Démocratisation et diversité : quelle politique culturelle pour « le monde d’après » ?
En ce début 2022, le secteur culturel, et plus particulièrement le domaine des arts vivants, dont l’activité peine à retrouver son niveau habituel après presque deux ans de quasi-mise à l’arrêt, est régulièrement sommé de réinventer sa relation à des publics qui tardent à retrouver le chemin des musées, des salles de cinéma et des salles de spectacles.
Les défis du monde « d’après » ne sont pourtant, tout compte fait, pas très différents de ceux du monde « d’avant ». Avant comme après la pandémie, une grande partie de la population française demeure très éloignée d’une offre culturelle, en particulier de celle des théâtres, musées, et salles de concert, qui se situe au cœur des politiques publiques de la culture et à laquelle les catégories supérieures urbaines diplômées continuent en revanche d’entretenir un rapport privilégié.
Dans le monde d’avant comme dans le monde d’après, la question prioritaire est moins celle du retour des publics d’hier que celle de la conquête des publics de demain. La succession des enquêtes sur les pratiques culturelles des français publiées à intervalle régulier depuis le début des années 1970 dresse à cet égard un constat sans appel : dans le domaine culturel, la tendance dominante est à l’inertie des écarts, entre diplômés et non-diplômés, entre classes supérieures et classes populaires, entre urbains et ruraux. Sous ce dernier rapport, la politique publique d’aménagement culturel du territoire, initiée dans les années 1960 et relayée par l’action des collectivités territoriales dans le cadre des lois de décentralisation du début des années 1980, a substantiellement réduit la dimension géographique des inégalités d’accès à la culture, mais celle-ci demeure néanmoins prononcée[1].
Culture de masse et numérisation
L’essor des industries de la culture et des médias a de longue date considérablement accru l’accès offert aux œuvres du patrimoine et de la création littéraire, musicale, cinématographique et audiovisuelle, et ces possibilités de dissémination sont encore amplifiées aujourd’hui par le développement des technologies numériques, qui affecte désormais aussi pour partie les domaines des arts vivants ou des musées.
De fait, la dématérialisation croissante des œuvres et le découplage progressif des contenus et des supports alimentent une transformation en profondeur de l’économie de la culture qui, parce qu’elle tend à transformer les biens culturels en biens « non-rivaux » – c’est-à-dire en biens dont la consommation par un individu n’a pas d’effet sur la quantité disponible de ce bien pour les autres individus, ce qui est typiquement le cas des biens rendus reproductibles ou quasi-reproductibles à l’infini par la numérisation –, ouvre aux politiques culturelles des perspectives sans doute encore insuffisamment exploitées. Les inégalités culturelles ne sont cependant que très partiellement liées à la dimension matérielle des restrictions d’accès.
La démocratisation de la culture en question
Si l’objectif de démocratisation continue de surplomber l’horizon des politiques culturelles, la stabilité d’ensemble des inégalités sociales d’accès à la culture interroge la pertinence et la pérennité d’un modèle de politique culturelle principalement dédié au financement public de répertoires et d’institutions culturelles fréquentées, de fait, en priorité par des populations culturellement et socialement favorisées.
Le procès intenté sur cette base aux effets partiellement anti-redistributifs des politiques publiques de la culture est pourtant assez discutable, pour peu que l’on admette qu’aussi louable soit-il, l’objectif de démocratisation ne constitue pas nécessairement le principe exclusif de l’action publique en la matière, qui consiste aussi à assurer la conservation et l’archivage des œuvres du patrimoine ou encore l’aide à l’innovation et à la création dans des domaines émergents ou minoritaires.
Les politiques de démocratisation culturelle souffrent en réalité de deux autres fragilités qui en menacent plus profondément la pérennité.
La première de ces fragilités tient à l’avenir désormais incertain du public jadis considéré comme relativement « captif » de certaines institutions et de certaines pratiques. Prenons-en deux exemples.
Dans le domaine des arts vivants, l’évolution de la fréquentation des concerts de musique classique présente ainsi, en France comme dans la plupart des pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, des caractéristiques préoccupantes pour l‘avenir de ce segment de la vie culturelle, qui tiennent principalement à l’élévation de l’âge médian des spectateurs et auditeurs des concerts[2]. Cette évolution menace très fortement le renouvellement de ce public, y compris dans les catégories socialement et culturellement privilégiées qui en constituaient traditionnellement la principale composante et au sein desquelles cette pratique tend aujourd’hui à devenir de plus en plus minoritaire.
Cette incertitude générationnelle se manifeste aussi en matière de lecture. Ici encore, les séries statistiques fournies par les enquêtes sur les pratiques culturelles du ministère de la Culture sont sans appel : d’une génération à la suivante, la lecture recule dans toutes les catégories sociales, à tous les niveaux de diplôme, et le recul est même plus prononcé dans les catégories qui étaient traditionnellement les plus lectrices. Si les cadres supérieurs et les diplômés de l’Université demeurent nettement plus lecteurs que les ouvriers et les non-diplômés, l’écart entre les uns et les autres se réduit.
Cet effritement des publics captifs de certains des territoires réservés de la culture savante et des arts vivants donne du reste lieu à de sérieux malentendus lorsqu’on en vient à interpréter cette désaffection des happy few de la culture cultivée comme la manifestation improbable d’une certaine forme de démocratisation culturelle : en délaissant les pratiques les plus distinctives, les « dominants » ne réduisent-ils pas paradoxalement la distance culturelle qui les sépare des « dominés », qui demeurent pourtant tout aussi exclus que par le passé de ces mêmes pratiques ?
Le goût de l’altérité et l’extension du domaine de la distinction culturelle
Ce malentendu est encore accentué s’agissant de la seconde fragilité fondamentale de la doctrine traditionnelle des politiques de démocratisation culturelle.
Le recul de certaines des pratiques culturelles les plus légitimes est en effet aussi, pour partie, le corollaire de la montée en puissance de pratiques émergentes qui entrent très banalement en concurrence avec des pratiques plus solidement ancrées dans l’agenda des loisirs et du temps libre.
La démultiplication des canaux de l’offre de la culture, elle aussi amplifiée par le développement des technologies de l’information et du numérique, réduit inévitablement le temps unitaire dédié à la variété des pratiques accessibles. La diversification des pratiques aboutit de ce fait à une transformation des habitudes culturelles et à l’apparition d’une norme alternative de légitimité culturelle au sein des classes supérieures urbaines et diplômées, davantage associée à la diversité culturelle qu’à l’intensité de la fréquentation du monde des arts et de la culture savante.
Cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus large d’ouverture à l’altérité culturelle, de cosmopolitisme des goûts et des attitudes qui se manifeste aussi sur le terrain des attitudes morales et politique : libéralisme des mœurs, multiculturalisme, bienveillance à l’égard des minorités ethniques ou sexuelles, etc.
Cette norme émergente d’éclectisme culturel qui a donné lieu à de nombreux travaux et commentaires en France et dans le monde depuis le début des années 1990[3], n’en est pas moins, elle aussi, lourde d’ambiguïtés. Le mélange des genres et l’abaissement de la frontière entre répertoires savants et populaires, qui semblent constituer désormais la quintessence de la distinction culturelle, déplacent davantage qu’ils n’abolissent les frontières symboliques qui traversent la société française.
L’éclectisme culturel des élites « omnivores », pour reprendre le terme popularisé par le sociologue américain Richard Peterson, opère de manière parfaitement asymétrique par l’exploration, depuis les classes supérieures cultivées, de l’univers de la culture de masse et de la culture populaire, et non par un accès élargi des classes populaires à la culture savante. L’emprunt cultivé aux répertoires populaires s’effectue du reste de manière assez sélective, au prix d’une hiérarchisation des œuvres et des contenus qui projette sur ces répertoires des catégories de classement importées du monde de la culture savante (le « bon » rap, « authentique » ou « littéraire » vs. le « mauvais » rap commercial et « vulgaire »).
Politique de l’offre, politique de la demande
La fragilisation, chez les privilégiés de la culture eux-mêmes, de domaines auxquels les politiques culturelles consacrent l’essentiel de leurs moyens et la diversification des goûts et des pratiques bien au-delà des frontières de l’univers de la culture savante précipitent en retour l’usure du modèle français de politique de démocratisation culturelle qui paraît de moins en moins en phase avec cette mutation des formes contemporaines de l’inégalité culturelle.
De fait, un changement de doctrine s’est progressivement opéré depuis le début des années 1980, en étendant le champ d’intervention de l’action et du financement publics au-delà des frontières de la culture savante, dans des domaines tels que le cinéma, le jazz, la bande dessinée, le rock, la chanson, la mode, etc. Cette inflexion a parfois été critiquée par les tenants d’une focalisation de l’action publique sur la diffusion au plus grand nombre du patrimoine des arts savants et l’appui apporté aux créateurs œuvrant dans les domaines les plus légitimes.
La mise en place en 2020 du Pass Culture à destination des jeunes de 18 ans, sur le modèle de dispositifs similaires déjà expérimentés dans d’autres pays, signe une rupture beaucoup plus radicale. Cette mesure, souvent présentée comme emblématique de la politique culturelle du quinquennat Macron, entend répondre à l’aporie des politiques de démocratisation de la culture en inversant la logique jusqu’ici dominante de financement de l’offre au profit d’une logique de solvabilisation de la demande.
La philosophie sous-jacente à cette mesure, qui pointe à juste titre l’importance parfois sous-estimée de la dimension proprement économique des barrières d’accès à la culture, tourne néanmoins le dos à l’ambition de former les publics, en particulier les jeunes publics, aux répertoires les moins immédiatement mis en avant par les industries de la culture de masse et du divertissement.
Au-delà de la controverse sur les possibles effets d’aubaine d’une telle mesure, susceptible de doper la demande adressée aux géants du numérique et de l’Internet, les résistances qui ont accompagné la mise en œuvre du Pass Culture éclairent la voie étroite qui s’offre à la régénération des politiques de démocratisation de la culture.
D’un côté, la reconduction des dispositifs existants, d’autant plus que ceux-ci portent prioritairement sur des domaines en recul au sein même des catégories qui en étaient par le passé les plus proches, s’expose à un procès en élitisme auquel le renforcement des moyens accordés n’apporte pas une réponse pleinement convaincante, dès lors que le soutien de l’offre n’a jamais, jusqu’ici, apporté la preuve de sa capacité à combler à lui seul la distance à l’égard des publics qui en étaient les plus éloignés.
D’un autre, il paraît bien difficile de fonder l’action publique en matière culturelle sur le soutien indifférencié à la demande sans s’exposer à la condamnation symétrique d’une forme de populisme qui, au nom de la liberté donnée à chacun de se tourner vers les domaines de son choix – ce fut un temps l’objectif avancé par le dernier ministre de la Culture du Président Sarkozy, à travers la thématique de la « culture pour tous et pour chacun » – encourt le risque d’une forme de ségrégation culturelle en abandonnant définitivement l’ambition de démocratisation des mondes réservés de la culture de l’élite. On rappellera à ce sujet la critique qu’adressait Pierre Bourdieu à la fin des années 1990 aux illusions faussement émancipatrices d’un relativisme culturel oublieux de ce que le monde social, qui ne rétribue pas de manière égale l’ensemble des répertoires culturels, n’est pas relativiste, condamnant de fait les exclus de la culture dominante à l’enfermement dans des répertoires subalternes[4].
Une pédagogie de la réciprocité culturelle en chantier
Dans ce contexte, on ne saurait renouer avec le potentiel émancipateur des politiques culturelles sans assumer la dimension éducative avec laquelle la doctrine héritée de Malraux entendait précisément rompre en affranchissant la Culture de la tutelle de l’Éducation Nationale et des mouvements d’éducation populaire.
Le consensus aujourd’hui retrouvé au sujet de la centralité du rôle de l’école, à travers la promotion des enseignements artistiques et culturels, qui figure parmi les priorités des politiques éducatives, inscrite comme telle dans le code de l’Éducation depuis 2013[5] et assortie depuis 2005 d’un Haut conseil de l’éducation artistique et culturelle (HCEAC), ouvre de ce point de vue des perspectives qui ne sauraient cependant reproduire à l’identique la verticalité du modèle de la transmission scolaire.
La mutation des pratiques, le brouillage (relatif) des frontières entre culture savante et culture populaire et la valorisation de l’ouverture à la diversité appellent un souci de la réciprocité des échanges qui distingue fondamentalement la transmission culturelle de l’inculcation scolaire, mais aussi de cette forme de condescendance bienveillante qui accompagne parfois l’emprunt ostentatoire à des esthétiques, des répertoires ou des traditions extérieurs au champ des arts savants.
On conçoit de ce fait la complexité des dispositifs de politique culturelle fondés sur de telles prémisses. En la matière, la démarche de certains créateurs contemporains illustre la voie qui s’ouvre à une refonte de la doctrine de la démocratisation fondée sur cette éthique de la réciprocité.
On peut à ce titre évoquer la démonstration concrète offerte par la mise en scène des Indes Galantes proposée en 2019 à l’Opéra National de Paris par le vidéaste et plasticien Clément Cogitore. Cette très ambitieuse relecture de l’œuvre de Rameau, auquel le documentariste Philippe Béziat a consacré un film sorti en 2021, s’appuie précisément sur la rencontre d’une partition du XVIIIe siècle et d’une scénographie issue de la street culture du XXIe siècle, d’un chef argentin – Leonardo García Alarcón – spécialiste du répertoire baroque et d’une chorégraphe – Bintou Dembélé – dédiée aux danses urbaines issues des continents américain et européen et traversées de réminiscences africaines. L’exemplarité de la démarche entreprise tient en grande partie à cette éthique en actes de la réciprocité qui jaillit dans certaines séquences emblématiques du film de Béziat, dans la rencontre entre des univers culturels qui, l’espace d’une création singulière, opèrent en quelque sorte sur un pied d’égalité sur le plateau d’une des institutions culturelles pourtant les plus fermées et les plus élitistes de France.
La singularité de l’entreprise mais aussi la pusillanimité parfois manifestée en 2019 à son égard dans les rangs de la critique spécialisée et dans certaines fractions des publics habituels de l’institution dit assez la difficulté d’une démarche pourtant emblématique des défis de la recomposition de la doctrine traditionnelle de la démocratisation culturelle lorsque ce qui est en jeu n’est plus la transmission des répertoires consacrés de la culture savante occidentale mais la diffusion des instruments d’une expérience émancipatrice de la diversité culturelle.
Cet article a été publié pour la première fois le 14 janvier 2022 dans le quotidien AOC.