Savoirs

Quelle histoire littéraire pour quelle identité nationale ?

Chercheur en littérature

Alors que la question de l’identité nationale ne cesse de squatter le débat public, il faut aussi réfléchir à la manière dont elle infuse dans la pratique des sciences humaines et sociales, et de l’histoire littéraire en particulier. Celle-ci aurait tout à gagner à se détacher d’une tradition naïvement universalisante, liant arbitrairement littérature, langue et nation, pour privilégier des perspectives multiculturelles, globales et transnationales.

En octobre, Jean-Michel Blanquer créait un « cercle de réflexion et d’action » dont l’objectif était de voir « la France et sa jeunesse […] échapper à l’idéologie woke[1] ». Le 7 janvier, il ouvrait à la Sorbonne un colloque contre ladite idéologie. Ce qu’il est désormais convenu d’appeler le wokisme ou l’idéologie woke – à laquelle il convient de joindre le multiculturalisme qui lui est peu ou prou lié – regroupe les défenseurs des diverses minorités culturelles, raciales, religieuses et de genre ainsi que des personnes en situation de handicap. Elle est présentée par les gens de droite et de l’une des deux parties « irréconciliables » (©Manuel Valls) de la gauche à la fois comme un danger existentiel pour l’unité et l’identité nationales du fait de sa conception de la société, du vivre-ensemble, et comme une menace pour les libertés d’expression et de création du fait de ses méthodes.

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Mon but ici n’est pas de déterminer s’il existe bien une idéologie woke cohérente ou s’il ne s’agit que d’une « chimère[2] » ou une « illusion[3] » destinée à discréditer les idées progressistes que l’on conspue. Il n’est pas non plus question de savoir s’il est souhaitable de voir émerger une « république multiculturelle et postraciale[4] » ou s’il convient d’affirmer, comme Emmanuel Macron, que « [l]a France n’a jamais été et ne sera jamais une nation multiculturelle[5] », mais de montrer, à un moment où la question de l’identité nationale se pose à nouveau de façon aiguë[6], l’influence concrète de représentations concurrentes et opposées de celle-ci dans la pratique des sciences humaines, plus modestement de l’une d’entre elles : l’histoire littéraire.

L’Histoire littéraire et l’identité nationale en France

Si les historiens français de la littérature réfléchissent toujours à de nouvelles manières de pratiquer leur discipline (quelle place accorder à la linéarité ? ; une approche interdisciplinaire est-elle utile ou pas ? etc.[7]), ils demeurent pratiquement inflexibles


[1] « Jean-Michel Blanquer : “La France et sa jeunesse doivent échapper à l’idéologie woke” », propos recueillis par Mattea Battaglia, Violaine Morin et Sylvie Lecherbonnier, Le Monde, 13 octobre 2021

[2] Valentin Denis, « L’agitation de la chimère “wokisme” ou l’empêchement du débat », AOC, 26 novembre 2021

[3] Alexandre Viala, « L’étrange croisade du roman national contre la “cancel culture” », AOC, 18 janvier 2022

[4] Lilian Thuram, François Durpaire, Rokhaya Diallo, Marc Cheb Sun, Pascal Blanchard, Appel pour une république multiculturelle et postraciale, 2010

[5] « Macron. “La France n’a jamais été et ne sera jamais une nation multiculturelle” », Causeur, 13 avril 2017

[6] Quentin Deluermoz, « La France n’est pas un hexagone », AOC, 11 octobre 2021

[7] Marie Vrinat-Nikolov, « Introduction. Comment penser l’histoire littéraire au XXIe siècle dans l’espace euro-asiatique ? », Slovo, n°50, Presses de l’Inalco, 2020

[8] Ibid, p. 3-14

[9] Cité dans Joseph Jurt, « Le pouvoir symbolique de la littérature : une exception française ? », Revistas Interfaces, 23/2, p. 17-31.

[10] Johan Faerber, Le grand écrivain, cette névrose nationale, Fayard / Pauvert, mars 2021

[11] Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Le Seuil, 2008, XV-XVI

[12] Christie McDonald, Susan Rubin Suleiman, French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, Classiques Garnier, 2015

[13] Jean Rouaud, Michel Le Bris et al., « Pour une “littérature-monde” en français », Le Monde, 15 mars 2007 [manifeste précédemment mentionné dans le présent texte, et qui a par ailleurs été prolongé dans un ouvrage chez Gallimard en mai 2007, Pour une littérature-monde]

[14] Marie Vrinat-Nikolov, op. cit., p. 16

[15] Alain Vaillant, cité dans Marie Vrinat-Nikolov, op. cit., p. 18

[16] Christie McDonald, Susan Rubin Suleiman, op. cit., p. 12

[17] Christie McDonald, Susan Rubin Suleiman, op. cit., p. 13, 25

[18] Paul Jay, Global Matters. The Transnational Turn in Literary Studies, Ithaca, Corne

Fabien Pillet

Chercheur en littérature, Docteur habilité en littérature générale et comparée de l'université de Genève

Notes

[1] « Jean-Michel Blanquer : “La France et sa jeunesse doivent échapper à l’idéologie woke” », propos recueillis par Mattea Battaglia, Violaine Morin et Sylvie Lecherbonnier, Le Monde, 13 octobre 2021

[2] Valentin Denis, « L’agitation de la chimère “wokisme” ou l’empêchement du débat », AOC, 26 novembre 2021

[3] Alexandre Viala, « L’étrange croisade du roman national contre la “cancel culture” », AOC, 18 janvier 2022

[4] Lilian Thuram, François Durpaire, Rokhaya Diallo, Marc Cheb Sun, Pascal Blanchard, Appel pour une république multiculturelle et postraciale, 2010

[5] « Macron. “La France n’a jamais été et ne sera jamais une nation multiculturelle” », Causeur, 13 avril 2017

[6] Quentin Deluermoz, « La France n’est pas un hexagone », AOC, 11 octobre 2021

[7] Marie Vrinat-Nikolov, « Introduction. Comment penser l’histoire littéraire au XXIe siècle dans l’espace euro-asiatique ? », Slovo, n°50, Presses de l’Inalco, 2020

[8] Ibid, p. 3-14

[9] Cité dans Joseph Jurt, « Le pouvoir symbolique de la littérature : une exception française ? », Revistas Interfaces, 23/2, p. 17-31.

[10] Johan Faerber, Le grand écrivain, cette névrose nationale, Fayard / Pauvert, mars 2021

[11] Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Le Seuil, 2008, XV-XVI

[12] Christie McDonald, Susan Rubin Suleiman, French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, Classiques Garnier, 2015

[13] Jean Rouaud, Michel Le Bris et al., « Pour une “littérature-monde” en français », Le Monde, 15 mars 2007 [manifeste précédemment mentionné dans le présent texte, et qui a par ailleurs été prolongé dans un ouvrage chez Gallimard en mai 2007, Pour une littérature-monde]

[14] Marie Vrinat-Nikolov, op. cit., p. 16

[15] Alain Vaillant, cité dans Marie Vrinat-Nikolov, op. cit., p. 18

[16] Christie McDonald, Susan Rubin Suleiman, op. cit., p. 12

[17] Christie McDonald, Susan Rubin Suleiman, op. cit., p. 13, 25

[18] Paul Jay, Global Matters. The Transnational Turn in Literary Studies, Ithaca, Corne