Éducation

De l’utilisation opportuniste des rumeurs sur les programmes scolaires

Professeur émérite de sciences du langage

À la demande du ministre de l’Éducation nationale, les programmes scolaires élaborés par le Conseil supérieur des programmes en 2015 doivent faire l’objet d’« ajustements » et de « clarifications » dès la rentrée prochaine. En ligne de mire, l’enseignement de la grammaire dont le prétendu abandon est à l’origine de nombre de rumeurs infondées et autres récupérations politiques.

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Que les programmes subissent des modifications n’a en soi rien de scandaleux : il est normal qu’on réactualise régulièrement la définition des connaissances à acquérir par les élèves. En revanche, créer de faux débats à partir d’éléments tronqués, entretenir des rumeurs pour justifier une intervention sur les programmes scolaires, cela est profondément malsain.

Or la manière dont a été organisée la publication récente des projets d’ajustements et de clarifications des programmes, et tout particulièrement la partie concernant la grammaire, montre un bel exemple de la façon dont on a exploité la vulnérabilité du grand public, à coup de rumeurs et d’insinuations infondées, afin de servir un dessein politique. Les programmes scolaires actuellement en vigueur ont été publiés en novembre 2015 et appliqués à partir de la rentrée 2016. Élaborés par le Conseil supérieur des programmes (CSP), ils couvrent toute la scolarité obligatoire depuis l’entrée à l’école maternelle jusqu’à la dernière année de collège. Le demande d’« ajustements » et de « clarifications » de la part du ministre intervient donc moins de deux ans après leur entrée en vigueur.

L’enseignement de la grammaire entre héritages et évolution

L’enseignement de la grammaire est un sujet sensible en raison de ses enjeux sociaux. Il s’est structuré principalement au cours du XIXe siècle et porte encore des traces souterraines de cette époque malgré des décennies d’efforts pour l’en débarrasser et surtout le rendre plus efficace. Ainsi les exercices mécaniques et la récitation de règles continuent d’être considérés par certains comme des garants de sérieux. Dans la terminologie grammaticale il subsiste des scories telle la dénomination « complément d’objet direct » qu’on emploie sans bien la comprendre, issue d’un compromis qui devait être acceptable par ceux qui nommaient cette fonction « complément » et ceux qui l’appelaient « objet ». Et plus grave encore, l’idée demeure qu’apprendre à mettre une étiquette grammaticale sur un mot constitue la finalité de l’enseignement de la grammaire. Aussi l’élaboration de programmes pour l’enseignement de la grammaire est-elle une entreprise périlleuse.

En 2013, lorsque le CSP s’attèle à la rédaction des programmes de grammaire, il peut s’appuyer sur les travaux de linguistes, psycholinguistes et didacticiens qui ont analysé les processus d’acquisition et d’apprentissage de la langue et sur les observations des enseignants consultés. Les programmes que rédigera le CSP se distingueront de ceux de 2008 par leurs visées : les programmes publiés en 2008 étaient composés d’une simple suite de notions grammaticales à acquérir ; pour ceux de 2015 l’objectif est non pas d’inculquer des leçons de grammaire mais de permettre aux élèves d’identifier les fonctionnements de la langue, de les comprendre et de se les approprier. Pour cette raison, le CSP insiste sur les manipulations et choisit les dénominations les plus simples lorsqu’elles existent. Ainsi, jusqu’au cycle 3, le complément de verbe est appelé tout simplement « complément de verbe », de la même façon qu’on parle de « complément de nom », et ne prendra le nom de « COD » qu’au moment où les élèves apprendront le fameux accord du participe passé car ce n’est que dans cette circonstance qu’on a besoin d’identifier ce complément.

La seule nouvelle notion grammaticale introduite est celle de « prédicat » qui sert à analyser la phrase simple, comme l’explique la définition figurant dans les programmes : « la phrase simple comporte deux éléments principaux, le sujet et le prédicat qui apporte une information à propos du sujet. Le prédicat est composé le plus souvent d’un verbe et de ses compléments ». Cette analyse de la phrase qui incite à repérer les deux grands ensembles porteurs de sens qui la composent ne se substitue pas aux analyses traditionnelles, elle la complète. Elle est usuelle dans la francophonie et dans les pays qui ont échappé à la tradition typiquement française de l’étiquetage mot à mot. Comme l’expliquera dans son blog en janvier 2016 Delphine Guichard, professeure des écoles, l’introduction de la notion de prédicat permet d’affecter une fonction au groupe verbal, qui était jusqu’alors la seule unité syntaxique n’ayant pas de fonction.

Le prédicat, objet opportun de rumeurs enflammées

Lorsque les programmes paraissent en novembre 2015, différents points sont discutés, mais rien de saillant ne se dégage. Dans le champ politique, les programmes sont sous le feu de regards critiques, mais la grammaire ne fait pas l’objet de remarques particulières. Dans le livre intitulé l’École de demain qu’il publie en octobre 2016, Jean-Michel Blanquer, qui se positionne en futur ministre, traite des nouveaux programmes mais n’évoque pas la grammaire. Il déplore qu’on ait renoncé aux programmes publiés sous Sarkozy mais déclare qu’il ne convient pas « d’engager une énième guerre des programmes ». Il s’agit là d’une concession raisonnable mais couteuse et, manifestement, si l’occasion se présentait de revenir sur les programmes, elle serait appréciée.

Or, brusquement, en janvier 2017, un blog attire l’attention sur le prédicat. Ce blog est tenu par Lucie Martin, professeure de lettres qui publie un article intitulé « En 2017, la grammaire est simplifiée, voire négociable ». Son titre fera florès, comme on le verra plus loin. Prenant comme point de départ le récit d’une formation, elle attaque les programmes et dénonce tout particulièrement les risques qui pèsent sur l’apprentissage de l’accord du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir, lorsque le complément est antéposé, du fait de l’introduction tardive de la dénomination « COD ». Son texte se trouve opportunément cité et relayé par les réseaux sociaux. Les médias classiques s’emparent de la question. En quelques jours l’opinion s’enflamme. Le prédicat se trouve accusé de tous les maux. Mis à part quelques journalistes scrupuleux, personne ne va lire la définition du prédicat dans les programmes, personne ne va non plus vérifier si le COD est ou non présent dans les programmes. Et les bruits les plus fumeux circulent.

Sur Europe 1, le 12 janvier, il est question de « La notion de « prédicat », qui remplace les COD et les COI dans les nouveaux programmes de grammaire ». Le 19 janvier, le Dauphiné Libéré écrit : « L’inquiétude grandit autour de cette notion de grammaire introduite depuis septembre dans les programmes scolaires. Selon certains, il signerait la mort de la grammaire française». L’Express associe le prédicat à la réforme de l’orthographe, laquelle date de 1990…TF1 interroge trois passants dans la rue et leur demande de définir « prédicat », ce qu’ils ne savent pas faire. Le magazine d’extrême-droite Causeur titre le 23 février : « Le prédicat, un nivellement par le bas ». L’argument selon lequel le prédicat desservirait les élèves les plus faibles circule abondamment dans la presse de droite, très compatissante. Les forums se déchainent. Bref, la France a peur, comme aurait dit un journaliste célèbre. En quelques mois, en pleine campagne électorale, plus d’une soixantaine d’articles à charge sont publiés. Sans que leurs auteurs aient pris la peine de consulter les textes qu’ils incriminent.

Le 13 septembre 2017, Jean-Michel Blanquer, devenu ministre, déclare solennellement dans l’Express que le prédicat a vocation à disparaitre.

Le passé simple, ou l’art de susciter une polémique

Une nouvelle polémique éclot vers la fin de 2017. Elle concerne cette fois le passé simple. Comme elle met en scène moins de participants et que ceux-ci sont plus avisés, on a l’impression d’assister au championnat de France de la mauvaise foi.

Dans les programmes 2015, l’apprentissage du passé simple a été prévu de façon à être progressif : à l’école maternelle et au cycle 2, les élèves se familiarisent avec les temps du récit (imparfait et passé simple) ; au cycle 3 ils apprennent les valeurs du passé simple et les marques de ce temps, ce qui permet de repérer des passés simples dans un récit, quelle que soit la personne ; ils apprennent également par cœur les formes les plus fréquentes, celles des troisièmes personnes des verbes fréquents ; au cycle 4, ils apprennent à forger toutes les formes, même les plus rares. Cette progressivité tient compte à la fois des processus d’acquisition et des caractéristiques de la langue littéraire, puisque le passé simple est un temps de l’écrit, principalement employé aux troisièmes personnes.

Un universitaire, Alain Borer, entame une charge dans le Point le 31 octobre 2017. Il déplore la disparition du passé simple, et en fait porter la responsabilité à l’école, plus précisément à l’instauration du collège unique et aux ministres de gauche qu’il considère comme des « militants ignorants de la langue française », Jospin et Vallaud-Belkacem. Il attribue à cette dernière la formule « la grammaire est négociable », directement tirée non des propos de la ministre mais du blog de la professeure de lettres évoqué plus haut. Le Figaro enchaîne le 3 janvier 2018, avec un article dans lequel la journaliste annonce avec délectation la montée d’une nouvelle polémique. Selon elle, le passé simple serait en voie de disparaitre à l’école et au début du collège car son usage serait jugé par certains trop « discriminant ».

Le 15 avril 2018, un titre en pleine page du Parisien rassure enfin ceux qui s’inquiètent pour l’école et pour l’état de la société : « Jean-Michel Blanquer : « Le passé simple est une exigence de justice sociale » ». Le projet de révision des programmes est ainsi justifié.

La palme revient à Souad Ayada pour son interview publiée dans Le Point du 30 juin sous le titre « Programmes : « Je ne pense pas que la grammaire soit négociable » ». Cette Inspectrice générale nommée par Jean-Michel Blanquer à la présidence du CSP, à la suite de la démission de Michel Lussault, a piloté le projet de révision des programmes demandé par le ministre. Reprenant à nouveau la formule extraite du blog cité plus haut, elle affirme « pour mon prédécesseur, la grammaire c’est quelque chose de négociable », et poursuit « c’est irresponsable de dire aux élèves qu’ils peuvent négocier l’orthographe, la grammaire », instillant ainsi, de façon infondée – puisque Michel Lussault n’a jamais rien dit de tel – l’idée que son prédécesseur serait laxiste et irresponsable et que les programmes manqueraient de la plus élémentaire rigueur. Elle reprend tous les bruits qui ont couru dans les médias et les forums à propos du prédicat et du passé simple. Pour montrer la complexité du prédicat, elle en donne une définition qui était celle du XVII° siècle et qui n’a rien à voir avec celle figurant dans les programmes. Ses commentaires sur le passé simple lui fournissent l’occasion d’exprimer toute sa compassion pour les plus démunis, et de reprendre ainsi une thématique issue de la communication ministérielle. Elle enchaîne les jugements à l’emporte-pièce : selon elle, le traitement du passé simple montrerait que, dans les programmes, « la langue orale serait la norme de la langue écrite » et elle ajoute même « le langage SMS ne doit pas devenir la norme ». Enfin, elle diffuse une information tronquée empêchant ainsi ses lecteurs de voir que l’apprentissage complet du passé simple figure dans les programmes qu’elle critique : elle se plaint en effet du choix qui aurait été fait de « de n’enseigner le passé simple qu’aux troisièmes personnes », permettant ainsi à la journaliste de se réjouir qu’enfin à la rentrée « les élèves apprendront de nouveau le passé simple à toutes les personnes »…

Si l’on ne veut pas mettre de tels propos au compte d’une propagande insidieuse et mensongère, il reste à croire qu’elle n’a pas lu les programmes qu’elle vilipende si activement, car, comme le dit malicieusement Pierre Bayard dans Comment parler des livres que l’on a pas lus ?, ce n’est pas parce qu’on n’a pas lu un livre qu’on ne peut pas en dire du mal.


Sylvie Plane

Professeur émérite de sciences du langage, Ancienne vice-présidente du Conseil supérieur des programmes (CSP)

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