d’ « aréale », dans la novlangue des chercheurs. Néanmoins, il est désormais admis qu’il est impossible de définir lesdites « aires culturelles » de manière objective. En réalité, leur délimitation ou leur caractérisation font partie du problème que l’on se pose. Les circonscriptions scientifiques de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe, des Amériques, prises dans leurs différentes composantes, sont des produits dérivés de l’événement de l’Etat, plutôt que des catégories susceptibles d’expliquer celui-ci. L’identification des espaces historiques doit donc procéder de sa compréhension, plutôt que l’inverse.

Ainsi, le passage d’un monde d’empires à un monde d’Etats-nations d’orientation ethno-religieuse, et les processus de purification ethnique dont il s’est accompagné, constituent le dénominateur commun d’une vaste région recouvrant les Balkans, l’Asie antérieure et l’Afrique du Nord, et « connectée » à des logiques politiques similaires, plus tragiques encore, dans les confins de la Russie et en Europe centrale. C’est le sang versé qui confère au Moyen-Orient, à la Méditerranée orientale et aux Balkans leur consistance et leur unité historiques, et confirme leur commensurabilité avec l’Europe, en dépit de la fantasmagorie de sa barbarie et de son arriération innées.

Pour sa part, l’Afrique saharo-sahélienne tire sa relative communauté de destin, dans la longue durée, de l’itinérance politique, marchande et religieuse, d’une économie politique reposant sur le commerce et les gains marginaux qu’elle engendre, de l’esclavagisme tant interne qu’atlantique, et de l’imbrication de formes impériales lignagères, d’empires coloniaux et d’un système régional d’Etats-nations


[1] Henry Laurens, « Arabes-XVIIIe-XIXe siècles » in François Georgeon, Nicolas Vain, Gilles Veinstein, dir., Dictionnaire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2015, pp. 96 et suiv.

[2] Salim Abdelmadjid, « Un concept africain d’Europe », Noesis, 30-31, automne 2017, printemps 2018, p. 152.

[3] Salim Abdelmadjid, « Un concept africain d’Europe », art. cité, p. 159.

[4] Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, Paris, Gallimard, 2003, p. 20, souligné par Max Weber.

[5] Christian Bromberger, Le Sens du poil. Une anthropologie de la pilosité, s.l., Creaphis Editions, 2015, p. 39.

[6] Ibrahima Thioub, in Jean-Pierre Chrétien, dir., L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Paris, Karthala, 2008, pp. 159-160

Jean-François Bayart

Politiste, Professeur à l'IHEID de Genève titulaire de la chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain"

Rayonnages

International

Notes

[1] Henry Laurens, « Arabes-XVIIIe-XIXe siècles » in François Georgeon, Nicolas Vain, Gilles Veinstein, dir., Dictionnaire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2015, pp. 96 et suiv.

[2] Salim Abdelmadjid, « Un concept africain d’Europe », Noesis, 30-31, automne 2017, printemps 2018, p. 152.

[3] Salim Abdelmadjid, « Un concept africain d’Europe », art. cité, p. 159.

[4] Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, Paris, Gallimard, 2003, p. 20, souligné par Max Weber.

[5] Christian Bromberger, Le Sens du poil. Une anthropologie de la pilosité, s.l., Creaphis Editions, 2015, p. 39.

[6] Ibrahima Thioub, in Jean-Pierre Chrétien, dir., L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Paris, Karthala, 2008, pp. 159-160