Chic Planète – sur l’exposition « Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète »
De « ne pas vivre sur la même planète » que son voisin, son ami, son ennemi ou n’importe qui, chacun d’entre nous en a fait l’expérience. Ce sentiment d’un décalage avec autrui appartient aux épreuves ordinaires de la vie. Mais si cet écart intuitif existe, on ne peut réduire son expression à un seul cadre sensible. Ne pas vivre sur la même planète peut aussi se comprendre au sens littéral, à la surface même des mots qui disent clairement l’évidence d’une fracture entre nous tous. C’est à ce malentendu et à cette incapacité à s’entendre sur une définition partagée de la planète que l’attention du philosophe Bruno Latour se porte depuis des années.
S’il nous interpelle régulièrement à travers des questions sur le mystère de la localisation de nos modes d’existence et de nos horizons politiques – Où suis-je ? Où atterrir ?… –, Latour propose ici un tour plus catégorique dans son énonciation. Le temps n’est même plus aux questions, mais à la lucidité d’un constat. Ce nouveau tour de Latour ressemble d’ailleurs à un tour de cartes, puisque le jeu prend l’allure d’un exercice de cartographie de nos manières de vivre et d’habiter la terre.
Il l’écrivait ainsi dans un texte paru dans AOC en décembre 2019, « On ne vit pas sur la même planète, un conte de Noël » : « Jamais nous n’avons été moins unis, nous les humains, sur le nom, la nature, la forme, la consistance de la planète que nous prétendons habiter ». Il y en a même qui pensent encore que la Terre est plate, comme le suggérait récemment, de manière probablement provocatrice, le cinéaste Jean-Luc Godard dans Mediapart ! Pour Latour, toutes les planètes opposées « sont en guerre ouverte les unes avec les autres ». « Il nous faudrait un autre Newton pour en calculer les interactions, mais un Newton plus alchimiste que physicien ; un Laplace qui serait aussi féru de géopolitique ; ou alors un joueur de Risk ; on pourrait aussi appeler à la rescousse l’un des scénaristes de Games of Thrones », estime-t-il.
Cette intuition d’un défaut de compréhension partagée a conduit Bruno Latour et deux autres commissaires d’exposition, Martin Guinard et Eva Lin, à piloter entre novembre 2020 et mars 2021 la 12ème Biennale de Taipei sur l’île de Taïwan, au Tapei Fine Arts Muséum. Précisément intitulée « Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète », la Biennale avait alors réuni 57 artistes et collectifs, mobilisés par la question écologique et les tensions qu’elle traduit, sans que le public international, pandémie oblige, ne puisse la découvrir (les frontières taïwanaises étaient restées fermées durant la Biennale). Près de deux ans plus tard, on retrouve au Centre Pompidou Metz, dans une scénographie repensée et un nombre d’artistes invités resserré – les formes éclatées de cette Biennale attestant nos divisions et nos modes d’existence irréconciliables.
Le « mini-format » de la Biennale dupliquée compense le rétrécissement de l’espace d’exposition et la réduction du nombre d’artistes exposés par la réaffirmation de son récit initial, de sorte que l’exposition du Centre Pompidou-Metz souffre moins de sa contraction et de son allégement qu’elle n’en tire profit. Sa densité invite à la lucidité comme son dispositif scénique ouvre à la réflexion. La pensée de Latour s’incarne dans toutes les œuvres proposées ; la diversité des leurs formes traduit de manière fragmentée les idées qui l’anime.
À la manœuvre de l’accrochage de l’exposition, Martin Guinard nous rappelle le statement, commun à Tapei et à Metz : « Si nous vous demandions sur quelle planète vous vivez, vous pourriez trouver la question bizarre et la réponse évidente : la Terre. Et pourtant, ce n’est pas la même chose de vivre comme les Modernes qui utilisent les ressources de six planètes et de vivre dans les limites d’une seule, fragile et limitée. Nous ne semblons pas être d’accord sur ce sont la Terre est faite ! C’est comme s’il existait plusieurs versions de la Terre, avec des propriétés et des capacités si différentes qu’elles sont comme des planètes distinctes ».
L’enjeu de l’exposition tient à ce pari de « rendre visibles ces différentes conceptions, ces différentes réalités, afin que le visiteur prenne la mesure de la transformation de ce qui était autrefois présenté comme un ensemble de questions périphériques, en un ensemble de luttes politiques plus urgentes et plus tragiques que jamais ». En assumant le choix formel d’un planétarium fictif, dévoilant la constellation des divers modèles de Terre conflictuels, l’exposition invite à un parcours planant, au cours duquel quatre planètes distinctes se révèlent à nous, au sein desquelles des formes de vie prennent place, refermées sur elles-mêmes : la planète Globalisation, la planète Sécurité, la planète Exit, la planète Gaïa.
Dès lors que les citoyens du monde ne sont jamais d’accord ni sur la définition du sol qu’ils habitent, ni sur la définition de l’atmosphère qu’ils partagent, ni sur le sens de ce qu’ils appellent « nature », la Terre n’est plus qu’un mot. Plus aucun motif commun ne permet de faire unité, entre ceux pour qui la Terre est un objet inerte dont on peut extraire des matériaux, ceux pour qui la somme des intérêts particuliers fera advenir l’intérêt collectif, ceux pour qui la mutation écologique tue toute possibilité d’avoir un futur, ceux qui cherchent refuge dans une planète alternative, entre ceux qui rêvent de s’en sortir, en allant habiter sur Mars ou dans un bunker, ceux qui ont été spoliés par les prédations capitalistes… Le récit de Latour agit sur le spectateur, qui en dépit de certains flottements face à quelques œuvres qui résistent à son regard, saisit combien les divisions constituent un obstacle pour co-élaborer un monde commun sur Terre.
La force de l’exposition tient à la capacité qu’elle a de faire des œuvres exposées à la fois le support d’un discours, l’indice d’un péril et la trace d’un imaginaire créatif qui excède un cadre purement réflexif – même si cette tension peut faire parfois l’effet d’un forçage (l’art au service d’un discours, c’est aussi une possibilité d’effacer l’ambivalence de la création).
De salle en salle, le visiteur se laisse contaminer par la profondeur d’un questionnement sur notre obligation de faire le deuil de la modernité.
Passant d’une planète à l’autre, à la manière d’un cosmonaute qui serait resté à terre et traverserait, halluciné, la constellation des formes de vie, le spectateur mesure combien tous les conflits du moment se concentrent sur la manière de prendre soin de nos ressources vitales – l’air, l’eau, les océans, les animaux, les arbres… – et d’articuler la réalité physique de notre monde et l’ordre social. Rien ne va nulle part ; tout se dérègle ici et là. Où atterrir ? Comment vivre pour conjurer les périls qui nous guettent ? Fuir ? S’aveugler ? Agir ? Patienter ? Crier ?
Les sculptures de Jean Katambayi Mukendi et les dessins magnifiques de Hai-Hsin Huang nous rappellent dès le début du parcours que la planète Globalisation, façonnée par les promesses de la modernité, s’est égarée sous l’influence de la cosmologie néo-libérale qui considère la matérialité de la Terre comme un objet inerte. Obsédée par les ressources à extraire et à transformer en produits de consommation, cette cosmologie continue à séduire tous ceux qui appellent de leurs vœux une croissance illimitée.
Saturées de détails infimes de ce mode d’existence indexé à la société d’abondance, les toiles de Hai-Hsin Huang compensent la naïveté quasi enfantine de leurs traits par la puissance corrosive de sa critique sociale d’un monde globalisé. Une globalisation qui étend la logique de son système consumériste, marchand et extractiviste aux formes communes des bâtiments architecturaux, représentés dans les toiles ultra-pop de la peintre Qiu Jie.
La globalisation touche aussi à la question de la justice internationale, à l’image de l’œuvre assez conceptuelle, interactive, poétique et politique, de l’artiste Franck Leibovici et du chercheur Julien Seroussi, qui travaillent sur la Cour pénale internationale de La Haye. Le duo mobilise dans une forme hybride les outils des sciences sociales, la poésie et l’art. Présents depuis 2014 à la CPI dans le cadre du procès Katanga/Ngudjolo (deux hommes accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité perpétrés en 2003 en République démocratique du Congo), ils consignent ici une masse d’éléments de preuve, afin de faire émerger des analyses échappant aux jugements normatifs. Leur installation, « Muzungu », propose un accrochage mural : des preuves imprimées en format A4, qui invite le visiteur à se retrouver dans la position de délibération des juges.
Pour Leibovici, une exposition revient moins à exposer des artefacts comme des archives qu’à offrir aux visiteurs une sorte de parcours d’entraînement par lequel il va pouvoir se rendre sensible à la force du droit pénal. Par un dialogue étrange et inédit entre sciences, droit et art, l’installation cherche ainsi à déplacer le regard sur la justice pénale internationale.
Directement connectée à la planète Globalisation, procédant d’elle en grande partie, la planète Sécurité ne cesse d’élargir les espaces de son déploiement dans le monde. Fantasmée par tous ceux qui se sentent perdus ou trahis par les idéaux et la violence de la planète Globalisation, elle joue sur une promesse : se protéger, via une frontière ou un refuge, des autres. Une idéologie sécuritaire dans l’air du temps !
Au cœur de cette cosmogonie sécuritaire, le travail saisissant de l’artiste néerlandais Jonas Staal, spécialiste des recherches sur la propagande, « A Propaganda Retrospective » analyse finement les perversions de l’idéologie sécuritaire en vogue. En s’intéressant aux films documentaires de l’ancien conseiller de Donald Trump, Steve Bannon, qui a façonné la propagande de l’alt-right entre 2004 et 2018, l’artiste cartographie précisément des motifs thématiques et esthétiques significatifs présents dans tous les films pamphlétaires : des immeubles qui s’écroulent, symbole d’une civilisation chrétienne qui s’effondre ; des collusions entre des voitures, images d’une société sans boussole ; des hippies et progressistes associés à des terroristes islamistes, comme deux visages ennemis de la civilisation américaine…
Les films de Bannon affirment que la société américaine doit faire face à une lutte existentielle entre le nationalisme blanc, chrétien et les forces d’un marxisme culturel. L’installation vidéo de Jonas Staal isole des tropes visuels (l’orage, l’animal prédateur, le crash…) afin de mieux rendre visible la nature du discours fasciste véhiculé par les dix films de Bannon (qu’il qualifie lui-même de « cinéma cinétique »), dont les succès électoraux de Trump ont prouvé l’efficacité : seul un chef énergique peut servir de rempart à la défense des valeurs familiales, de la foi chrétienne, disent ces films de propagande.
Comme l’expliquent Bruno Latour et Martin Guinard, « ceux qui, comme Bannon, sont attirés dans l’orbite de la planète Sécurité ne sont pas nécessairement dans l’ignorance ou dans le déni des défis climatiques ; mais parce qu’ils sentent que le sol se dérobe sous leurs pieds et qu’ils s’aperçoivent qu’il n’y a aucun espoir de créer des conditions d’exercice sur Mars, ils font le choix de se retirer du monde commun derrière des barrières économiques et ethniques, en construisant ce que Staal appelle la « biosphère de l’alt-right ».
Rares sont ceux qui décident de se retirer du côté de la Planète Exit. Pour ces privilégiés, déconnectés de l’idée d’un monde commun, il est devenu impératif de sortir de leur enveloppe charnelle dans le cadre d’un projet transhumaniste, ou de quitter carrément la Terre en colonisant, par exemple, la planète Mars, ou même en construisant des bunkers souterrains, à l’image de l’installation de l’artiste néerlandaise Femke Herregraven, fascinée par l’imaginaire des milliardaires qui construisent des bunkers survivalistes en attendant l’apocalypse. Triste horizon, contre lequel l’hypothèse de la planète Gaïa (concept inventé par l’ingénieur James Lovelock et la microbiologiste Lynn Margulis dans les années 1960-1970) suggère en fin de parcours des issues possibles.
Afin d’atterrir sur cette planète Gaïa, Bruno Latour nous dit qu’il faut apprendre à regarder le monde de manière différente, en assumant les contraintes imposées par les limites planétaires. Les installations de cet ultime plateau travaillent cette nécessité de se situer à l’intérieur de cette membrane fragile qu’est Gaïa, que les commissaires appellent la « zone critique » : une fine couche où l’eau, le sol, les plantes, les roches ou la vie animale interagissent pour créer les conditions nécessaires à la vie.
Si la Terre était une orange, alors la zone critique serait son écorce : une enveloppe d’air, de roche, de faune et de flore. Plusieurs œuvres empruntent à divers médiums (sculptures, tissage, vidéo) pour esquisser des possibilités intéressantes pour avancer vers la planète Gaïa : l’installation de l’artiste taïwanaise Chang Yung-Ta (une sculpture, déployée à travers neuf tubes, où du marbre est taillé à l’aide d’un algorithme qui reproduit les turbulences d’une rivière, dans les gorges de Taroko) ; les sculptures de laine par l’artiste Aluaiy Kaumakan (née dans une tribu du sud de Taïwan, les Paiwans) ; le film de l’artiste chinois Liu Chuang évoquant l’extraction du minerai de lithium sur les plateaux tibétains, en mêlant à cette dimension documentaire un récit de science-fiction. Un mélange de registres que l’on retrouve dans la spectaculaire installation des artistes français June Balthazard et Pierre Pauze, qui à travers plusieurs écrans confrontent des mythes anciens et des paroles de scientifiques pour évoquer la crise environnementale.
De salle en salle, le visiteur se laisse contaminer par la profondeur d’un questionnement sur notre manière d’exister dans le monde, et notre obligation de faire le deuil de la modernité. Si certaines pièces peuvent tenir à distance le visiteur troublé par l’opacité et l’aridité de leurs formes, l’exposition affirme, dans son foisonnement audacieux, la nécessité de requalifier nos problèmes.
Comme le soulignait dans Libération le 7 décembre dernier le philosophe Patrice Maniglier, « c’est un point que nous devons à Bruno Latour d’avoir clarifié : nous ne vivons pas dans la Nature, mais à Terre ». Comment apprendre à vivre avec les virus, avec le réchauffement de l’atmosphère globale ? Comment changer nos manières de vivre pour que leur inévitabilité soit moins dévastatrice ?
Pour Maniglier, « reconfigurer ces existences de telle sorte qu’elles intègrent, dans leur manière même de se fabriquer, leur condition terrestre, ce que je suggère d’appeler la terrestrialité, tel est l’enjeu de la mutation à laquelle nous sommes appelés […] Plus vite nous apprendrons à voir dans les virus et dans les gaz à effet de serre des miroirs de notre terrestrialité, plus vite nous nous disposerons à transformer notre mode de terrestrialisation afin que leur présence parmi nous soit moins dévastatrice ». Et Maniglier de nous alerter : « Dis-moi comment tu te terrestrialises et je te dirai qui tu es, où tu vas et ce que tu peux espérer ».
« Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète » nous invite bien à savoir ce que nous sommes, où nous allons et ce que nous pouvons espérer. Dans son déploiement complexe, ce geste de savoir inclue l’art à part entière. Comme le souligne Martin Guinard, « l’expérience que proposent les artistes-chercheurs, aujourd’hui, ne consiste pas seulement à nous « rendre sensibles » à la situation, mais aussi à « faire face à la dureté des situations auxquelles nous sommes confrontés ».
Par-delà les travaux des scientifiques, les artistes œuvrent à cet exercice de lucidité critique. « Il ne s’agit pas seulement de prendre conscience du sujet, mais l’esthétisation propre à une exposition est à considérer comme une manière d’embrasser le problème, à savoir de l’approcher, de s’en saisir, de faire corps avec », précise-t-il. Avec « Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète », nous nous saisissons de ce qui nous anime et nous traverse à l’âge de l’Anthropocène : un motif d’inquiétude à peine réparé par un principe d’espérance.
« Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète », exposition conçue et produite par le Taipei Fine Arts Museum pour la Biennale de Taipei 2020, adaptée par le Centre Pompidou-Metz (commissaires d’exposition : Bruno Latour, Martin Guinard et Eva Lin), jusqu’au 4 avril 2022.