Médias

De quoi l’audiovisuel public est-il redevable ? (1/2)

Sénateur

La mutation numérique bouleverse depuis de longues années déjà le paysage audiovisuel. Pour demeurer un pôle fort, le service public doit prendre en considération ces évolutions et en anticiper de nouvelles. Il est urgent qu’il réalise que ses missions ne sauraient désormais se réduire au sempiternel triptyque « Informer, éduquer, divertir ».

Publicité

Dès son entrée en fonction Emmanuel Macron s’est lancé dans un programme de réformes sans précédent depuis 1981. Si, parallèlement aux lourds chantiers économiques institutionnels annoncés durant la campagne présidentielle, il s’était plusieurs fois exprimé sur ses intentions en matière de politique éducative et culturelle, il était en revanche resté peu disert quant aux questions liées à l’audiovisuel.

Que s’est-il donc passé à la fin 2017, pour que le nouveau président s’échauffe si soudainement et fasse savoir sa volonté de réformer rapidement le secteur de l’audiovisuel public ? L’enjeu budgétaire n’est pas moindre – plus de quatre milliards d’euros dans les comptes de l’État – mais ce n’est sans doute pas là la raison majeure qui pousse aujourd’hui Emmanuel Macron à s’attaquer à un édifice que ses prédécesseurs avaient renoncé à bousculer au cours des 20 dernières années.

Manque d’exemplarité et vices de gouvernance

L’attitude de certains responsables du secteur et l’agenda judiciaire ont certainement contribué à précipiter les choses. La condamnation de Mathieu Gallet pour favoritisme et l’ouverture d’une enquête judiciaire à l’encontre du CSA pour soupçon d’irrégularités lors de la désignation de Delphine Ernotte en 2015 ne sont sûrement pas étrangères à cette accélération du mouvement. À l’heure où l’exigence d’exemplarité fait rage à l’endroit du personnel politique, il ne paraît pas illogique d’attendre des dirigeants du service public et de grands commis de l’État les mêmes obligations de probité et de devoir de rendre compte.

Les attentes du public en la matière sont d’autant plus grandes que l’essentiel du financement de l’audiovisuel public provient de la redevance, une sorte d’impôt spécifique dû dès lors qu’on possède un téléviseur en état de marche. En dix ans, son tarif est passé de 118 à 138 euros, sans que le degré de satisfaction des téléspectateurs à l’égard des programmes se soit amélioré. Ce traitement budgétaire – assez privilégié en période de restriction de la dépense publique – n’a semble-t-il jamais sonné comme un hiatus dans l’esprit des dirigeants de ces entreprises, habitués qu’ils étaient à réclamer un peu plus chaque année, sans lien avec les résultats effectivement obtenus. Aussi, la guérilla corporatiste conduite à l’automne passé par la présidente de France Télévisions à l’encontre du gouvernement qui l’enjoignait de procéder à 50 millions d’euros d’économies sur un budget de près de 3 milliards n’a guère été prisée au plus haut sommet de l’État. Celui qui exige probité et efficacité de ses ministres a, malgré son expérience de la vie publique, sans doute été surpris par les us et coutumes et l’entre-soi particulier qui règnent aujourd’hui parmi les dirigeants du secteur. La notion de « service public » impliquerait normalement que ceux qui le conduisent soient là pour « servir le public » avec vigueur et loyauté ; bref, qu’ils se comportent en élite républicaine. Au lieu de cela, l’impression qui ressort est plutôt celle d’un « en-groupe » qui tend plutôt à se servir lui-même en coalisant une série d’intérêts particuliers, internes ou externes, qui lui sont attachés.

La question de la gouvernance de l’audiovisuel public est donc majeure. Elle ne saurait cependant se réduire à une question de personnes, pas plus qu’à une conception sommaire de l’indépendance à l’égard des pouvoirs publics. Dans ce débat piégé, certains ne se gênent pas d’amalgamer le principe d’indépendance et de liberté de l’information – fondamental dans un régime démocratique – avec un prétendu droit souverain des responsables de l’audiovisuel public à faire comme ils l’entendent sans rendre compte de leurs décisions à la tutelle et aux organes censés les contrôler. A ce sujet, il faut admettre que le précédent gouvernement avait en 2013 fait preuve d’une certaine « naïveté » en pensant garantir l’indépendance des médias publics par un glissement du pouvoir de nomination des dirigeants du président de la République à une autorité administrative dite indépendante. C’était oublier un peu rapidement que le président du CSA demeurait nommé par le président de la République et qu’en termes de séparation des pouvoirs il est bien maladroit d’espérer voir un tel organe contrôler objectivement les dirigeants qu’il a lui-même désignés ! Au final, cette petite loi n’aura été qu’un rafistolage malheureux, omettant au passage de s’interroger sur la cohérence qu’il y avait à conserver cinq entités autonomes dans un secteur pris d’assaut par une concurrence frénétique, multi-supports, toujours plus transnationale et délinéarisée…

 Une obsolescence du cadre normatif par manque coupable de vision de l’avenir

Ce que les semaines qui viennent de s’écouler ont mis en lumière, au-delà des dérives culturelles de notre audiovisuel public, c’est l’obsolescence profonde du cadre normatif supposé régir celui-ci. Les incertitudes quant aux procédures à suivre en cas de manquement grave d’un ou de plusieurs de ses dirigeants n’en sont que l’illustration la plus flagrante, mais sans doute pas la plus grave. Répéter à l’envi qu’il ne faut toucher à la loi que d’une main tremblante conduit souvent à justifier le pire des conservatismes, en particulier quand un domaine de la société est en proie à d’importantes mutations. Toujours suspectés de vouloir mettre la télévision à leur botte ou de vouloir favoriser quelques intérêts privés, les responsables politiques rechignent souvent à s’attaquer à une réforme d’ampleur de l’audiovisuel. Ces 20 dernières années, les grandes intentions proclamées se sont généralement arrêtées en chemin. C’est vrai de la loi voulue par François Hollande en 2013 comme ce le fut de la loi visant à supprimer la publicité sur les chaînes publiques avancée par Nicolas Sarkozy en 2009 et qui se limita à la disparition de celle-ci uniquement après 20 heures…

Car au-delà de quelques lois très circonstanciées promulguées dans un passé récent, le cadre législatif du secteur repose toujours pour l’essentiel sur un texte voté en 1986. En l’espace de 12 ans, l’audiovisuel français aura vu l’adoption de trois lois majeures : celle de 1974 imposant l’éclatement de l’ORTF, celle de 1982 ouvrant la voie à une libéralisation régulée du secteur et enfin la loi Léotard de 1986 relative à la liberté de la communication. Rien de significatif n’a été produit depuis. Accepter ce statu quo législatif reviendrait à assez court terme à laisser exploser les zones de non-droit dans un secteur bouleversé par l’explosion technologique et la déterritorialisation de l’offre. L’opportunité de procéder à une nouvelle réforme est d’ailleurs offerte au gouvernement à travers l’obligation de procéder dans les mois qui viennent à la transposition dans le droit français de la directive européenne Services Médias Audiovisuels (SMA) qui vise précisément à réguler l’offre transnationale et délinéarisée qui se développe aujourd’hui.

Mais le risque de toute loi – notamment en France où la réflexion prospective se heurte systématiquement à une conjonction de tous les conservatismes y compris les plus culturellement antagonistes –  est le plus fréquemment de se borner à des ajustements normatifs en fonction de la réalité observée à un instant donné, sans vision anticipatrice des changements à venir. Se livrer à des spéculations de très long terme sur ce que pourrait être l’univers de la communication en 2050 n’est évidemment pas réaliste : personne ne dispose aujourd’hui des attendus de toute nature qui autoriseraient une telle projection. Pour autant, et au regard des évolutions déjà à l’œuvre en France et plus encore dans d’autres pays, il n’est pas infondé d’espérer bâtir un cadre législatif général susceptible d’être opérant à l’horizon des quinze années à venir.

L’urgence à réformer l’audiovisuel public réside précisément là, car le risque de sa disparition ou de son rétrécissement drastique n’est pas à exclure. Parce que son audience diminue inexorablement, que son offre est insuffisamment différenciée et que son coût est toujours plus élevé, le modèle actuel de l’audiovisuel public est bel et bien menacé, tout comme l’est également celui des grandes chaînes historiques privées telles que TF1 ou M6.

La révolution intranquille de l’homo numericus

La télévision n’est plus en effet et depuis longtemps cette « folle du logis », telle que la qualifiait Wolton et Missika en 1983 : une lucarne unique qui, au sein du foyer, donnait à voir le monde en une sorte de communion familiale.

L’homo numericus a déjà commencé à supplanter l’homo televisus. Avec la multiplication des écrans, nous assistons à une individualisation et une hyper-segmentation des usages médiatiques, accompagnées du côté de l’offre par une sur-anticipation et un guidage des goûts et des comportements au travers des recommandations issus du traitement des données personnelles. Avec la délinéarisation croissante des pratiques, les moments rituels de la télévision diminuent : seuls quelques rares événements programmés permettent occasionnellement de se retrouver et de se rassembler par l’entremise des médias. La « grande messe » du JT de 20 heures s’étiole lentement : plus des trois quarts des informations diffusées en début de soirée sont déjà connues du public grâce aux supports d’information continue. Comment trouver des formes plus appropriées d’offre sans tomber dans la spectacularisation de l’information ? La dictature de l’immédiat et du « présentisme » – ce régime d’historicité propre à notre époque – hiérarchisent désormais les nouvelles en fonction de leur ordre d’inscription le plus récent et souvent le plus éphémère, au détriment de leur valeur en tant que fait majeur et durable.

De ces transformations profondes en cours, aucun grand média historique ne sortira indemne. Les modèles économiques qui les régissent vont rapidement être frappés de caducité. Le financement fondé sur la publicité est condamné. Les rescapés s’inscriront dans des conglomérats aux multiples activités commerciales et de services. Ce n’est pas un hasard si, face au succès de Netflix, Amazon a choisi de s’engager dans la production de ses propres séries et surtout le développement tous azimuts de plateformes. Le déclin des acteurs historiques de la télévision privée est engagé. Avec la baisse de leur audience et de leurs ressources publicitaires, ils n’auront bientôt plus les moyens pour investir dans les contenus à très haute valeur ajoutée. Les télécoms, acteurs essentiellement nationaux, ne prendront pas le relais dans la production de ces contenus. Ce sont les pure players, tels que ceux évoqués précédemment, qui le feront toujours plus, amortissant leurs investissements sur un public planétaire via des plateformes payantes aux offres concentrées sur quelques genres très attractifs (fictions à gros budgets, événements sportifs continentaux ou mondiaux…). La chaîne de valeur de la création audiovisuelle va de plus en plus s’inspirer de celle du jeu vidéo : prépondérance donnée à l’interaction avec ses publics, sous-traitance à des studios de production associant créativité artistique et innovation technologique, moyens considérables accordés aux investissements marketing de chaque production afin de drainer à l’échelle planétaire des publics toujours plus segmentés et d’imposer son référencement sur les grandes plateformes numériques de diffusion. Au global, et à l’horizon d’une à deux décennies, le système médiatique se trouvera véritablement noyé dans le système marchand.

Repenser les missions de l’audiovisuel public

Vision apocalyptique et profondément pessimiste, direz-vous. Le service public de l’audiovisuel peut-il espérer survivre dans un tel maelstrom techno-économico-financier doublé d’une révolution des pratiques sociologiques ?

C’est possible si nous ne nous enfermons pas dans l’immobilisme et certaines vieilles antiennes qui entourent la conception de l’audiovisuel public depuis sa création. Antiennes, car en réalité celle-ci a déjà beaucoup muté au fil du temps, s’éloignant de plus en plus des principes inhérents au service public : au premier rang desquels le devoir de servir tous les publics en assurant des missions d’intérêt général qui lui sont propres. Servir le plus grand nombre dans sa diversité en garantissant aussi la cohésion de la communauté nationale, ce que le sociologue Jacques Donzelot appelle le « faire société » et que le Président de la République exprime à sa manière par le « faire Nation ». C’est un défi d’ampleur, délicat à relever. Mais dans un univers médiatique même bouleversé par l’hyper-individualisation des usages, il restera toujours un besoin naturel de disposer d’espaces ouverts et gratuits de rassemblement et de conciliation des différences. L’émergence de nouveaux médias et de nouveaux modes de communication n’a jamais provoqué la disparition des médias existants, à condition que ceux-ci aient été en mesure de se repenser pour tenir compte des effets induits par les nouveaux arrivants.

Avant toute décision sur sa gouvernance, son périmètre et les moyens à lui assigner, l’audiovisuel public doit d’abord faire l’objet d’une revue actualisée des missions qui devraient être les siennes dans un univers médiatique en extension permanente et marqué par la multiplication d’acteurs puissants et particulièrement agiles face aux changements.

Une chose est sûre : la définition de ces missions ne saurait plus se réduire au sempiternel triptyque « Informer, éduquer, divertir », sans cesse rabâché par les actuels dirigeants de notre audiovisuel public. Emprunté après-guerre à John Reith – qui fut le premier directeur général de la BBC en 1927 – ledit triptyque renvoie à une époque marquée par le monopole absolu de la radiodiffusion dans notre pays. Avec l’importance prise par la concurrence privée au cours des trois décennies écoulées, une part significative de ces missions relève désormais d’un service universel assuré par d’autres acteurs du secteur.

Ainsi, il conviendrait aujourd’hui de s’interroger si, au nom de la mission d’informer, il était absolument nécessaire que de se lancer en 2015 dans la création d’une chaîne publique d’information en continu – France Info TV – très peu différente des multiples canaux linéaires privés déjà accessibles gratuitement par les téléspectateurs ? Ne valait-il pas mieux améliorer l’offre d’information locale et régionale qui fait cruellement défaut dans nombre de nos territoires où les quotidiens régionaux souvent en situation quasi-monopolistique sont par ailleurs en déclin avancé ?

Parallèlement, ne serait-il pas d’utilité publique de renforcer l’information européenne et internationale à travers des programmes et des reportages à forte vocation pédagogique ? Comment comprendre qu’une chaîne publique comme France 24 ne fasse pas l’objet d’une diffusion gratuite sur tout le territoire national ?

Quant à la mission « éduquer et cultiver », doit-on systématiquement la reléguer à des chaînes à audiences réduites comme France 5 et Arte en continuant d’appauvrir l’offre culturelle sur France 2 et France 3 ? Ne faudrait-il pas prendre Radio-France comme exemple de ce qui peut se faire en matière d’offre culturelle à la fois sur une antenne spécialisée comme France Culture et sur une antenne généraliste comme France Inter ?

Concernant la fonction « distraire et divertir », celle-ci justifie-t-elle la programmation quotidienne en semaine sur France 2 et France 3 de près de 9 heures de jeux télévisés dont la plupart ne se distingue en rien – outre des audiences toujours plus vieillissantes – de ceux de la concurrence privée ? Il s’agit d’ailleurs pour la plupart de formats étrangers, tandis que les créateurs de jeux français n’ont guère accès aux antennes… Vouloir divertir les téléspectateurs n’est pas honteux, mais le service public ne pourrait-il pas tenter d’innover et d’apporter une véritable plus-value à ce type de programme, au-delà des basiques jeux de quizz ou d’intrigues au sein des couples ?

Nous renoncerons ici à passer en revue l’ensemble de l’offre télévisuelle publique tant il y aurait matière à disserter sur ses faiblesses et son manque de créativité en matière de programmes de référence, mais nous aborderons dès demain, dans un autre article, trois grandes questions renvoyant selon nous aux faiblesses les plus notables de notre audiovisuel public qui méritent d’être développées car elles appellent des réponses au long cours nécessitant des engagements immédiats : la fiction, l’information et la publicité.


André Gattolin

Sénateur, Membre de la Commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Vers une archéologie du capitalisme

Par

Penser le post-capitalisme, c'est savoir se méfier des évolutions historiques interprétées en termes de remplacement, de succession, c’est-à-dire d’abolition de l’ancien au profit du nouveau. Au fil d'une... lire plus