Rediffusion

Contre les collapsologues et les optimistes béats, réaffirmer le catastrophisme éclairé

Philosophe

Le « catastrophisme éclairé » théorisé il y a près de vingt ans par Jean-Pierre Dupuy est aujourd’hui l’objet de beaucoup de malentendus. Pour lui redonner son sens, il faut mener de front la critique des collapsologues et des «optimistes béats », dont les positions miroirs sont en réalité le plus sûr moyen de faire advenir la catastrophe. Ce qu’il faudrait, c’est combiner les deux démarches : annoncer un avenir nécessaire qui superposerait l’occurrence de la catastrophe, pour qu’elle puisse faire office de dissuasion, et sa non-occurrence, pour préserver l’espoir. Rediffusion du 12 novembre 2020.

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La critique assez radicale que j’ai faite des collapsologues dans AOC a semble-t-il surpris voire choqué. On me tenait pour au moins aussi « catastrophiste » qu’eux. Ne me citaient-ils pas positivement ? Et voilà que je m’écarte d’eux en leur faisant la leçon, les accusant de discréditer la cause qu’ils entendent servir. En vérité, j’avais prévu en accord avec les éditeurs d’AOC d’équilibrer mon propos par un second article qui serait une critique non moins acerbe de ceux que j’appelle les aveugles bienheureux, les optimistes béats, tous ceux dont l’anti-catastrophisme militant mène à nier l’évidence, à savoir que nous sommes engagés dans une course suicidaire.

Critique des « optimistes béats »

J’ai donc lu leurs ouvrages et en suis sorti consterné. La plupart sont si honteusement mauvais que ce serait leur faire trop d’honneur que de citer même leur titre[1] et le nom de leurs auteurs. Faut-il donc être ignorant, malhonnête et bête pour critiquer le catastrophisme ? La haine de l’écologie est-elle si pernicieuse qu’elle fait perdre tout sens critique et toute éthique professionnelle à des auteurs qui peuvent par ailleurs avoir des œuvres reconnues ?

Je m’empresse d’ajouter que toutes les critiques du catastrophisme ne sont pas de la même farine. Les plus solides représentent un défi sérieux pour tous ceux qui comme moi insistent pour regarder la terrible réalité en face tout en s’en tenant aux normes de la rationalité la plus exigeante[2].

Entre les collapsologues et les anti-catastrophistes, un jeu de miroirs s’est formé. Tout se passe comme si les collapsologues donnaient raison aux critiques les plus radicales du catastrophisme. S’ils n’existaient pas, les anti-catastrophistes les auraient inventés. L’homme de paille que ces derniers ont construit pour mieux l’incendier est devenu réel. Mais, comme toujours avec les extrêmes, des points de contact apparaissent. J’en vois au moins trois.

En premier lieu, toutes les parties en présence ont tendance à co


[1] Ces titres ou sous-titres ont tous plus ou moins la même forme, du genre « Pour en finir avec l’apocalypse », « Halte à la déraison catastrophiste », « La fin du monde n’est pas pour tout de suite » (titres que j’invente sans préjuger de leur existence possible).

[2] Parmi les chercheurs dont les critiques m’ont aidé même si je reste en désaccord sur des points essentiels avec la plupart d’entre eux : Catherine Larrère, Michael Foessel, Luc Ferry, Gérald Bronner, Hicham-Stéphane Afeissa et quelques autres.

[3] Hans Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1995, p. 233. Je souligne.

[4] Günther Anders, Le temps de la fin, L’Herne, 2007, p. 88. Je souligne.

[5] Pour ce qui est de la Bible, le Deutéronome nous apprend que le seul et véritable critère de reconnaissance du vrai prophète était que sa parole s’accomplissait, que sa prophétie s’avérait exacte : « Peut-être diras-tu en ton cœur : “Comment reconnaîtrons-nous la parole que Yahvé n’a pas dite ?” Quand le prophète aura parlé au nom de Yahvé, si ce qu’il dit n’a pas lieu et n’arrive pas, voilà la parole que Yahvé n’a pas dite ; c’est par présomption qu’a parlé le prophète : tu ne le redouteras pas ! » [Deut. 18: 21-22]. C’est la non-réalisation de la prophétie qui prouve qu’elle n’est pas d’origine divine. Dans un monde laïc, ce même critère peut servir à distinguer les charlatans des autres prédicteurs.

[6] Deux livres fort différents illustrent cette incompréhension. L’essayiste Pascal Bruckner, dans son pamphlet Le fanatisme de l’apocalypse (Grasset, 2011), use jusqu’à la corde une technique qui atteint bien vite le point de rupture : alors qu’il devrait se faire tout petit devant l’importance des enjeux, il se moque de ce qu’il ne comprend pas. Se référant à la citation d’Anders que j’ai faite plus haut, il y voit une manifestation de fausse humilité, sans saisir que l’humilité n’a rien à voir à l’affaire et que le prophète efficac

Jean-Pierre Dupuy

Philosophe, Professeur à Stanford University

Notes

[1] Ces titres ou sous-titres ont tous plus ou moins la même forme, du genre « Pour en finir avec l’apocalypse », « Halte à la déraison catastrophiste », « La fin du monde n’est pas pour tout de suite » (titres que j’invente sans préjuger de leur existence possible).

[2] Parmi les chercheurs dont les critiques m’ont aidé même si je reste en désaccord sur des points essentiels avec la plupart d’entre eux : Catherine Larrère, Michael Foessel, Luc Ferry, Gérald Bronner, Hicham-Stéphane Afeissa et quelques autres.

[3] Hans Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1995, p. 233. Je souligne.

[4] Günther Anders, Le temps de la fin, L’Herne, 2007, p. 88. Je souligne.

[5] Pour ce qui est de la Bible, le Deutéronome nous apprend que le seul et véritable critère de reconnaissance du vrai prophète était que sa parole s’accomplissait, que sa prophétie s’avérait exacte : « Peut-être diras-tu en ton cœur : “Comment reconnaîtrons-nous la parole que Yahvé n’a pas dite ?” Quand le prophète aura parlé au nom de Yahvé, si ce qu’il dit n’a pas lieu et n’arrive pas, voilà la parole que Yahvé n’a pas dite ; c’est par présomption qu’a parlé le prophète : tu ne le redouteras pas ! » [Deut. 18: 21-22]. C’est la non-réalisation de la prophétie qui prouve qu’elle n’est pas d’origine divine. Dans un monde laïc, ce même critère peut servir à distinguer les charlatans des autres prédicteurs.

[6] Deux livres fort différents illustrent cette incompréhension. L’essayiste Pascal Bruckner, dans son pamphlet Le fanatisme de l’apocalypse (Grasset, 2011), use jusqu’à la corde une technique qui atteint bien vite le point de rupture : alors qu’il devrait se faire tout petit devant l’importance des enjeux, il se moque de ce qu’il ne comprend pas. Se référant à la citation d’Anders que j’ai faite plus haut, il y voit une manifestation de fausse humilité, sans saisir que l’humilité n’a rien à voir à l’affaire et que le prophète efficac