JD Beauvallet : « J’adore les interviews »
Après presque 33 ans comme 33 tours de passion mêlée pour la musique et la presse, JD Beauvallet a quitté Les Inrockuptibles en 2019. Depuis, il lui est arrivé d’écrire ici (dans le Vanity Fair de Joseph Ghosn) ou là (dans AOC) mais surtout, en infatigable gramophile graphomane, il s’est attelé à l’écriture sur commande d’un volume de « mémoires » ou bien plutôt, devrais-je écrire, de memoir, tant les qualités de son Passeur le font ressortir de ce genre littéraire devenu majeur en ce royaume des arts mineurs qu’on nomme UK et qui forme, depuis le mitan des années 80, du pier de Liverpool à celui de Brighton, le terrain de jeu adoré de l’ami Beauvallet. Et puisqu’il s’agit toujours de jouer, et si possible de jouer juste, l’idée m’est venue, pour lui rendre hommage et saluer cette parution, de faire, sur le mode de l’arroseur arrosé, de cet intervieweur-né un interviewé. Intimidé, Dominique A., ici même l’an dernier interrogé par JD, s’est bien volontiers appliqué à l’exercice. Merci à tous les deux. Sylvain Bourmeau
À qui revient l’initiative de ton livre ? T’en a-t-il coûté de te livrer, ou as-tu finalement eu l’impression de renouer avec un travail d’écriture entamé depuis tes débuts, et dans lequel la part autobiographique n’était me semble-t-il jamais tout à fait absente ?
Je n’avais aucune intention, aucun besoin, zéro urgence d’écrire ce livre. Je n’aurais pas écrit une seule ligne sans l’opiniâtreté de mon jeune éditeur, Romain Lejeune, le one-man band des Éditions Braquage. Je pensais l’avoir refroidi avec ma première réponse, que je pensais définitive : « Même ma mère ne le lirait pas. » Il a insisté et le 1er janvier, comme résolution, j’ai commencé, pour tester la machine, à écrire un chapitre. Ça m’a semblé assez fluide et léger, surtout après 32 ans aux Inrocks où nous avions presque comme dogme l’interdiction d’utiliser le « je », par réaction à nos aînés de la presse rock, qui eux se mettaient en scène, s’imaginaient sur le même piédestal que les rockstars… Mais c’est vrai que j’avais tendance déjà à mettre la musique en perspective, avec ce que j’avais eu la chance de vivre en Angleterre au début des années 1980. Un côté un peu Zelig, au bon endroit par hasard, avec une immense naïveté.
Estimes-tu que la publication de Passeur constitue une étape clé de ton existence ?
C’est comme ranger ses disques, certains finissent au grenier, d’autres chez Emmaüs, d’autres retrouvent la platine après des années d’absence. J’ai fait un travail sur la mémoire, car elle va se délaver au fil des ans, à cause de la maladie de Parkinson. La maladie est une étape, Passeur n’est qu’un dommage collatéral ! J’en suis sorti allégé, purgé de trucs cagneux que je traînais dans un coin.
Te souviens-tu de l’effet produit par le fait de voir tes mots imprimés pour la première fois ?
La première fois, c’était photocopié, dans le fanzine Paresse Éprouvante à Tours. Ça suffisait à mon bonheur. Je me souviens que Lulu Larsen, des graphistes Bazooka, s’était évanoui en découvrant une toile de Kandinsky. J’ai ressenti le même vertige, en 86, en voyant mon nom en bas d’une pleine page dans Libé, surtout que l’immense Bayon y avait mis son grain de sel. C’est resté une fierté toute ma vie, à chaque fois : comment peut-on me laisser écrire ? Je ne suis pas taillé, pas équipé pour ça. Mon nom n’appartient pas à ce monde.
Penses-tu que ton parcours a davantage été déterminé par ton rapport à l’enfance ou celui à l’adolescence ?
Kif-kif mouscaille, mon général. Dans mes entretiens, et tu en sais quelque chose, je peux rester bloqué des heures sur ces années de formation, de cruauté, de doutes, de confusion, de chaos. Je ne revivrais pour rien au monde ces années très violentes, où l’on est forcé à jouer des rôles, à se trahir. « Vous vivez vos plus belles années », nous disait-on alors. Mon cul. Mais je sais que c’est le moment clé où une personne en marge, en rupture devient artiste : le sens de survie. Alors je recherche cette cassure, chez les artistes comme chez moi, pour tenter de comprendre à quel moment ça bascule. Leonard Cohen a écrit cette phrase merveilleuse : « There is a crack in everything, that’s how the light gets in. » Comme dans une toile de Soulage, comme dans une pochette de Joy Division, c’est cette lumière dans le noir que je cherche.
Tu sembles avoir développé une forme d’hypermnésie en matière de musique, entre autres. Rêves-tu parfois d’effacer ton disque dur interne ?
Ça sature un peu, ça bug, mais je l’aime bien, mon disque dur. Il est plein de faits inutiles, de numéros de catalogues, de noms de bassistes, d’adresses… Toute cette place déjà prise par mon bestiaire, c’est de l’espace que ne m’imposeront pas la raison, les adultes, les obligations, le cirque social. Il est très hospitalier, il laisse la place aux débutants, il n’est pas figé comme un vieil iPod que l’on ne peut plus remettre à jour.
Je te sais sans cesse à l’affût de découvertes, mais quelle part accordes-tu, j’ai envie de dire « quand même », à la nostalgie dans ton rapport à la musique ? Ou bien estimes-tu qu’elle n’a vraiment aucune part ?
Je voulais tout écrire au présent dans Passeur, même les souvenirs. Les morts, les disques de 1972, les rencontres de 1983, les aventures de 1991, c’est vivant en moi, c’est une tornade permanente dans ma tête qui vire la poussière, aplanit le temps et chasse la nostalgie. Le CMA (C’était Mieux Avant) est un plaisir d’impuissant.
Que préfères-tu ? Interviewer un artiste ou écrire sur son disque ? (Ce sera un peu ton « Vous préférez la scène ou le studio ? », désolé, mais ta réponse m’intéresse…)
J’adore les interviews, chacune est un défi, un immense motif de trac, une ivresse dans la préparation, un stress tel que je me suis inventé un personnage pour aller à la guerre. Je ne poserais pas, moi, les questions que j’impose aux artistes à mon meilleur ami. Je me dépasse, je m’outrepasse, j’entre en transe. Quand je transcris les entretiens, je ne me reconnais pas. Je me dis même parfois « Oh non, tu ne vas pas quand même poser cette question » – et si, j’ose, à ma stupeur. Où passe ma timidité, mon incapacité à parler même du temps avec ma voisine ?
Tu parles dans Passeur avec beaucoup d’honnêteté de ton rapport au jazz, de ton incapacité à « rentrer » dans cette musique, et le regret que ça semble induire chez toi. Pourtant, la plupart des musiques que tu aimes (Mark Hollis, pour ne citer que lui, ou nombre de disques de rap old school), empruntent à ce genre musical : vois-tu là une forme de contradiction ? Ou te dis-tu que les artistes pop sont plus malins que les jazzmen, et ne gardent que les notes nécessaires ?
Mon rapport ambigu avec le jazz vient du fait que c’est la seule musique qui m’a été imposée, sans sortie de secours. Mon père n’écoutait presque que du jazz, je me suis construit contre, avec toutes les injustices, les raccourcis, les procès expéditifs que ces tabula rasa ordonnent. Mais chez Talk Talk, comme chez Robert Wyatt ou Jeff Buckley, j’entends bien du jazz, mais en creux, en absence. On se connaît, le jazz et moi, on se surveille, on se sourit même parfois. Mais je ne suis pas prêt. Ça sera pour quand je serai grand.
Je vais me faire l’avocat du diable : ne penses-tu pas qu’en art le « less is more » est une prison comme une autre ? N’est-il selon toi pas souvent invoqué pour justifier d’une incapacité à aller plus loin, à se confronter par exemple à d’autres langages, musicaux ou autres ?
Quand j’écoute Brian Eno ou Damon Albarn, par exemple, j’entends un less passé par le more. J’entends dans cette épure toutes les étapes, les accumulations, puis les soustractions, l’effacement. C’est un processus fascinant, dont ils ne rapportent parfois qu’un son de cloche, qui leur a demandé des jours de travail et que personne d’autre n’entendra. Mais eux, sinon, l’auraient gardé en tête, en boucle, comme un sadique ear worm. J’aime quand des choses très compliquées, des concepts complexes sont résumés en une punchline de Kanye West ou en un pochoir de Banksy. C’est la beauté et le privilège de la pop-culture.
Je reviens sur ce que tu disais rechercher avec obstination en interview : la fêlure, les blessures à l’origine d’un parcours artistique, en quête du fameux « crack in the wall » cohenien que tu as évoqué plus haut. N’as-tu pas eu l’impression parfois d’être face à des « fêlures en service commandé », si j’ose dire, de la part d’artistes trop heureux de surjouer un trauma originel, pour donner un surplus d’authenticité ou de densité à une production qui en faisait grandement défaut ?
C’est l’avantage des longs entretiens : faire le tri entre la sincérité et le chiqué. Quand le malheur devient un discours promotionnel, j’enrage et je deviens féroce en interview. J’ai parfois secoué des artistes en leur disant justement que leurs rodomontades ne m’intéressaient pas ou, plus simplement, en leur posant la même question dix fois de suite sous des formes différentes, jusqu’à l’extinction de leur discours a priori huilé. Dans ce genre d’entretien, je ne m’appartiens plus. Mais je suis surpris de voir le nombre d’artistes prêts à se révéler, se dénuder, presque soulagés de se livrer aux confessions face à un inconnu.
Le sentiment d’imposture en art est une constante. Penses-tu qu’il soit en fait possible d’y échapper, et n’est-ce pas finalement la condition sine qua non pour accéder à un certain niveau de créativité, ou de pertinence y compris dans le commentaire critique ? Désolé si la question est un peu pompeuse, on ne se refait pas, mais tu disais plus haut que tu n’aurais jamais dû écrire ; il y a pourtant bien des moments où tu dois te dire que si tu ne t’y colles pas, personne ne le fera à ta place. Christophe Miossec, qui a pu signer son premier contrat discographique en grande partie grâce à ton soutien, ne dirait pas le contraire, je pense.
C’est un fil rouge de mon livre, ce sentiment d’être là par erreur, qu’un jour on me demandera de rendre les clés. Tout me ramène au quotidien à ce syndrome de l’imposteur, c’est à la fois une auto-limitation cruelle, mais aussi un garde-fou. Je sais d’où je viens, je n’étais pas destiné à écrire, à parler aux autres, à affirmer des goûts. Je ne suis pas à ma place. Mais ça n’empêche pas des moments de fierté où ma position sert enfin à quelque chose, c’est le cas avec Miossec. Mais je n’ai fait que transmettre !
Ma question Jacques Chancel (il en fallait bien une, et comme tu le regardais enfant…) : dans quelle mesure estimes-tu qu’une musique véhicule ou non, que ses auteurs le veuillent ou non, une vision du monde ?
Une vision de leur monde, un éclairage à la lampe-pile Mazda de leur lopin, c’est déjà énorme. Une musique qui touche est un jeu de clés qui permet d’ouvrir la porte de la cellule, d’être plus vaste, plus riche. Beaucoup de ce que je sais, de ce que je suis a été informé, suggéré par des chansons. Une référence à un artiste dans une chanson de Bowie peut être le départ d’un jeu de pistes qui durera toute une vie. Alors que pour Bowie, c’était peut-être juste une rime qui sonnait bien.
Quel rapport entretiens-tu aujourd’hui avec la chanson française ? Plus distancé que jamais, ou un peu moins ? Je te pose la question parce que tu me surprends toujours quand tu en parles ; tu sembles la rejeter globalement, et en même temps, j’ai la sensation que tu la connais et que tu l’aimes plus que tu ne veux bien le dire. Sans parler de Miossec, tu as défendu par exemple avec ferveur des artistes confidentiel.les comme Maud Lübeck (que j’adore), et tu cites dans ton livre, certes non pas pour l’intégralité de son répertoire mais quand même, Julien Clerc (que je n’adore pas). Je me souviens qu’intronisé rédac chef d’un numéro des Inrocks en 2009, mon petit papier louangeur sur Sapho et ses consoeurs francophones 80’s t’avait amusé autant que laissé perplexe.
Avant de choisir le rock ou la pop, vers 12 ans, j’écoutais, passionné, la musique de mes parents, pour leurs textes. Je ne le formulais pas ainsi, mais j’avais une obsession pour ces gens qui racontaient une histoire complète, suggéraient un film mental en trois minutes. Comme je ne parlais pas encore anglais, mes songwriters étaient Reggiani, Barbara, Boby Lapointe, Brel, Gainsbourg… Ils sont restés, malgré la révolution hormonale que fût et demeure les musiques anglo-saxonnes. Pour Julien Clerc, c’est autre chose, je n’ai aucune attache au personnage, à la carrière. Je fonctionne souvent comme un juke-box, que l’on ne peut nourrir que de 45 tours, qui accueille la musique sans lui demander son pedigree, son CV, ses antécédents. Tout le monde est égal devant le juke-box : même un artiste médiocre peut écrire une chanson qui me bouleverse. Je pense notamment à une chanson que je vénère, le Yes Sir I Can Boogie de Baccara. Ce ne sont même pas des plaisirs coupables, car sans honte ni ironie j’adore des singles ou plutôt des titres de gens dont les albums me laisseraient de marbre : Julien Clerc, William Sheller, Jo Dassin, Dalida ou surtout Bourvil, dont les chansons mélancoliques restent des trésors que j’adore partager. Toi, tu es dans une autre catégorie, dont le ton s’installe, s’impose sur la longueur. Vous êtes, comme Maud Lübeck ou Florent Marchet par exemple, des artistes que l’on écoute : pas que l’on entend. Il faut vous laisser de la place. J’ai besoin de vous, en Angleterre, comme j’ai besoin d’un verre de Chinon ou de Côte Rôtie, pour renouer avec le gosse qui tentait de comprendre « L’Aigle noir » ou « Les Loups sont entrés dans Paris ». Malgré presque trente ans en Angleterre, je reste un incorrigible Français.
Dans ton livre, en-dehors de l’après 13 novembre, tu ne fais pas état d’autre(s) moment(s) où le désir de musique t’aurait lâché. Mais si ce n’est la musique elle-même, l’environnement de la musique, ou les problèmes liées à la gestion du journal ont-ils parfois mis à mal ce désir ?
C’est la musique même qui m’a toujours fait tenir, avaler le reste. Jamais, à part dans l’après-Bataclan, elle n’a quitté la sphère du désir, du plaisir. Je ne peux physiquement pas me passer d’elle. Je n’ai pas le choix, ce n’est pas une commodité, un hobby, c’est une nécessité. Quand je vivais à Manchester, avec très peu de moyens, je préférais acheter des disques ou des places de concert que de la nourriture ; c’est dire mes priorités dans la vie.
Tu dis dans Passeur t’être engagé à fond dans le passage à l’hebdo, quand bien même tu n’y croyais pas vraiment au départ. Est-ce que c’est le tour plus généraliste et sociétal que prenait le journal qui t’embarrassait ou tout simplement la cadence de parution et le rapport à l’actualité ?
J’étais là pour défendre la musique, pour la protéger, je craignais la dilution avec cette équipe élargie. Je n’avais pas été habitué à la démocratie participative, les décisions ne se prenaient pas jusqu’alors autour d’une table de réunion, en d’interminables concours de réthorique. C’était de ma part un réflexe de protection, un truc territorial. J’ai vite retrouvé une certaine autonomie, mais elle s’accompagnait de ce que je craignais. Les Inrocks n’étaient plus un magazine, mais une succession de magazines. Entre les sections de l’hebdomadaire, il s’est installé une dérive des continents. Les meilleurs numéros ont été les dossiers collectifs, transversaux, où tout le monde avançait dans le même sens sans personne pour freiner.
À quelle période penses-tu que Les Inrocks ont été le plus en phase avec l’époque ? Quelle est celle que tu préfères rétrospectivement ?
Je ne suis nostalgique de rien. Je relis, quand je tombe dessus, le magazine avec fierté, en me surprenant. Je redécouvre des interviews que j’ai oubliées, le back-catalogue est phénoménal. Si je ne dois retenir qu’un seul numéro, ça serait le N°24 du mensuel, le spécial Velvet Underground. C’est là, autour de ce projet pharaonique, que l’équipe s’est définitivement soudée. Et puis pour moi qui avais grandi avec Lou Reed en obsession depuis l’enfance, écrire sur cette musique relevait de l’irréel, du privilège.
Pour revenir à Passeur, tu évoques le rock à guitares comme une langue parfois un peu usée (avec le cas d’Oasis, notamment). Face à des Shame, des Fountains D.C. ou des Parquet Courts, les meilleurs à ma connaissance (très lacunaire) dans le genre actuellement, es-tu comme moi partagé entre l’enthousiasme pour leur énergie et leur songwriting (en particulier les Fountains D.C.), et la réserve quant à leur apport pour faire avancer le schmilblick, comme qui disait, voire leur côté réac qui s’ignore ? Est-ce que tout ça n’accrédite pas une fois de plus la théorie de la « retromania » du journaliste musical anglais Simon Reynolds, théorie selon laquelle la musique populaire contemporaine est dans une phase de régurgitation et d’imitation perpétuelles ?
Il existe malheureusement peu d’artistes à la fois cérébraux et physiques. J’adore la musique contemplative de William Basinski ou les recherches soniques de rappeurs comme Farai par exemple, mais j’ai aussi besoin de latter des poubelles, de sauter dans tous les sens. Des groupes comme Viagra Boys, Shame, Fountains DC ou Los Bitchos sont mes fournisseurs d’énergie, particulièrement sur scène. Ils redonnent la foi en un truc primaire, nécessaire. Là, pris dans l’excitation, je me fiche qu’ils reproduisent des chansons anciennes. Chaque génération a le privilège voire le devoir de pouvoir effacer le disque dur. Je me souviens à quel point je détestais les vieux quand, à l’adolescence, je leur faisais écouter Joy Division et qu’ils me répondaient avec condescendance que c’était pompé sur les Stooges. Mais si je veux aujourd’hui me surprendre, me dérouter, me détourner, ce n’est effectivement pas vers les disques de rock que je me tourne, mais vers les productions hip-hop, drill, trap ou grime. C’est là que je perds pied, en sortant de ma zone de confort. Quelle jouissance !
Tu évoques dans ton livre le cas de ces petites stars d’une saison qui se retrouvent « dans la vraie vie » une fois leur tour de piste achevé, au bout d’un album, voire d’un single. En interviewant la plupart d’entre eux et elles, as-tu souvent eu une prescience quant au destin qui les attendait, et a contrario, l’expérience t’a-t-elle amené à repérer de façon infaillible celles ou ceux qui seraient amenés à rester ? Si oui, te semble-t-il qu’il y a des traits distinctifs systématiques (je sais, on frôle l’oxymore) ?
On sait qui restera à la manière de sacrifier tout le reste, à brûler les ponts. C’est un vieux compte à régler avec soi-même, quelle qu’en soit l’origine (sociale, physique, raciale, intellectuelle…) plus encore qu’avec la société. Ceux qui restent, celles qui résistent partagent la même détermination, le refus de croire au mythe de l’inspiration : en amont, en aval de leur musique, ils sont des monstres de travail, des obsédés du détail. Leur musique les empêche de dormir. Elle fait trop de bruit dans leur tête. Il y a bien sûr parfois des dilettantes de génie, mais ils finissent généralement avec une discographie riche, mais sans chefs-d’œuvre. Je pense à Jacques Dutronc. Où est son Melody Nelson, son Fantaisie Militaire ?
Tu as avec les œuvres que tu aimes un rapport étonnant, émotionnel et charnel, tout en aimant en décortiquer la mécanique, les aspects techniques ; la plupart des artistes que tu préfères, de Björk à Bowie, en passant par Kraftwerk et Daft Punk, ont une approche qui me parait s’apparenter à la tienne, toi qui trouves de la poésie même dans les graphiques de pistes musicales sur les écrans d’ordinateurs (là, je suis à ton exact opposé ! Je pense que ça contribue à la métronomisation de la musique populaire, qui à mon sens nous pourrit l’écoute.) Penses-tu que la musique à son meilleur procède d’un équilibre entre l’intuition et une approche quasi scientifique ? Que la poésie se niche aussi dans une relation un peu distancée à l’émotion elle-même ?
Je lis sans les comprendre des recueils mathématiques, pour ce qu’ils fracassent les murs, explosent les neurones, élargissent les mots. N’est-ce pas une autre définition et mission de la poésie ? Récemment, à la Tate Modern, une pièce accueillait en vis-à-vis, se regardant yeux dans les yeux, une toile de Turner et une de Rothko. C’est mon approche de la musique, de la stéréo. Je trouve les logiciels de MAO d’une beauté et d’une joie à la Calder. Je sais, je mélange tout, mais j’ai toujours aimé ce chaos. « Che Guevara and Debussy to a disco beat » chantaient les Pet Shop Boys. « Boney M et Olivier Messiaen », m’avait proposé Björk pour définir sa musique. Les oxymores sont mes amis.
On a bien compris que tu refusais toute nostalgie, que ton rapport aux gens et aux œuvres se déroulait au présent. Tu vis le moment sans t’appesantir sur le passé, ni semble-t-il trop te projeter. Penses-tu que cela joue positivement dans ta relation à la maladie ? Je dis ça parce que souvent, la souffrance éprouvée est amplifiée par l’appréhension qu’on en a, et tu évoques le fait d’être dur à la douleur, tes nombreuses chutes et autres accidents de jeunesse ne t’ayant jamais dissuadé de te mettre physiquement en danger.
La maladie et moi, on fait chambre à part. Je ne la laisse pas me définir. Elle finira par gagner, mais je lui réserve pas mal de coups tordus, voire directs : je me suis mis à la boxe depuis que je suis diagnostiqué. Je jouis des instants, avec plus d’intensité mais aussi de légèreté qu’auparavant. Par exemple, je parle tous les jours avec un écureuil. C’est passionnant, ce que ça ne dit pas, un écureuil. Quelle sagesse, quel contrôle ! Mes voisins sont dégoûtés. « Ce n’est qu’un rat. » Je leur réponds que rat est un anagramme d’art. On y revient toujours, on y finira.
Aparté : as-tu écouté le dernier Mendelson ? Il y a un long morceau, « Algérie », totalement dingue. Un des textes français les plus forts que je connaisse de ces dix dernières années.
J’ai très peur de l’écouter, Pascal [Bouaziz] est trop fort pour moi, il me rend minuscule.
Je vais pour finir tomber la veste et te faire un aveu : j’ai toujours fait en sorte de garder mes distances avec les journalistes, même ceux dont je me sentais proche, de façon à ce que mon travail soit toujours, autant que faire se peut, jugé avec impartialité, tant le commentaire journalistique a compté dans ma vie d’amateur de musique(s) ; je suis une sorte d’anti Lou Reed (!), si on veut, dans mon rapport à la presse musicale (évidemment pas par rapport à sa musique, ton livre m’a d’ailleurs incité à racheter ses 5 premiers disques solo). Et je peux donc te l’avouer aujourd’hui, moi dont le parcours est tellement lié à celui du journal, j’ai longtemps été un véritable aficionado des Inrocks, tout comme Philippe (Katerine) d’ailleurs. On vous achetait tous les mois, puis toutes les semaines, on vous lisait et vous commentait avec ferveur ou énervement, y figurer valait tous les classements au top du monde, et je vouais aux gémonies les NMPP, les transports ferroviaires, routiers et aériens, sans oublier mon buraliste, si par malheur le nouveau numéro ne figurait pas le jour J sur son présentoir (comme lorsque gamin j’allais chercher le journal de Spirou et qu’il n’était pas arrivé, j’éprouvais la même colère et la même frustration ; et hors de question de s’abonner, et d’être percé à jour comme lecteur zélote du journal !). C’est une question sans en être une, mais peux-tu te faire une idée de l’impact produit au début des années 1990 du simple fait d’être cité dans vos playlists en fin de numéro ? Quelqu’un m’a même arrêté un jour dans la rue pour me signaler que j’y figurais. Et pour dernière anecdote, vous m’aviez demandé d’en dresser une moi-même une fois pour le mensuel, et j’ai bien mis une semaine à la peaufiner.
Toute cette beauté, je la mesure depuis le livre, on me témoigne beaucoup de bienveillance, de souvenirs intimes. Il y a un côté oraison funèbre, mais je le prends avec joie et fierté, après avoir passé ma vie à penser que je pissais dans un violon ! On était si isolés à cette époque…
Merci pour tout le travail sur ce dialogue. Merci surtout pour ces chansons qui m’aident à vivre, L’Horizon, Bowling ou Le Commerce de l’Eau, elles méritent une playlist de cent titres !
Jean-Daniel Beauvallet, Passeur, Les Éditions Braquage, octobre 2021, 300 pages.