Société

De la géométrie en politique : retour sur la commission Bronner

Sociologue

La commission « Les Lumières à l’ère numérique », présidée par le sociologue Gérald Bronner, vise à trouver des solutions pour « penser l’espace commun de notre démocratie », face à la multiplication des fausses nouvelles et des discours haineux sur les réseaux sociaux. Sauf que la partition « géométrique » de l’espace public en deux ensembles préconstitués, celui de la rationalité et celui de la crédulité, n’apparaît vraiment pas comme une bonne manière de concevoir cet espace commun.

Une « lumière relative[1] » : la commission Bronner

«Faire des propositions concrètes dans les champs de l’éducation, de la régulation » pour lutter « contre les diffuseurs de haine et de la désinformation », contre « le recul du savoir et de la science » et contribuer ainsi à « libérer la société des bulles qui enferment une partie de nos concitoyens et nourrissent les extrémismes, la haine, la violence, les dérives sectaires et les obscurantismes ». C’est le but de la commission d’État intitulée « Les Lumières à l’ère numérique » que le Président Emmanuel Macron a instaurée le 29 septembre dernier, en tant que « garant de l’unité de la Nation et de la pérennité de nos institutions[2] ».

Bien entendu, la mission de la commission et de la quinzaine d’experts qui la composent est plus qu’honorable. Qui donc pourrait s’ériger contre de telles luttes et défendre les « entrepreneurs de haine » ? Réguler les dispositifs numériques et réfléchir sur les dérives des réseaux sociaux sont bel et bien des objectifs à même de susciter le « consensus scientifique » que la commission appelle de ses vœux.

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Et pourtant, la création d’une telle commission suscite un certain malaise. Est-il opportun d’organiser sous la tutelle de l’État un combat apolitique pour la vérité, contre l’ignorance et la désinformation ? Après tout, le précepte fondamental des Lumières dont se réclame la commission est que l’usage public de la raison doit mettre à l’épreuve toutes les opinions, y compris celles des tenants du pouvoir.  Les « tuteurs du peuple », disait Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), ne peuvent être en « état de tutelle » car ils doivent pouvoir établir un rapport critique au présent et à eux-mêmes mais aussi aux principes de gouvernement et aux raisons d’État.

Mais peut-être que ce malaise à l’égard de la commission relève de la simple désobligeance – une désobligeance qui aurait déjà conduit les « esprits malveillants » à « radiographier chacun de ses membres[3] ».


[1] L’expression « lumière relative » renvoie à la 4e de couverture de l’ouvrage de Déchéance de rationalité : « (…) Gérald Bronner nous propose d’analyser cette situation délirante et de nous guider vers une lumière relative. » Cf. G. Bronner (2019), Déchéance de rationalité. Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou, Paris, Grasset.

[2] Élysée, « “Les Lumières à l’ère numérique” : lancement de la commission Bronner ».

[3] La première victime de cette « radiographie malveillante », que déplore G. Bronner sur France 5 (3.10.2021), est le Dr Guy Vallancien, qui s’est lui-même plaint de la « désinformation » le concernant. G. Vallancien a été finalement contraint de démissionner de la commission sous la pression médiatique, notamment après le rappel, pour le moins embarrassant, d’Irène Frachon, pneumologue et lanceuse d’alerte, du fait qu’il a été, entre autres manquements, l’un des médecins qui a nié activement « depuis des années et sans vergogne », le drame humain causé par le Mediator. Cf. Irène Frachon, « La composition de la “commission Bronner” sur le complotisme laisse perplexe », Tribune, Le Monde, 30 septembre 2021.

[4] Gérald Bronner (2021), L’apocalypse cognitive, Paris, PUF. Le terme d’« apocalypse » est pris ici au sens de révélation des biais cognitifs et pentes naturelles de l’esprit qui nous rendent vulnérables à tout un ensemble de « friandises mentales » et nous éloignent de la rationalité.

[5] Gérald Bronner (2019), Déchéance de rationalité. Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou, Paris, Grasset.

[6] Pour de nombreux auteurs et ce, malgré la différence de leurs sensibilités politiques, qu’ils soient philosophes (Dewey, Heidegger, Adorno, Horkheimer, Patočka, Habermas) ou anthropologues et sociologues des sciences (Latour, Callon, Chateauraynaud, etc.), la science, l’expertise, la technique ou l’innovation technologique ne peuvent aucunement être confondues. La science repose sur une activité d’enquête,

Laurence Kaufmann

Sociologue, Professeure à l’Université de Lausanne et chercheuse associée au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS)

Notes

[1] L’expression « lumière relative » renvoie à la 4e de couverture de l’ouvrage de Déchéance de rationalité : « (…) Gérald Bronner nous propose d’analyser cette situation délirante et de nous guider vers une lumière relative. » Cf. G. Bronner (2019), Déchéance de rationalité. Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou, Paris, Grasset.

[2] Élysée, « “Les Lumières à l’ère numérique” : lancement de la commission Bronner ».

[3] La première victime de cette « radiographie malveillante », que déplore G. Bronner sur France 5 (3.10.2021), est le Dr Guy Vallancien, qui s’est lui-même plaint de la « désinformation » le concernant. G. Vallancien a été finalement contraint de démissionner de la commission sous la pression médiatique, notamment après le rappel, pour le moins embarrassant, d’Irène Frachon, pneumologue et lanceuse d’alerte, du fait qu’il a été, entre autres manquements, l’un des médecins qui a nié activement « depuis des années et sans vergogne », le drame humain causé par le Mediator. Cf. Irène Frachon, « La composition de la “commission Bronner” sur le complotisme laisse perplexe », Tribune, Le Monde, 30 septembre 2021.

[4] Gérald Bronner (2021), L’apocalypse cognitive, Paris, PUF. Le terme d’« apocalypse » est pris ici au sens de révélation des biais cognitifs et pentes naturelles de l’esprit qui nous rendent vulnérables à tout un ensemble de « friandises mentales » et nous éloignent de la rationalité.

[5] Gérald Bronner (2019), Déchéance de rationalité. Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou, Paris, Grasset.

[6] Pour de nombreux auteurs et ce, malgré la différence de leurs sensibilités politiques, qu’ils soient philosophes (Dewey, Heidegger, Adorno, Horkheimer, Patočka, Habermas) ou anthropologues et sociologues des sciences (Latour, Callon, Chateauraynaud, etc.), la science, l’expertise, la technique ou l’innovation technologique ne peuvent aucunement être confondues. La science repose sur une activité d’enquête,