Savoirs

Les images et l’histoire culturelle

Historien

Quatrième acte, dans les colonnes d’AOC, de l’important débat entre Georges Didi-Huberman et Enzo Traverso. À l’éloge du geste de révolte, l’historien oppose cette fois la nécessité de penser l’image en fonction de son contenu premier, qui ne peut être oublié à la faveur d’autres formes de contextualisation, si importantes soient-elles. Car, soutient-il, sans la vérité des faits, tout est possible – faire passer une image issue d’un pogrome anticatholique pour un acte d’émancipation, par exemple – et par la même, plus rien n’est possible – ni l’histoire, ni le combat politique pour l’émancipation.

Cher Georges Didi-Huberman,

Vous avez réagi à ma réponse avec un nouveau texte, dont je vous remercie. Notre débat, je partage votre avis, révèle plus qu’un « conflit de sensibilités », car vous en avez étendu le domaine. Il s’agissait d’abord d’une différence de vues concernant votre exposition ; il est question maintenant d’un clivage plus profond qui touche à nos conceptions et nos pratiques de l’histoire culturelle. Comme vous soulignez, « tout est parti d’une image, d’une seule image », dont la présence dans votre exposition intitulée Soulèvements m’avait surpris, voire choqué.

publicité

J’ai écrit dans mon dernier livre que son inclusion dans une galerie des gestes émancipateurs était abusive et trompeuse, une erreur – un « égarement », comme je précisais dans ma réponse à votre première lettre ouverte – qui nuisait à l’intelligibilité d’un projet touchant à la relation entre esthétique et politique. Votre article m’a donné l’occasion de préciser mes critiques à cette exposition dans laquelle je voyais les impasses inhérentes à une focalisation exclusive sur les Pathosformeln de la révolte, indifférente à leur couleur politique, dont le résultat final me semblait être une iconologie dépolitisée.

J’ai formulé ma critique sans crainte d’être incompris, puisqu’elle s’adressait à un auteur que je considère intellectuellement et politiquement proche, avec lequel je me situe, comme vous l’écriviez au départ, « du même côté de la barricade », et vis-à-vis duquel j’avais déjà pu exprimer mon admiration. L’« iconologie dépolitisée » que j’évoquais était celle déployée dans votre exposition. Je n’entendais pas remettre en cause l’ensemble de votre œuvre, dont j’ai pu m’inspirer à de nombreuses reprises, récemment pour étudier la mélancolie de gauche, un affect essentiel dans l’ensemble de ce que j’appelle, avec Raymond Williams, la « structure des sentiments » des mouvements émancipateurs[1], et qui correspond assez bien à ce que vous définissez, dans le sillage d’Aby W


[1] Raymond Williams, Marxism and Literature, Oxford, Oxford University Press, 1978, pp. 128-135. Voir Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée, Paris, La Découverte, 2016, ch. 1.

[2] Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [première version] » (1935), trad. R. Rochlitz, Œuvres, III, Gallimard, 2000, p. 113.

[3] Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1994 (1958).

[4] Walter Benjamin, Rue à sens unique, trad. A. Longuet Marx, Paris, Allia, 2015 (1928), p. 103.

[5] Hannah Arendt, « De l’humanité dans de “sombres temps” » (1959), Vies politiques, trad. E. Adda, J. Bontemps, Paris, Gallimard, 1974, p. 22. Ce thème revient dans plusieurs de ses écrits de l’époque, voir notamment Hannah Arendt, « Nous autres réfugiés » (1943), La Tradition cachée. Le juif comme paria, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgois, 1987, pp. 57-76.

[6] Voir la lettre de Scholem à Arendt du 23 juin 1963, dans Gershom Scholem, Briefe, Bd. II, 1948-1970, éd. I. Shedletzky, Munich, C.H. Beck, 1995, p. 96 (trad. fr. dans le dossier dirigé par Dominique Bouretz, « Correspondances croisées », qui accompagne Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, trad. J.-L. Bourget, Robert Davreu, A. Guérin, M. Leiris, P. Lévy et M. Pouteau et révisé par M.-I. Brudny-de Launay, H. Frappat et M. Leibovici, Paris, Gallimard-Quarto, 2000, p. 1344).

[7] Hannah Arendt, « Sur la violence » (1969), trad. G. Durand, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann Lévy, 1972, p. 163.

[8] Voir notamment la préface de Michael Hardt à The Affective Turn : Theorizing the Social, ed. Patricia Ticineto Clough, Jean Halley, Durham, Duke University Press, 2007. Voir aussi Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La fabrique, 2015

[9] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, op. cit., p. 218.

[10] Hannah Arendt, « Sur la viole

Enzo Traverso

Historien, Professeur à Cornell University

Notes

[1] Raymond Williams, Marxism and Literature, Oxford, Oxford University Press, 1978, pp. 128-135. Voir Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée, Paris, La Découverte, 2016, ch. 1.

[2] Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [première version] » (1935), trad. R. Rochlitz, Œuvres, III, Gallimard, 2000, p. 113.

[3] Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1994 (1958).

[4] Walter Benjamin, Rue à sens unique, trad. A. Longuet Marx, Paris, Allia, 2015 (1928), p. 103.

[5] Hannah Arendt, « De l’humanité dans de “sombres temps” » (1959), Vies politiques, trad. E. Adda, J. Bontemps, Paris, Gallimard, 1974, p. 22. Ce thème revient dans plusieurs de ses écrits de l’époque, voir notamment Hannah Arendt, « Nous autres réfugiés » (1943), La Tradition cachée. Le juif comme paria, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgois, 1987, pp. 57-76.

[6] Voir la lettre de Scholem à Arendt du 23 juin 1963, dans Gershom Scholem, Briefe, Bd. II, 1948-1970, éd. I. Shedletzky, Munich, C.H. Beck, 1995, p. 96 (trad. fr. dans le dossier dirigé par Dominique Bouretz, « Correspondances croisées », qui accompagne Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, trad. J.-L. Bourget, Robert Davreu, A. Guérin, M. Leiris, P. Lévy et M. Pouteau et révisé par M.-I. Brudny-de Launay, H. Frappat et M. Leibovici, Paris, Gallimard-Quarto, 2000, p. 1344).

[7] Hannah Arendt, « Sur la violence » (1969), trad. G. Durand, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann Lévy, 1972, p. 163.

[8] Voir notamment la préface de Michael Hardt à The Affective Turn : Theorizing the Social, ed. Patricia Ticineto Clough, Jean Halley, Durham, Duke University Press, 2007. Voir aussi Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La fabrique, 2015

[9] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, op. cit., p. 218.

[10] Hannah Arendt, « Sur la viole