Littérature

L’invention de la littérature – sur Cavalier noir de Philippe Bordas

Critique

Apparenté à Robinson Crusoé comme à Des Esseintes, un « migrant littéraire » ramasse en partant les débris d’une civilisation pour refaire tout lui-même à la main – le temps du voyage. Détruisant certitudes et conventions, le roman-poème de Philippe Bordas Cavalier Noir raconte l’invention simultanée de soi-même et de la littérature, nervurée par une histoire d’amour et une satire corrosive de la « propriété » culturelle.

publicité
« Qui n’a verbe sien ambule sans toit —
le murmure des halls est son élément
 »

Tireur d’élite indépendant, Philippe Bordas est un artiste métisseur aux armes multiples, conjuguant la force d’une race par la force d’une autre race, le noir et le blanc, féminin et masculin, graphie et photographie, la rigueur janséniste de la syntaxe et les dentelles affriolantes de l’architecture gothique.

Photographe récompensé par le Prix Nadar pour L’Afrique à poings nus en 2004 (Éditions du Seuil), il exposait récemment une série de photos intitulée Les Cavaliers Mossi. On connaissait un peu le passé colonial du Burkina Faso, on savait aussi ce qu’est une couleur, un cheval, une Afrique. Mais le travail de Philippe Bordas donne à la photographie une puissance narrative et symbolique incongrue – politiquement choquante parce que déconnectée des discours surplombants et de l’imagerie compatissante à la française. Comme si quelque chose de neuf commençait là, les lumières rasantes modèlent des corps agiles et somptueux qui nous regardent sans nous voir dans des crépuscules choisis.

Sans se soucier du tout de dire l’Histoire ou de rétablir la justice (laquelle serait-ce ? et comment est-ce possible ?), les images de Philippe Bordas imposent l’évidence d’un rayonnement qui n’efface pas l’Histoire mais nous indique que tout re-commence aujourd’hui à partir d’une tradition – qui n’est pas résidu folklorique mais force vive, immédiate, incontestable. En Afrique encore, « témoin blanc d’une fable noire », Philippe Bordas se met au service d’un créateur de langue – un poète ivoirien qui lui inspirera L’Invention de l’écriture (Fayard, 2010) – mastiquant les langues blanches de la domination, non pour se venger mais plutôt, dans cette pâte, découper les lanières d’une écriture neuve conjuguant le pictogramme et l’alphabet, le symbole et le dessin, convention et création pure, dans une combinaison jusqu’alors ignorée.

Entretemps Philippe Bordas a ouvert son propre atelier d’alchimiste. Liquéfiant des métaux incompatibles, il met au point le langage propre à dire la légende des champions cyclistes, faire phrase et donner sens à ceux qui sont sortis du sens : ce sont les Forcenés (Fayard, 2008). Le travail de Philippe Bordas est d’une ambition sidérante et d’une modestie qu’on comprend lentement ; n’affichant aucune militance, son écriture recycle l’énergie des souffrances pour faire encre personnelle : chambre noire de l’appareil photo ou cabane d’écriture accrochée aux pentes d’une petite ville allemande de haute tradition.

Ignorant des impostures contemporaines badigeonnées de thèmes « sociétaux », le livre se dé-gaine de toute récupération politique ou polémique.

Au début de Cavalier noir, tout récemment publié, le personnage-narrateur quitte Paris pour rejoindre une belle étrangère à Heidelberg : dans son sac une première version de Cavalier noir, sur son dos un vélo high tech et bien léger – auxiliaire de vie, non, alter ego de profil coupant et tempérament nerveux.

Dans une cabane mignonne et solide, elle est allemande il est « français », le mélange des langues autrement dit l’amour continue, de même que le vélo continue, tandis que l’écriture reprend — incorporant un épisode fondateur et refoulé de la formation du héros, pas prévue dans l’organisation géopolitique de l’instruction française : son accession aux classes préparatoires dans un prestigieux établissement au sud de Paris. Grandi à Sarcelles, dans une « Babel à vingt races, trente langues mêlées, hurlées de matin à soir », le personnage est soustrait à sa banlieue par une professeure de philosophie dont la médiation le conduira à la « Pension Parménide », propulsé non par quelque matérielle aspiration balzacienne, mais par « la soif des mots pleins ».

Mais à la pensée volcanique et multicolore des banlieues répond la blancheur sépulcrale d’une administration des savoirs « courbée sur le linceul des fortes pensées ». Rescapé des statistiques qui ne veulent pas de lui, il comprend qu’hypokhâgne n’est pas « le nom d’une maladie articulaire », mais celui d’un mécanisme politique paresseux visant dans le même temps une triple opération tortueuse et paradoxale : l’incarcération, la stérilisation et la reproduction des « élites », dans un « cycle incestueux » épargné de toute sanction pénale. Une première expérience de la mort qui prend la forme d’un sujet de dissertation et verra le couronnement de l’impétrant – sa prise au piège, d’où une « catalyse négative » le sauvera. Mais cet épisode revenant – d’une violence propre, touchante, et drôle – fait le substrat et non le sujet ou l’horizon du roman.

En effet, ce livre n’est pas un roman d’extraction sociale, pas non plus d’allégeance ou d’imprécation : le narrateur tâtonne à définir son allure, testant-déchirant les vieilles étiquettes (le picaresque ; le roman de formation) mais les étiquettes plus récentes aussi. Ignorant des impostures contemporaines badigeonnées de thèmes «sociétaux», ce livre se dé-gaine de toute assignation et récupération politique ou polémique. Entre Des Esseintes et Robinson Crusoé, le « migrant littéraire » ramasse sur la plage les débris d’une civilisation pour refaire tout lui-même à la main : cela s’appelle l’invention de la littérature.

Les attouchements du haut et du bas sont-ils humiliants ? le frottement des « langues de grand lignage » et du « parler zonier » est-il douloureux ? Philippe Bordas dédaigne les facilités « d’une satire de haute graisse », convertissant l’énergie des courts-circuits les plus vifs pour alimenter « l’épreuve du monde » en poussant son personnage vers l’aventure nouvelle.

Écriture-accélération : s’il ralentit ou s’arrête, comme le funambule ou le cycliste, l’écrivain tombe.

Ce que raconte Cavalier noir est donc l’invention simultanée de soi-même et de la littérature, nervurée par une histoire d’amour. Cette configuration métabolise la violence de classe comme la violence du sacrifice (de l’innocence, de la langue et de la pensée) pour les recycler. « Sourcier » ou « sismographe », « machine paranoïaque réglée pour la jauge des malveillances », l’écrivain nous accueille dans l’atelier du roman : ses bribes, ses archives, ses ratures, les carnets de note de l’amoureuse même (métisse linguistique aux « dièses inédits ») prennent pour nous une matérialité concrète, pour que cette histoire-là, remplaçant toutes les autres, devienne la nôtre.

Passé et présent de l’écriture et de la vie s’assemblent non par montage ou retour en arrière, mais de façon organique, comme s’ajustent consonnes et voyelles dans sa phrase – c’est ainsi dans toute phrase, pourrait-on objecter ? Mais justement non : ici les fixations sont plus serrées, les voyelles rendent un son plus net qu’ailleurs, chaque phrase réinventant la phrase au re-commencement du langage.

Dans les zones de dépréciation sociale et culturelle centrifugées par Dieu, les mélangeurs de langue circulent entre des HLM « sortis du néant » : ils se croient, non, ils sont « la première civilisation ». C’est cette primauté qui est en jeu, la première étincelle pour tout de suite et son gardement pour plus tard, pour toutes les guerres du feu, et les ébullitions au creuset du langage. Dans ce livre la langue n’a pas pour fonction de réciter la légende, de répéter récit, refrain ou musique d’ambiance. Organe vital et muscle puissant – sa force est génésique : sous nos yeux les mots « quittent le dictionnaire » pour devenir « mouvement, essor de qui va s’élançant » – la vie dans Cavalier noir est métier de bouche et sport de cuisse.

Concrètement, Philippe Bordas d’un coup sec fait sauter un rivet dans la phrase française, de l’autre main introduit un maillon d’autre couleur, d’autre planète et d’autre métal, resserre et re-tend la chaîne, continue, non, recommence à chaque épaule, à chaque bifurcation – création du monde, « engrènement des roues à la sphère céleste ». Écriture-accélération : s’il ralentit ou s’arrête, comme le funambule ou le cycliste, l’écrivain tombe. Dans cette écriture, le torrent de la description bouscule les matières premières : il s’agit de dé-nommer pour re-nommer, re-dire pour re-voir et refaire les assortiments.

Cavalier noir n’est pas un roman dans la pile des romans à paraître. Et tel est le seul repos qu’il nous accorde – entre rire, émotion, et rêverie : il n’y a pas à se prononcer sur le plus ou moins joli, le plus ou moins sociétal, instagrammatique ou twittable. « À contre-vent », « à contre-mont », « à contre-vie », Cavalier noir vaut recommencement du monde et commencement de la littérature.

Philippe Bordas, Cavalier noir, éditions Gallimard, 2021


Jean Cléder

Critique, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2

Rayonnages

LivresLittérature