De quoi l’audiovisuel public est-il redevable ? (2/2)
Après le diagnostic général posé dans la première partie de ce texte, publiée hier dans ces mêmes colonnes, trois grandes questions renvoyant, selon nous, aux faiblesses les plus notables de notre audiovisuel public méritent d’être développées car elles appellent des réponses au long cours nécessitant des engagements immédiats : la fiction, la publicité, l’information.
La fiction de référence, un enjeu majeur
La fiction représente le genre télévisuel le plus regardé. Il est supposé être l’expression du talent créatif d’une chaîne nationale et plus généralement un véhicule de notre patrimoine filmique et culturel. Lorsqu’elle s’exporte au-delà de nos frontières, la fiction constitue aussi un vecteur de rayonnement artistique dans le monde. Les Américains ne s’y sont pas trompés après-guerre en plaçant leur cinéma – et son épicentre qu’est Hollywood – au cœur des industries stratégiques du pays, au même titre que l’aéronautique et l’aérospatiale. Pourtant, et en dépit des moyens très substantiels dont elle bénéficie, la fiction produite par nos chaînes publiques ne se distingue globalement ni par ses audiences, ni par sa créativité, ni par sa capacité à séduire les marchés étrangers. Dans la plupart des autres pays européens, celle-ci est nettement plus diversifiée et plus performante. Certes, nos chaînes publiques, appuyées par l’apport sans équivalent du CNC, contribuent fortement au financement de nombreux films et fictions en France. Mais cet engagement est plus quantitatif que qualitatif et répond d’abord à des obligations de quotas de production et de diffusion fixées par la loi. La production ordonnée par France Télévisions se concentre sur quelques champs pour le moins stéréotypés et peu attractifs pour le marché international : comédie dramatique psychologisante dans un cadre contemporain très familial, séries policières où l’introspection prédomine sur l’action… Le genre historique qui a fait les beaux jours de la télévision d’antan semble avoir disparu ; quant au fantastique et à la science-fiction, genres très prisés par les anglo-saxons, ils n’ont pas leur place dans le catalogue de nos chaînes publiques, pas plus que la diversité sociale ou ethnique. L’école française de la fiction TV semble souffrir d’une pénurie de scénaristes talentueux capables d’élaborer des récits au long cours, à moins que les diffuseurs ne brident leur créativité. Il faut avouer que notre pays manque notoirement – à l’exception de la Femis – d’écoles de formation en la matière, et que la formation continue est quasi inexistante. Depuis les fameux décrets Tasca et l’externalisation de la production vers le secteur privé, notre télévision publique souffre d’un manque de savoir-faire en interne dans ce domaine. L’inertie des chefs d’unité qui passent commande en externe participe également beaucoup à cette déficience devenue endémique. Entre objectifs quantitatifs, obligations de financement et manque de vision stratégique de ses dirigeants, le service public de la télévision en matière de fiction s’apparente davantage à un droit de tirage offert à quelques grands groupes privés de production qu’à un instrument audacieux de création de contenus de référence destinés à satisfaire ses publics. Ainsi, en matière de films coproduits annuellement par France Télévisions, on ne compte plus le nombre de ceux qui ne font l’objet d’aucune diffusion sur les chaînes du groupe en raison du trop faible volume d’entrées réalisées à la sortie en salle ou en raison des risques que leur programmation ferait courir à ces mêmes chaînes en termes d’audience…
De fait, une réorganisation totale de la chaîne de production nationale de fiction est absolument nécessaire.
La publicité, une ressource inadéquate
À la décharge du service public, il faut dire que la répartition des droits audiovisuels entre les producteurs privés et les chaînes qui les financent – au détriment de ces dernières – n’incite guère ces dernières à innover en matière de fiction de référence. Au Royaume-Uni, où la répartition des droits audiovisuels est plus favorable aux chaînes, la production de fictions performantes et en capacité à s’exporter est particulièrement stimulée.
La question du juste retour des droits audiovisuels vers les chaînes est une question essentielle, car c’est là une ressource déterminante pour pouvoir engager des productions ambitieuses. C’est vrai pour les grandes chaînes en clair qui voient leurs recettes publicitaires diminuer. C’est vrai également pour les chaînes payantes comme Canal + qui sont contraintes de réduire le prix de leurs abonnements pour résister à la concurrence des pure players comme Netflix. Cela l’est encore davantage pour nos chaînes publiques très majoritairement financées par une redevance audiovisuelle qu’il serait, compte tenu du niveau de l’offre actuelle, bien indélicat d’augmenter. Un partage plus équitable des droits aurait l’avantage de constituer un stimuli créatif intéressant à l’intérieur des antennes publiques : le financement par la seule redevance n’ayant pas cette vertu. Elle permettrait aussi de débarrasser notre service public de la ressource publicitaire amenée de toute façon à décliner au fil des ans en raison de la concurrence du numérique et de l’exploitation croissante des données personnelles.
A ce propos, il conviendrait de s’interroger sérieusement sur la légitimité de la présence de publicités commerciales au sein de ce que notre société a aujourd’hui de plus public en matière d’espace commun et partagé. La résistance épique, à laquelle France Télévisions s’est livrée contre la loi qui finalement entérina en décembre 2016 la suppression des écrans publicitaires dans l’environnement des émissions destinées aux enfants, témoigne de la difficulté de ses dirigeants actuels à penser ce qu’est aujourd’hui l’esprit même de leur mission à l’endroit du public. La publicité ne représente pour eux qu’une variable d’ajustement à la hausse de leur budget. Le devoir de protection des enfants contre les effets néfastes et dévastateurs de la communication persuasive ne paraît pas faire partie de leurs valeurs. Ils ne semblent pas non plus saisir que son absence sur leurs antennes constituerait un important vecteur de différentiation avec les chaînes commerciales. Car l’audiovisuel public, comme l’éducation nationale et nos politiques publiques de la culture, a normalement vocation à s’inscrire dans un continuum participant au développement et à l’émancipation de chacun tout au long sa vie ; et cette vocation est, en bien des points, antinomique avec la culture du toujours consommer plus.
Qualité de l’information et rôle de l’État
La qualité et le pluralisme de l’information – ainsi que son accès offert à l’ensemble de nos concitoyens – constitue un des principaux vecteurs de la richesse du débat public et de la vitalité de notre vie démocratique. C’est d’ailleurs au nom de la préservation du pluralisme que l’État justifie l’existence d’aides aux entreprises de presse qui relèvent presque exclusivement du secteur privé. Pour autant, l’État en France passe systématiquement pour suspect de chercher à entamer la liberté d’expression dès lors qu’il conditionne son soutien à une évaluation précise de ce qui est effectivement fait des subsides qu’il alloue. De même, lorsqu’il entend légiférer a minima contre la prolifération – pourtant reconnue par tous – des fausses nouvelles dans la sphère médiatique, il est immédiatement soupçonné d’intrusion dans un domaine où il serait par nature indésirable. Il faut dire que l’histoire de nos pratiques étatiques en la matière, même si elle s’est améliorée au fil des décennies, ne plaide pas toujours en sa faveur. Pour autant, et sans que l’État en soit responsable, la qualité et la richesse globale de l’information tend à se dégrader, essentiellement en raison de la pression temporelle et financière qui s’abat sur les journalistes et du refus croissant de vouloir délimiter clairement les frontières entre l’information et l’infotainment. Le signe de la détérioration généralisée de notre système d’information tient en pourtant un chiffre : depuis 10 ans, le nombre de journalistes disposant de la carte de presse ne cesse de diminuer alors que le nombre de supports – surtout numériques – diffusant de l’information est en développement exponentiel. Sur une population globale de 35 000 journalistes professionnels (dont une proportion significative est précaire), ils sont aujourd’hui plus de 6000 à officier soit au sein de France Télévisions, de France Médias Monde, de Radio France ou de l’AFP. Ce chiffre n’intègre pas les centaines de journalistes qui, par l’entremise d’agences de presse créées pour des raisons essentiellement fiscales, travaillent pour des programmes commandités et diffusés par nos chaînes publiques. On ne s’attardera pas ici sur l’importance de ces effectifs, mais sur le fait que l’information connaît trop souvent sur nos chaînes publiques des défaillances coupables trop rarement relevées par le CSA. Hormis l’existence assez symbolique de quelques médiateurs de l’information au sein de ses antennes, force est de constater que l’audiovisuel public tarde à se doter d’instances rigoureuses d’autorégulation. Avec près de 20 % des journalistes actifs dans notre pays – un pourcentage sans équivalent dans un pays démocratique – notre audiovisuel public se devrait non seulement d’être exemplaire en matière de qualité de son information, mais également un véritable moteur de la profession en matière de vérification des faits, d’investigation en profondeur et aussi de contribution à l’éducation aux médias.
La chance et le rôle primordial du secteur public
La tâche que constitue la refondation de l’audiovisuel public peut sembler titanesque au regard des atavismes qui le frappent et de l’ampleur des défis qu’il aura à affronter dans les années à venir. L’édiction d’un nouveau cadre législatif, même particulièrement réfléchi et bien articulé, ne suffira pas. Si une nouvelle loi est nécessaire pour lui insuffler dans l’immédiat quelques électrochocs salvateurs, c’est à l’évidence sur le moyen et long terme que se jouera sa réussite, tant cette dernière dépendra du rétablissement de bonnes pratiques dans tous les domaines et de l’ancrage d’une culture de l’audace et de la responsabilité chez tous ses dirigeants. Il faudra rompre avec l’endogamie stérile qui caractérise actuellement le secteur. Les chantiers à mettre en œuvre ne sont ni simples ni faciles à conduire dans un univers médiatique toujours plus concurrencé et en proie à de rapides changements technologiques et économiques.
Mais face à ces changements, l’audiovisuel public dispose aussi de quelques atouts qui devraient lui rendre la besogne plus aisée.
Financé par la redevance, il est susceptible d’échapper à la fin du modèle fondé sur la publicité. L’élargissement naturel de la Contribution à l’Audiovisuel Public, associé à une meilleure gestion de la ressource, pourrait lui permettre de ne plus dépendre de dotations budgétaires plus ou moins récurrentes et des soubresauts de la publicité qu’il serait opportun de supprimer. La contrepartie de ce mode de financement garanti sera d’impérativement préserver le caractère universel et gratuit d’un audiovisuel public amené, à l’heure où s’annonce la disparition progressive de la diffusion hertzienne au profit du très haut débit, à être présent sur toutes les plateformes. Là où les médias privés évolueront vers une offre payante et toujours plus délinéarisée, le service public de l’audiovisuel pourra conserver l’attrait de la gratuité à condition qu’elle soit associée à la production de contenus de référence. Avec l’instauration d’une nouvelle répartition de la valeur produite à travers des droits audiovisuels plus équitablement distribués, les chaînes publiques pourront ainsi disposer d’une ressource dynamique, complémentaire de celle de la redevance. Face à des pure players et des offres toujours plus segmentées, notre audiovisuel public pourra conserver sa dimension multi-genres et universelle, pour peu qu’elle sache aussi mettre en valeur ses missions spécifiques au regard de celles déjà satisfaites gratuitement par d’autres diffuseurs.
Grâce au maillage dense dont ils disposent sur notre territoire national et aux nouvelles possibilités offertes par le numérique, nos médias publics sont désormais les plus à même d’assurer une véritable proximité tant éditoriale que géographique : un besoin qui se fera toujours plus prégnant à l’heure d’une internationalisation accrue des programmes.
Riche d’un exceptionnel patrimoine culturel, d’une vivacité de sa création et de ses industries culturelles, ainsi que d’une éducation nationale gratuite relativement performante, notre pays souffre de deux maux somme toute assez similaires : une diffusion et un accès insuffisants de notre culture au plus grand nombre et un manque de formation permanente de chacun tout au long de la vie. D’un côté, notre culture est opulente en matière de contenus mais pauvre encore en canaux de diffusion ; de l’autre, notre service public de l’audiovisuel est riche des moyens universels de diffusion mais assez pauvre en contenus de référence. C’est sur cette base et les défis civilisationnels qui l’entourent que notre audiovisuel public devra dans les mois qui viennent penser sa refondation.