Qui se cache derrière QAnon
Il y a quelques semaines, le New York Times[1] nous faisait l’honneur de publier le résultat d’études menées d’un côté par une startup suisse, Orphanalytics, de l’autre par Jean-Baptiste Camps et moi-même. La mission que le journal nous avait assignée ? Identifier, grâce à l’analyse des propriétés linguistiques de leurs textes, le ou les auteurs potentiels des textes de Q, l’énigmatique leader de la mouvance conspirationniste QAnon.
Menaces terroristes intérieures selon le FBI[2], dangers pour leurs proches selon des spécialistes[3], les sympathisants les plus radicaux de QAnon ont été impliqués dans différents incidents violents aux États-Unis[4]. Présents en masse lors de l’envahissement du Capitole à Washington le 6 janvier 2021, les adeptes de ce mouvement croient lutter contre un État profond de pédophiles satanistes et cannibales, dont feraient partie Hillary Clinton ou George W. Bush. Figure tutélaire du mouvement, l’ancien président Donald Trump serait en mission secrète pour révéler tous ces crimes. Selon certains adeptes, Q ne serait d’ailleurs qu’un pseudonyme de Trump en personne, ou celui d’un de ses proches.
Plusieurs enquêtes journalistiques faisaient pencher la balance vers des noms bien moins célèbres. En 2018, deux journalistes de la chaîne américaine NBC identifient comme suspects potentiels[5] des militants d’extrême droite américains ou sud-africains. La série documentaire Q : Into the Storm[6] de HBO suivait quant à elle la piste des Watkins père et fils, respectivement propriétaire et administrateur de la plateforme en ligne 8chan sur laquelle Q a régulièrement posté.
Qui donc est le bon Q ? Un proche de l’ancien président ? Un anonyme ? Et si c’est un anonyme, à quoi bon savoir lequel précisément ? La réponse aurait pu être sans intérêt. Dans certains cas, nous aurions choisi de ne pas la divulguer, et de simplement déclarer qu’il s’agissait d’un anonyme. Mais le candidat le plus probable d’après nos calculs n’était pas un anonyme sans histoire.
Fervent défenseur de la thèse du « vol » de l’élection par Joe Biden, cité au tribunal comme expert des machines à voter par les avocats de Trump, il est un des principaux artisans du mouvement visant à renverser les résultats de l’élection présidentielle de 2020. Les thèses qu’il a propagées sur de prétendues machines truquées par la société Dominion se diffusent aujourd’hui chez les sympathisants de l’extrême droite française, prête à importer les mêmes arguments pour contester l’élection à venir. Devenu célèbre depuis, ce potentiel co-auteur des textes de Q brigue aujourd’hui rien de moins qu’un mandat au congrès des États-Unis.
Q are you ?
Not once, no where, was I involved with Q. The lies; deceit; and hate they sow for us, In spite of their attacks on our spirit, This sonnet wrote in style of old is clear; [Sonnet bancal: RW] |
En nul temps ou lieu je n’ai connu Q. Mensonges, tromperie, haine pour nous, Fi des attaques contre notre esprit, Comme antan en sonnet j’ai pu écrire ; [Traduction très bancale : FC] |
Vous en serez sûrement surpris, mais ces pentamètres iambiques ne sont pas de la main du barde de Stratford. Intitulée « I am not Shakespeare », l’œuvre en question[7] a jailli de l’esprit de Ron Watkins, l’un des suspects suivis dans le reportage d’HBO. Si vous ne le connaissez pas encore, vous connaissez sans doute quelques-unes de ses œuvres. Avec son père Jim Watkins, il a pris les rênes de 8chan, une plateforme promettant anonymat et libre parole absolue aux internautes. Les communautés les plus sombres du web anglo-saxon l’ont vite investi. Outre des contenus pédophiles ou néo-nazis, on y croise les auteurs de fusillades aussi tristement célèbres que celles de Christchurch, qui y ont postés les vidéos de leurs massacres.
Pourquoi donc ce champion des forums les plus violents de l’internet américain écrit-il des sonnets ? Et pour qui ? La réponse à la deuxième question me fait rougir : oui, on m’écrit des poèmes, et parmi les leftist sheeps (je rougis derechef) se trouve votre serviteur. La première question appelle plus de détails : ce que Watkins veut prouver, c’est qu’on ne peut pas reconnaître quelqu’un à la manière dont il écrit. Sur ce point comme sur d’autres, nous sommes en désaccord.
Affaires de style
Il y a en effet bien plus d’information dans un texte que le message qu’il véhicule. Sans en être conscient, chacun d’entre nous utilise la langue d’une manière qui lui est propre, et qui constitue en quelque sorte une signature. Parmi l’immense variété des mots à notre disposition, nous ne sélectionnons qu’une petite partie, que nous utilisons dans des proportions spécifiques. Les mots-outils, ces mots vides de sens que nous utilisons sans cesse et sans y penser, tels que « de », « ou », « or » etc., sont notamment des traces intéressantes à observer, car leur usage ne change que très peu selon le sujet dont nous parlons. Mais bien au-delà, notre syntaxe, notre manière d’enchaîner les mots, la longueur de nos phrases, la richesse de notre vocabulaire, sont une série d’indices extrêmement révélateurs de l’auteur d’un texte.
Aussi étrange qu’il puisse paraître, ce phénomène nous est familier. Nous reconnaissons une phrase qui « sonne mal » dans la bouche de quelqu’un. Telle tournure paraît apprise, écrite par un autre. Linguistes et spécialistes de littérature ont systématisé le processus, et vite repéré des traits de caractère spécifiques à des auteurs, à des époques, à des régions.
Prenons le cas du merveilleux poème cité plus haut. Pourrait-il passer pour du Shakespeare ? Honnêtement, non, nous sommes d’accord. Mais feignons d’y croire un instant. Un spécialiste de théâtre élisabéthain remarquerait quelques incongruités. L’orthographe tout d’abord. Si Shakespeare pouvait écrire « does », il utilisait assez volontiers « doth ». La structure des phrases ensuite. Chez Watkins, les vers se terminent toujours avec une pause dans le discours – une virgule, un point, etc. Shakespeare pouvait bien sûr écrire de même. Mais il aimait à briser cette régularité, ses phrases semblant se jouer du vers, enjambant de l’un à l’autre, ou s’arrêtant sans prévenir au beau milieu :
Their virtues else – be they as pure as grace,
As infinite as man may undergo –
Shall in the general censure take corruption
From that particular fault: the dram of eale
Doth all the noble substance of a doubt
To his own scandal.
Hamlet, acte I, scène IV
Quand on veut généraliser ce genre de raisonnement, on calcule. C’est ce qu’on appelle la « stylométrie ». Née au XIXe siècle, cette discipline hybride entre linguistique et statistique a progressé au fur et à mesure que les capacités de calcul s’étendaient. Elle est notamment popularisée dès les années 1960, lorsque Frederick Mosteller, un des fondateurs du département de statistique d’Harvard, et David Wallace, de l’université de Chicago, annoncent avoir découvert les auteurs des Federalist Papers, une série d’articles anonymes promouvant la future Constitution des États-Unis. Ces textes sont cruciaux pour les historiens bien sûr, mais aussi pour les juristes, qui peuvent y lire l’interprétation que les pères fondateurs de la nation faisaient de la Constitution. La nouvelle fait grand bruit, et est d’ailleurs reprise, déjà à l’époque, par le New York Times.
Les applications se multiplient dans les décennies qui suivent. On réfute quelques rumeurs, comme celles selon lesquelles Shakespeare[8] ou Molière[9] n’auraient pas écrit leurs textes. On revient sur des points d’histoire et de littérature, sur des textes allant de Jules César[10] à Joseph Conrad[11]. Elle s’invite également dans les tribunaux, aux États-Unis tout d’abord, et bientôt en France dans le cadre de l’affaire Grégory[12]. La discipline peut parfois devenir plus intrusive, en révélant notamment que J. K. Rowling se cachait également derrière un autre pseudonyme[13], ou en identifiant l’auteur des romans d’Elena Ferrante[14].
Nous nous serions mal vus, Jean-Baptiste et moi, de révéler le nom d’écrivains choisissant le pseudonymat pour des raisons qui les regardent entièrement. Nous avons d’ailleurs refusé certains sujets d’étude qui nous auraient paru moralement discutables, et nous sommes ouverts ailleurs sur nos craintes concernant les usages potentiels de ce type de technique[15]. Dans le contexte de Q, était-il plus éthique d’avoir le résultat à portée de main et ne rien faire, ou d’enquêter – quitte à ne pas divulguer les noms au final ? Vous aurez compris quel fut notre choix.
Retrouver les textes des différents suspects, souvent effacés des réseaux sociaux pour violation des codes de conduite, fut une tâche ardue. Une fois cela fait, nous avons entraîné une intelligence artificielle à reconnaître le style de chacun de nos candidats, célébrités du clan Trump ou militants identifiés par les précédentes enquêtes. Après entraînement, elle prédisait la bonne réponse dans 98 % des cas. Si le véritable auteur de Q était bien dans notre liste, les résultats étaient très clairs : quelques passages des débuts de Q ressemblent au style d’un complotiste sud-africain. Mais après quelques mois, c’est bien Ron Watkins qui devient le meilleur candidat. Avec une autre méthode, Orphanalytics parvenait au même résultat.
Rage against the machine
Depuis les heures de gloire de Q, Ron est devenu une célébrité dans l’alt-right américaine. Sur Gab, un réseau social texan prisé de ces groupes, Watkins fédère près d’un demi-million d’abonnés. Après l’élection de Biden en novembre 2020, Watkins démissionne de 8chan (renommé 8kun) et se consacre à tenter de renverser ses résultats.
Une erreur humaine dans un comté Républicain avait fait passer 6 000 voix de Trump à Biden. Une erreur vite corrigée, mais qui donna lieu à un autre narratif. L’expertise de ces machines par une obscure officine, diligentée en jet par l’homme d’affaire libertarien Patrick Byrne, révèlerait que les machines Dominion truquerait les résultats pour Biden. Watkins s’engouffre dans la brèche, et devient dès le 11 novembre 2020 un des plus fervents promoteurs de cette thèse[16]. Il partage son « expertise » des machines et de leur manuel d’utilisation sur les réseaux sociaux, des messages relayés par toute l’alt-right. C’est d’ailleurs en qualité d’expert que Sidney Powell, l’avocate de Donald Trump, l’invite à la barre pour contester l’élection au tribunal[17].
Watkins profite aujourd’hui de sa notoriété numérique pour briguer une place au congrès des États-Unis, dans l’État de l’Arizona. Le choix de l’Arizona n’est pas un hasard. Ron Watkins n’y a que peu d’attaches. Mais pour les Américains, l’Arizona, c’est le symbole de cette affaire de fraude au scrutin. C’est là que le général Michael Flynn, éphémère conseiller militaire de Trump, a financé le recomptage des voix du comté de Maricopa, pour tenter de prouver – sans succès – que les machines leur avaient volé l’élection[18]. L’adresse de résidence que Watkins déclare aux autorités pour se présenter est révélatrice : il serait hébergé chez le couple Harris, connu pour avoir produit un « rapport » soutenant sans fondement que des dizaines de milliers de voix pour Trump avaient été perdues dans le comté[19].
Aujourd’hui, les théories sur Dominion et le trucage des élections ressurgissent dans d’autres pays, la France en tête. Sur les réseaux sociaux, de nombreux comptes affichant leur soutien aux Patriotes, ou arborant le Z d’Éric Zemmour, propagent avec succès l’idée que le gouvernement français préparerait un trucage du résultat des élections, à l’aide de systèmes Dominion commandés spécialement pour agréger les résultats des différentes communes[20]. Le gouvernement français et Dominion ont dû se fendre de communiqués pour démentir tout contrat les unissant[21]. Mais leurs déclarations altèrent à peine la rumeur.
À l’appel de l’association « Bon Sens » créée par Martine Wonner, députée du groupe « Liberté et Territoires », des initiatives de « comptage citoyen » pour vérifier l’intégrité du scrutin se préparent. Un site y est dédié, et l’annonce relayée sur le site France Soir[22] comme aux dizaines de milliers de personnes qui suivent l’association. Doit-on s’attendre aux mêmes récits de fraude qu’aux États-Unis ?
NDLR : Florian Cafiero a récemment publié avec Jean-Baptiste Camps Affaires de style : du cas Molière à l’affaire Grégory, la stylométrie mène l’enquête aux éditions Le Robert