Que fait-on de nos vieux ?
Réduire le champ de la réflexion sur les EHPAD au secteur privé lucratif qui représente moins d’un quart des établissements médico-sociaux en France n’a d’effet que de rendre le débat stérile, sclérosant et contre-productif par les contre-feux qu’il occasionne. Prenons de la hauteur et écartons-nous de l’« Affaire Orpéa » dont les enquêtes et inspections sont en cours pour nous centrer sur la question qui devrait tous nous animer : « Que fait-on de nos vieux ? »
« Vous êtes ici chez vous ». Ce sont les mots prononcés par le directeur d’établissement accueillant une personne âgée dans sa résidence le premier jour, des vieux que l’on rassemble dans des Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) et pour lesquels on s’évertue à essayer de reproduire les conditions de la « vraie vie ». Conscient de l’exclusion dont ils peuvent pâtir dans ces lieux, on tente d’y intégrer une dimension intergénérationnelle se limitant malheureusement parfois à accueillir les enfants d’une crèche ou d’une maternelle, une fois par mois. On reproduit des places de village factices, on espère secrètement qu’en invitant des artistes en résidence, en y programmant des commerces, des services et des restaurants, les gens de l’extérieur auront envie d’y venir. Cette recherche d’« authenticité » interroge, non pas sur l’intention ni le bien-fondé de ces actions, mais sur l’impact réel ou espéré de telles initiatives. Elle place le curseur sur le cœur du débat.
Car c’est bien de peur, de peine, de rejet parfois, voire même d’effroi, dont il s’agit en réalité pour les primo-visiteurs d’EHPAD qui découvrent la réalité du grand-âge. Cette réalité, invisible aux yeux de la société n’est pas forcément « sexy » comme le rappelle cette récente campagne des Petits Frères des Pauvres. L’EHPAD n’est pas l’endroit où l’on se rend spontanément avec ses amis, dans lequel on passe ses week-ends en famille, à moins d’y retrouver un proche. L’altérité de ces personnes âgées dépendantes dérange, elle angoisse même certains résidents qui ne s’identifient pas aux « autres ». Notre société n’est pas armée pour soutenir le regard de ces vieux qui ont parfois perdu la raison. Ces mêmes regards qui, non aguerris, peuvent leur faire perdre toute dignité. Pourtant les professionnels eux s’engagent dans cette relation duale, intime, et ce, alors même que la société contemple difficilement ses vieux, ce qui les pousse parfois jusqu’à volontairement omettre qu’ils y travaillent.
« Un lieu de vie où l’on est soigné et non un lieu de soins où l’on vit. »
Comme l’indique le Rapport Jeandel-Guérin fin 2021, l’évolution socio-démographique actuelle et l’entrée tardive en EHPAD laissent penser que le degré de dépendance sera de plus en plus avancé à l’entrée en établissement, et que la réponse se trouve dans une médicalisation de ceux-ci. Toutefois, bien que la première raison d’entrée en EHPAD soit majoritairement une indication médicale, il n’en reste pas moins que la vie au sein de celui-ci ne peut se limiter qu’aux soins. Comme l’indique la mission « flash » de l’Assemblée Nationale « L’EHPAD de demain : quels modèles ? », l’EHPAD doit être « un lieu de vie où l’on est soigné et non un lieu de soins où l’on vit ». Car la vie en EHPAD est faite de spontanéité, d’animations, d’accompagnement, de soins, de visites, de restauration, de relations sociales, de peurs, d’angoisses, et de joies aussi.
Les pouvoirs publics s’engagent dans le virage dit « domiciliaire » pour en faire des lieux « comme chez-soi », mais on ne peut décemment pas parler de « chez soi », ni d’habitat pour un EHPAD. Les conditions ne sont pas réunies pour le considérer comme un domicile, qu’elles soient juridiques (les jouissances d’un bail ne sont pas les mêmes que celles d’un contrat de séjour), sociales (en collectivité, ne vient pas qui veut, quand il veut), architecturales (les espaces personnels se réduisant à la chambre), ou sociétales (des hétérotopies dont l’implantation urbaine est excentrée, la mise en scène relève parfois plus de l’utopie que de la réalité).
L’EHPAD doit réunir les conditions d’un accompagnement respectueux qui permettent aux résidents de se sentir suffisamment en sécurité et entourés, et aux familles de se reposer sur des professionnels de confiance. Ces conditions constituent la garantie d’une attention particulière portée à leur parent pour les proches, par la combinaison de soins (curatif, préventif, paramédical…) et d’accompagnement (lien social, psychologique, animation…).
Une couverture médiatique nécessaire ?
Tous les ans, les EHPAD sont le sujet de reportages télévisés et font l’objet d’articles de presse qui permettent au « grand public » d’entrapercevoir une certaine réalité du terrain. On n’en retient malheureusement et bien souvent que les aspects les plus négatifs. S’indigner, dénoncer, s’affliger constituent des étapes nécessaires pour initier le changement, mais ne suffisent pas à l’enclencher. Afin d’éviter encore une fois la désillusion, que propose-t-on concrètement pour réformer l’EHPAD ?
Cette crise médiatique pointe surtout l’âgisme ambiant qui se traduit par une quasi absence de débats publics et politiques, et d’attention portée au quotidien des personnes âgées dans la presse en général, en dehors des périodes où celles-ci sont particulièrement touchées (la canicule en 2003, la pandémie de COVID-19 ou les campagnes présidentielles). Elle renforce le discrédit sur les professionnels, supposant que ces derniers font mal leur travail, accentue la culpabilité des familles qui ont proposé cette solution à leur proche, mais elle nuit également directement à l’accompagnement des personnes âgées qui y vivent, tant les professionnels sont mobilisés par les directions, les familles et la presse, alors même qu’ils peinent déjà à consacrer suffisamment de temps aux résidents.
Lorsque le domicile devient une prison dorée
Dans ce contexte, le domicile peut paraître comme une villégiature et son maintien comme lieu de vie de la personne un idéal à atteindre. Il reste évidemment et logiquement le choix de prédilection de tout un chacun. Il représente l’espace choisi par ses habitants, un lieu d’histoire, d’attachement et d’identité. Ce choix, toutefois, ne tient pas toujours compte du vieillissement et des fragilités qui en résultent, ni de ses conséquences possibles sur l’autonomie fonctionnelle et cognitive. Lorsque celles-ci font défaut, le domicile peut rapidement devenir une véritable plaque tournante des services à la personne ; petite entreprise dont la gestion et l’organisation est déléguée à l’« aidant », et dont la contrainte institutionnelle devient rapidement un fardeau supplémentaire pour celui-ci[1]. Cela implique des sacrifices qui font parfois de cet espace une contrainte, un lieu d’isolement et qui représente aussi un investissement difficile à supporter, tant sur les plans médicaux, psychologiques qu’économiques.
Certains irréductibles nostalgiques regrettent l’ancien système qui consistait à accueillir ses aïeuls chez soi, sans toujours se préoccuper de la place qu’occupaient effectivement ces derniers dans le domicile, ni même et surtout de l’inadaptation des soins qu’on leur promulguait. Cette époque révolue émane en partie d’un choix mutuel : celui d’une génération qui n’a pas souhaité imposer sa présence à ses enfants, et celui d’une autre dont les activités professionnelles et les modes de vie ne permettent plus de se plier à cette formule.
Par ailleurs, le domicile, secteur qui n’est que rarement évoqué, pâtit des mêmes difficultés (manque de financements, souffrance et manque de personnel, précarité des emplois, faible attractivité, niveaux des formations hétérogène), mais cette fois de manière isolée. Le maintien à domicile n’est-il pas, là aussi, une réalité invisible du vieillissement, largement sous-estimée en comparaison à celle des EHPAD ? (950 millions d’euros investis pour le « bien vieillir à domicile » versus 5,4 milliards pour les EHPAD)
« L’EHPAD de demain »
Le secteur de la gérontologie alerte depuis des années sur les politiques publiques liées au grand âge. Son urgence n’est plus à démontrer. Le vieillissement démographique, cette révolution de la longévité, n’est-il pas au cœur des problématiques de Santé Publique ?
N’oublions pas qu’un certain nombre des détracteurs des EHPAD, sont aussi ceux qui ont contribué à leur construction et à leur modélisation, il y a de cela 25 ans. Il est bon aussi de rappeler qu’aucun EHPAD n’est épargné par les difficultés, qu’elles soient financières, de ressources humaines qualifiées, médico-sociales ou matérielles. À l’inverse, il est important de se rendre compte que nous arrivons aux limites d’un modèle, et que sa réforme n’ira sans doute pas sans l’adoption de nouvelles normes qui ne se formaliseront probablement pas dans un EHPAD au sens classique[2]. En d’autres termes, il est probable que l’avenir de ces établissements d’hébergement ne se fonde pas sur le modèle actuel.
Les solutions d’hébergement collectif deviennent ainsi l’une des solutions auxquelles il est nécessaire de réfléchir. Des alternatives existent (les habitats participatifs, regroupés ou intergénérationnels, les petites unités de vie, l’accueil familial…) mais aujourd’hui l’EHPAD, en tant que modèle dominant, tend à s’imposer par défaut. Il faut certainement privilégier la pluralité des solutions répondant à chaque situation, sans oublier que pour certains vieux, l’EHPAD demeurera toujours la solution, in fine.
Quel qu’en soit l’avenir, ces établissements peuvent encore évoluer pour améliorer la qualité de vie des personnes âgées en grande dépendance ou non, et certaines des conclusions récentes de la mission « flash » sur les modèles de l’EHPAD de demain coordonnée par l’Assemblée Nationale vont dans ce sens. Vigilance cependant, car la logique de l’innovation frugale connaît ses limites, et l’on ne peut espérer, même dans une société décroissante, trouver de solutions sans investissement.
Il est aujourd’hui nécessaire d’appeler à un dialogue responsable, posant le débat de manière plus constructive en interrogeant les causes qui nous rendent incapables de regarder « les vieux dans les yeux ».
Une responsabilité partagée
Travailler en EHPAD est, ou devient, une vocation pour la plupart d’entre nous. Les réseaux sociaux et les journaux locaux regorgent d’initiatives prises par les équipes d’EHPAD qui permettent aux professionnels de l’accompagnement de se rendre compte de leur importance dans ce rouage sociétal. Cela paraît certes n’être qu’un grain de sable, mais il est important.
Qu’il s’agisse d’organisation, de viabilité, de terrains d’expérimentation et d’innovation, ou d’investissement, il en va, aujourd’hui, de la responsabilité des EHPAD de se montrer sous un jour prospectif. Soulignons que c’est grâce à l’argent public que ces établissements trouvent une partie de leur équilibre financier et c’est en retour de ce financement que l’on est en droit d’attendre d’eux des comptes, mais surtout une participation aux débats publics. Certains d’entre eux, y contribuent déjà activement, partagent leurs expériences, s’associent avec les acteurs du terrain et de la recherche, sollicitent les agences régionales de santé et renseignent les pouvoirs publics sur les besoins des personnes âgées qu’ils accueillent, les actions qu’ils mènent et sur la viabilité financière des solutions engagées. C’est aussi et surtout de la responsabilité des autorités de tutelle d’être les porte-paroles des initiatives locales auprès des instances nationales.
Work in progress
Les réponses ne résident plus dans une réflexion en silo se limitant au renforcement des contrôles, même s’ils sont nécessaires, sans tenir compte des caractéristiques notamment de fragilité, parfois extrême, et des besoins de lien social et de soins du public accueilli et des différents paramètres qui constituent un EHPAD (cadre architectural, professionnels, cadre organisationnel) :
– la carence de la formation initiale et continue des professionnels réside moins dans la technique de soins que dans la manière d’aborder les personnes âgées ;
– l’organisation des établissements dont une médicalisation en réponse aux profils des résidents accueillis laisse trop peu de place à celle de l’accompagnement. Elle doit faire émerger un équilibre entre professionnels médicaux et sociaux s’inspirant du secteur du handicap ;
– les interventions non médicamenteuses, dont l’efficacité et l’efficience ne sont plus à démontrer, devront trouver leur place dans l’accompagnement des personnes atteintes de troubles cognitifs liés au vieillissement ;
– les ressources humaines dont Luc Broussy faisait mention dans un édito cinglant, qui ne sont toujours pas à la hauteur des valeurs promises par le rapport El Khomri sur l’attractivité des métiers du grand-âge de 2019. Cela implique de redéfinir un ratio minimal opposable et humainement acceptable de personnels pour éviter les dérives ;
– le cadre architectural qu’on ne devrait pas limiter à une simple réflexion sur la surface habitable car la qualité d’usage doit être au service d’une humanisation du cadre de vie et d’un support de l’accompagnement ;
– le financement qui devrait rappeler que l’argent public versé par les autorités de tutelle devient un gage de responsabilité de ceux qui le gèrent ;
– l’acculturation de la société civile qui, envahie par ce sentiment indicible face à la réalité du vieillissement, n’est pas armée pour affronter la maladie, le vieillissement pathologique ou la fin de vie ;
– la valorisation de l’ensemble de la filière gériatrique nécessaire pour les professionnels dont la parole est trop souvent oubliée, en assumant le principe de subsidiarité et de démocratie sanitaire ;
– la répartition des moyens et des services doit être homogène et équitable sur le territoire national, allant au-delà d’un simple financement dont le montant se fonde sur une catégorisation administrative ;
– la réflexion éthique, relevée par le Rapport Gzil en 2021 doit être au cœur de l’accompagnement. La pandémie a permis, par une consultation à laquelle les professionnels des EHPAD ont été associés, de tirer et de diffuser largement certaines leçons éthiques qui n’attendent qu’à être appliquées pour le futur.
Mais alors, faut-il en finir avec les EHPAD ?
« L’EHPAD de demain » devient LE sujet politique de ces dernières années. Les pouvoirs publics avec la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) se sont d’ailleurs engagés à réfléchir à sa réforme par l’intermédiaire du laboratoire des solutions de demain dont l’objectif est d’inciter à l’innovation.
Plutôt que de repenser un dispositif d’hébergement contraint tel que l’EHPAD, c’est bel et bien dans une modélisation d’une démarche de conception participative qu’il faut imaginer les solutions. N’est-il pas de la responsabilité d’une société entière de s’engager face à ses vieux malades (Alzheimer, Parkinson, personnes handicapées vieillissantes, grande dépendance) ? De se soucier du pouvoir d’agir qu’on octroie aux « vieux » en tant que citoyens à part entière, tant dans les décisions qui leur incombent concernant leur accompagnement, que dans les choix qu’on leur laisse au quotidien ? De faire du terrain le terreau fertile de l’innovation, puisqu’il correspond aux compétences de l’entité la plus proche de l’action menée, des besoins des personnes et de la culture locale ?
Enfin, il faudra avoir le courage d’adopter la réforme du grand-âge, qui peine à voir le jour depuis quatre gouvernements successifs. Nonobstant, elle devra répondre à la question qui persiste tout au long de ce raisonnement et dont on ne peut pas se faire l’économie pour répondre aux précédentes : que fait-on de nos vieux ?