Ce dont la santé publique a besoin
Dans un article paru dans le quotidien AOC au début de l’été (le 28 juin dernier) – « La santé publique a-t-elle besoin de telles sciences sociales ? » – cinq auteurs éreintaient par le menu le Tract Santé publique année zéro[1] ; éreintement auquel les trois auteurs du présent papier (dont le troisième contribua au Tract De la démocratie en Pandémie[2] et en publia un sur l’hôpital[3]) souhaitent apporter réplique, ne serait-ce que pour faire vivre les idées.
Qualifiant d’emblée de « pamphlet » ce Tract, il convient tout d’abord de préciser que de pamphlet, aucun. Tout au contraire si l’on s’en tient à la définition du mot, cet essai d’une soixantaine de pages n’est précisément ni court, ni satirique et ni violent – même si un texte raisonné peut paraître brutal aux yeux de celui qui s’y perçoit pointé.
Qualifier de « violente » et « dangereuse » une analyse qui certes ne peut faire plaisir à tout le monde – car elle révèle les faillites (criantes durant la crise) de la politique de santé publique en France – trahit si ce n’est un désir d’en découdre, du moins une gêne sonnant comme l’aveu d’un désarroi, celui que la prise de conscience sait parfois susciter. Un désarroi si grand qu’on leur pardonne d’user de la malhonnêteté qu’ils attribuent aux auteurs de ce Tract quand ils leur prêtent l’usage du terme de « dictature sanitaire » n’y figurant nullement, ou l’implicite constat d’un « totalitarisme sanitaire » (dont il n’est pas plus question dans l’ouvrage incriminé), oubliant qu’entre l’anarchie et le fascisme, nombreux et nuancés sont les niveaux d’autorité que les pouvoirs exercent sur leurs peuples (d’où la difficulté d’arrêter une définition univoque d’un régime démocratique).
Ainsi, là où les analyses développées dans ce Tract sont étayées de solides références, nos détracteurs, eux, ont falsifié leurs citations. Or qui, en sciences précisément, falsifie une citation, se voit frappé d’un rejet pur et simple des revues scientifiques. Usant des mots « simpliste » et « malhonnête » comme on enfile des gants de boxe, ils ont opté pour le poing plutôt que pour la finesse d’esprit, chaque ligne suintant une pénible rancœur les éloignant de la pratique académique, dont acte. Toutefois, à négliger les nuances, on se risque aux outrances qui, toujours, abîment la pensée.
Autre égarement que prétendre d’entrée de jeu que « la santé publique a pourtant assumé, pendant la période épidémique les fonctions qui sont les siennes […] en [préservant les] équilibres de notre société » car c’est en l’occurrence un vaste champ de soins aigus improvisé qui sauva les malades, au détriment d’autres soins soudainement suspendus, déséquilibrant ainsi la situation sanitaire du pays – quel praticien hospitalier ne l’a-t-il pas vécu très concrètement ? Aucun. Le nombre de retards diagnostiques de cancers, de décompensations de pathologies chroniques (psychiatriques incluses) et de décès qui en ont résulté ont déjà fait l’objet d’études épidémiologiques (citées dans le Tract) que les auteurs de cet article ont mis sous le boisseau.
Et puisqu’ils soulignent l’importance du « contexte », parlons-en justement. Dans un système de soins massicoté de jour en jour à grand renfort de réduction de personnel et du nombre de lits, privilégiant le « flux » depuis plus de vingt ans, faire face d’un jour à l’autre à un « stock » de malades – comme les cabinets de conseil se plaisent à désigner les patients « non rentables » – s’avéra un casse-tête. Aggravant ce contexte, la fonte des stocks de masques[4] – le stock, un mot décidément honni – (2,2 milliards en 2009, 1,4 milliards en 2011, 714 millions en 2017, et l’acquisition des masques FFP2 confiée en 2011 aux employeurs évidemment peu sensibles à ces questions), ce désarmement sanitaire, fut actée par Santé publique France au moment de son absorption de l’EPRUS (Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires) en mai 2016.
Or, de ce contexte, aucun des responsables politiques qui en furent les auteurs ne s’en sentit comptable, même si la santé publique s’en trouva bel et bien ruinée. Mieux vaut combler les failles – auxquelles on aura contribué – d’éléments de langage, que de faire un peu d’histoire et en avouer les causes. Qu’on ait voulu, par le confinement, éviter de nombreux décès, très bien. Mais au prix de combien d’autres ? Les auteurs de l’article se seront bien gardés de soulever la question.
Pas étonnant qu’ils affirment que « toute intervention en santé publique a pour effet attendu d’accroitre les inégalités dans la population qu’elle vise », car c’est souvent le cas des mesures fondées sur les principes dont ils se réclament. Cette affirmation est ainsi le reflet de leur ignorance des principes de la santé publique moderne qui conjuguent l’universel et le proportionné, permettant d’être efficace tout en réduisant les inégalités.
Les morts « collatérales » de l’épidémie seront numérisées dans un coin de diapo PowerPoint. C’est regrettable.
D’ailleurs, c’est en se basant sur de tels principes que tous les pays voisins sans exception ont obtenu une meilleure couverture vaccinale que la France des personnes en ayant le plus besoin, comme souligné dans le Tract. Ils évoquent à l’appui de ces principes d’autres chiffres, ceux de la surveillance des données, « open data » dont nous fûmes inondés. Grave erreur là encore que de penser que la santé publique assume ses fonctions en produisant données, modélisations, enquêtes, etc. Ce dont la santé publique a besoin c’est d’être, comme tous les autres champs de la médecine, une discipline qui vit d’actes préventifs et curatifs, et qui ne soit pas là pour contempler les morts. Et puis, se réfugier derrière des murs de chiffres surexposant l’implacable vérité statistique masque la réalité humaine.
Mais de l’humain dans leur diatribe, peu. Comprenons-les, on ne peut à la fois relayer les slogans du gouvernement (« le pass sanitaire a été un véritable booster de la vaccination »), bref se faire la voix de son maître, et admettre que la France eut la plus mauvaise couverture vaccinale d’Europe des gens les plus âgés. Ceux-là mêmes qui, cachés derrière des mots nappés de bienveillance à peu de frais comme ils le sont derrière les murs de leurs EHPAD à grand frais, seront morts de ne pas avoir vu leurs enfants ; ou qui, se retrouvant d’un coup aussi seuls qu’en quartier de haute sécurité, se seraient bien foutus parfois de mourir du Covid pourvu qu’on les ait embrassés. Mais ça, les chiffres ne le diront jamais, nos détracteurs non plus, qui regarderont le nombre de suicides des jeunes, isolés dans leurs logements de la taille d’une taule, sans se poser de questions.
Ces morts « collatérales » seront numérisées dans un coin de diapo PowerPoint brillamment exposé par un type en costume McKinsey. C’est regrettable. À l’hôpital, tout évènement inattendu et malheureux (qui peut être un décès, un seul) impose une revue dite de morbi-mortalité requérant la présence de l’ensemble des acteurs concernés. À défaut d’instaurer une telle analyse rétrospective, nos détracteurs seraient bien avisés d’en faire au moins une expérience de pensée, afin d’effleurer un concept que la médecine enseigne : efficacité et totale innocuité sont inconciliables, il suffit de l’admettre pour penser son métier. Le retour sur images a toujours la vertu de stimuler l’autocritique et d’attiser l’humilité.
Ce serait pour eux l’occasion de réviser leur assertion selon laquelle « des dizaines de milliers de dispositifs “d’aller-vers” les populations les plus précaires […] ont été déployées » alors que ces dispositifs ont été inventés par des acteurs de terrain, sans l’aide et parfois même contre les pouvoirs publics. Ont-ils, et à titre d’exemple, jugé intelligent de refuser l’accès aux hôpitaux aux patients qui venaient consulter sans un « pass sanitaire » (règle qui ne fut levée que le 30 juin dernier), mesure « booster » (pour reprendre leur vocable) à laquelle dérogèrent d’innombrables médecins pour convaincre les rétifs de se faire vacciner plutôt que les « emmerder », souvent avec succès.
Gageons que le nombre de vaccinés ainsi gagné ne figurera jamais dans aucune statistique. Le concepteur d’une politique dort toujours mieux en s’en attribuant les succès, tout en laissant de préférence les échecs aux acteurs – des hauts gradés le firent en temps de guerre.
Mais il y a plus grave. Comme l’écrit Fabrice Humbert[5], « l’excès s’est emparé de la pensée, ce qui lui assure la fausseté et l’erreur [et se nourrit] de sa propre ivresse ». Cet excès qui n’est pas toujours si grave en politique politicienne (c’en est un peu le jeu) l’est beaucoup plus dans le champ académique, champ dont la force repose sur des assertions fondées, argumentées et documentées auxquelles répondent des assertions contradictoires de même niveau qui ne déforment pas l’objet de leurs critiques. Tout le plaisir intellectuel de lire de telles disputations résulte d’ailleurs de cette honnêteté réciproque. Ainsi, traduire l’équité et la justesse prônées par ce Tract (en proportionnant les actes de santé publique aux besoins de chacun) en « mesures discriminatoires », c’est tuer ni plus ni moins le champ académique, fondre la science dans le bouillon polémique et abdiquer devant CNews.
Au fond, cet article est moins à lire pour ce qu’il crée de fausses nouvelles et de vérités alternatives que pour ce qu’il révèle de l’épuisement de la pensée dans le débat public. Même si notre plaisir intellectuel en pâtit et la démocratie en souffre, à une époque où l’expertise s’est substituée à l’expérience, l’argutie à l’argument et l’invective à l’éloquence, c’est un symptôme et il est instructif.
Enfin, il faut bien ajouter ce détail : en « sciences » (puisque ce mot figure en titre de leur article), la validité d’une publication souffre des conflits d’intérêt de ses auteurs. Impliqués dans la gestion gouvernementale de la crise, quatre d’entre eux partagèrent sans retenue le privilège des grands de voir les catastrophes d’une terrasse[6]. Daniel Benamouzig est membre du Conseil scientifique Covid présidé par Jean-François Delfraissy, François Bourdillon fut directeur de Santé Publique France de 2016 à 2019, Mélanie Heard et Florence Jusot sont membres du Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale contre le Covid-19, lui-même présidé par Alain Fischer. Tous satellites de Jupiter. Frédéric Sawicki, lui, n’est pas chercheur en santé. Aussi ne saurions-nous ranger leur article dans le champ scientifique sans trembler de scrupules. Sur l’étagère pamphlets, plutôt.