Savoirs

Qu’est-ce qu’une image de gauche ?

Philosophe, historien de l'art

Troisième volet du passionnant échange entre Georges Didi-Huberman et l’historien Enzo Traverso dans AOC. Pour le philosophe – qui se refuse à choisir entre « l’ivresse des formes et la sagesse des contenus politiques » –, l’ambiguïté, dans le cadre d’une histoire de l’art ou de l’histoire culturelle en général, n’est pas un pur et simple « égarement ».

Cher Enzo Traverso,

Il me semble que notre premier échange de vues vous aura donné l’occasion, non pas de nuancer ou de faire bouger vos jugements si peu que ce soit mais, tout à l’inverse, de les confirmer, de les raidir, de les solidifier en une façon beaucoup plus rivale, irrémédiable ou rempardée. C’est un peu dommage. Je parlais, dans ma précédente lettre, d’un « conflit de sensibilités », ce qui admettait tout un jeu d’éventuelles nuances, car j’y supposais le jeu possible de points de vue, différents mais pas fatalement conflictuels, autour du même objet de pensée. Votre réponse fait état, au contraire, d’une opposition bien plus frontale : elle touche aux pensées mêmes, aux « méthodes » voire aux « postulats », comme vous dites. Ce faisant, vous avez peut-être raison, au moins en ce qui concerne l’idée et la pratique de ce que nous appelons tous deux une « histoire culturelle ».

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La question semble devoir se résumer à la manière dont la politique innerve toute histoire culturelle, ce dont nous sommes évidemment tous deux persuadés. Mais, là où j’ai essayé d’explorer plusieurs voies à partir de cette « iconologie politique » que proposait Aby Warburg à la fin de sa vie (assumée comme telle et prolongée, en Allemagne, par des collègues historiens de l’art avec qui je suis en dialogue constant depuis fort longtemps, tels que Martin Warnke, Horst Bredekamp, Michael Diers ou encore Uwe Fleckner), vous ne voyez dans mes tentatives que l’expression d’une « iconologie dépolitisée », comme vous l’affirmez exactement. Cela entraînant, comme vous le dites encore, une controverse où s’affrontent désormais « deux conceptions différentes de la dialectique des images ». Sur ce dernier point – non sur le précédent, bien sûr –, je conviendrais volontiers, aujourd’hui, que vous avez, là encore, sans doute raison.

Or d’où vient le différend ? Tout est parti d’une image, d’une seule image. Et puis tout s’est propagé à ce qu’il faudrait entendre par image en général, par culture, par iconologie, par histoire, par dialectique, par politique en général… Ce qui constitue déjà, à mes yeux, une mauvaise méthode : il y a quelque paresse philosophique dans la volonté de généraliser immédiatement ou d’« ontologiser » ce dont un seul exemple, voire un groupe de cas, serait porteur. Ce n’est certainement pas avec la rage de conclure qu’il nous faut mener nos questionnements en matière d’histoire culturelle. Mais revenons un instant au déclencheur du différend, c’est-à-dire à cette fameuse image de Gilles Caron.

Vous ne dites pas un mot concret, vous ne construisez pas un seul questionnement sur ma proposition d’approche visuelle de cette image. Vous vous contentez de dire, par pur argument d’autorité, que mes « mises au point » ne sont « pas recevables ». Vous répondez à ma remarque selon laquelle vous ne parliez que d’un seul jeune homme en prétendant que l’affiche de l’exposition – dont j’aurais été seul à assumer la responsabilité – recadrait déjà la photographie de Caron. Ce qui est, tout simplement, faux. Et si l’image se distribuait en effet sur la première et la quatrième pages de couverture du catalogue, elle apparaissait bien, telle quelle, sans manipulation, dans le corps de l’ouvrage. Vous pensez judicieux, à partir de là, de me renvoyer l’argument d’Images malgré tout selon lequel le recadrage des témoignages visuels d’Auschwitz se révélait éthiquement et historiquement abusif.

Je ne vois quant à moi, dans ce pur et simple – et brutal, et trivial – « retour à l’envoyeur » qu’une pirouette rhétorique seulement capable d’exprimer sa mauvaise intention. Car l’irrecevable manipulation des photographies du Sonderkommando consistait principalement à leur ôter toute valeur gestuelle, toute fragilité, tout ce qui en elles manifestait l’exposition au danger : je réfutais en somme tout ce qui tentait de couper ces images de leur propre phénoménologie, tout ce qui ne s’en tenait qu’à un contenu factuel et univoque. La « manipulation » dont vous m’accusez va exactement dans le sens inverse : elle consisterait, selon vous, à rendre ambiguë une image dont vous dites, sans avoir posé le moindre regard sur sa visualité intrinsèque, que « la légende […] ne laisse aucun doute » sur ce qu’elle représente et sur qui elle représente.

Je n’ai fait moi-même, il est vrai, que semer le doute à propos de cette photographie : soit en ne soulevant pas le problème de l’identité exacte des deux manifestants ; soit en acceptant (dans une émission de radio à laquelle vous faites allusion) l’hypothèse qu’ils fussent des protestants anti-catholiques ; soit en vous proposant l’hypothèse inverse au regard du fait que la police britannique, contre laquelle les deux manifestants jettent des pierres, avait pu protéger les cortèges protestants. Sommé par vous de trancher – comme je l’avais été par le journaliste à la radio, sur un mode de questionnement par avance soupçonneux –, je regrette aujourd’hui d’être entré dans le piège consistant à ce que toute une recherche sur les longues durées figuratives soit jugée ou déjugée au vu d’un seul critère de légende, à savoir l’identité des deux jeunes gens photographiés à Londonderry en 1969. Vous avez donc choisi de faire reposer tout votre jugement – historique et politique, esthétique et « culturel » – sur la seule question de savoir qui sont ces deux personnes vues de dos : catholiques ou protestants ?

Dans le cadre d’une histoire politique des événements d’Irlande du Nord, il serait évidemment important de trancher sur cette question. Il est donc vrai que, de ce point de vue, l’image puisse être dite « décontextualisée » dans un projet visant à esquisser un « atlas » des Pathosformeln du soulèvement. Mais, dans le cadre d’une histoire culturelle – à savoir cet enjeu de connaissance que nous partageons tous deux –, c’est à d’autres types de contextualisations qu’il faut procéder, et que vous ignorez systématiquement. La première contextualisation que vous négligez de faire se situe à même l’image de Gilles Caron : vous ne voulez voir que deux figures à identifier – catholiques ou protestants, c’est-à-dire bons ou méchants, révolutionnaires ou réactionnaires – là où il y a tout un espace et tout un conflit, à savoir cette violence en cours, fût-elle « gracieuse », adressée au cordon de policiers que l’on voit à l’arrière-plan de l’image. Le « sujet » de celle-ci, aux yeux du photographe, était donc moins de savoir qui sont ces deux garçons (auquel cas il eût été plus logique de les photographier de face), mais comment ils se confrontent à une brigade policière.

Ensuite, vous omettez de contextualiser cette image par rapport à la série de laquelle vous la retranchez (ce que je n’ai pas fait, ayant exposé plusieurs photographies du même événement). Quand vous dites que « la légende […] ne laisse aucun doute » sur cette image, de quelle légende parlez-vous ? Celle à laquelle vous vous référez – « Manifestations anticatholiques, Londonderry, Irlande du Nord, août 1969 » – est celle, non pas de cette image, mais de la série tout entière. Or, dans celle-ci, Gilles Caron avait photographié des catholiques et pas seulement des protestants, sans compter certaines vues saisissantes sur les forces de l’ordre britanniques en pleine action contre les manifestants (sur la planche-contact, on trouvait d’ailleurs cette seule indication : « Conflit en Irlande du Nord, Londonderry, août 1969[1] »).

J’ai moins de certitudes et plus de doutes que vous – est-ce donc cela que vous appelez « ambiguïté » ou « égarement » ?

Faire une histoire culturelle en utilisant les sources figurées suppose une troisième contextualisation, que vous ne menez toujours pas. Celui qui a réalisé ces photographies assumait une position de regard qui n’était en rien neutre, abstraite ou de pur enregistrement mécanique. Quelque chose, dans ces événements violents, requérait obstinément son désir de voir : et c’était, justement, le conflit entre les corps « civils » des manifestants et les corps « militaires » des forces de police. Catholiques ou protestants, ces deux jeunes gens en tout cas sont montrés dans leur geste d’affronter, à mains nues pour ainsi dire, le corps armé de ce que vous appelez vous-même le « colonialisme britannique en Irlande ». Et cela exige d’être interrogé à travers une quatrième contextualisation, celle des photographies réalisées par Gilles Caron durant cette période, et dont l’exposition Soulèvements donnait toute une série d’exemples (dont vous ne dites pas un mot) : manifestations paysannes de 1967 en France, mai 1968 à Paris et, enfin, le soulèvement antisoviétique de 1969 réprimé par l’armée tchécoslovaque à Prague[2].

Ce qui avait tant sollicité Gilles Caron, dans cette série d’événements, ce n’était pas seulement – loin s’en faut – l’élégance gestuelle des « lanceurs » de pierres, comme il les appelait : c’était avant tout la protestation des corps désarmés en face de forces de l’ordre suréquipées. Ou, même, en face de tout ce qui lui apparaissait comme la manifestation du pouvoir. C’est d’ailleurs pourquoi l’exposition Soulèvements n’avait pas que l’image de Londonderry comme affiche, ainsi que vous le supposez : il y avait aussi les poings levés des trois Black Panthers à Chicago photographiés par Hiroji Kubota, la même année 1969, en face des architectures impersonnelles de la ville[3]. Cette cinquième contextualisation – à laquelle j’ajoutai le bras levé du manifestant de Courbet en 1848, celui de la syndicaliste Rose Zehner en 1938, de Jean-Pierre Timbaud (dans une image reprise par Pascal Convert) ou des mains dressées en 1942 par Julio González[4] – n’a pas eu, non plus, l’heur de votre considération. Vous trouvez cette mise en relation « ambiguë » parce qu’elle ne relève pas d’une histoire politique orientée et strictement articulée ; mais elle visait tout autre chose, à savoir l’esquisse d’une anthropologie politique, ce qui supposait évidemment quelques notables différences.

Je n’ai pas vocation à faire état et, encore moins, étalage de mon travail. Cependant je me permets de vous dire que vous avez négligé une sixième contextualisation : ce dont on mène la critique, il vaut mieux en connaître un peu l’histoire – d’où cela part et où cela va en se transformant. Sur ce point, vous passez sous silence le caractère le plus important de l’exposition Soulèvements – et de toute exposition à mes yeux –, à savoir son caractère heuristique. C’était une série de tentatives qui, dans les six lieux différents de Paris, Barcelone, Buenos Aires, São Paulo, Mexico et Montréal, faisait de la variation expérimentale son principe même. Ni « postulat », donc, ni thèse définitive : plutôt l’absence revendiquée de toute axiomatique.

Il y eut donc six versions de cet « atlas », avec six catalogues différents (et même, si cela peut vous rassurer, six affiches différentes[5]). Jusqu’à ce que, dans les cinq années qui ont suivi l’exposition du Jeu de Paume, prennent forme les quelque mille cinq cents pages de l’ouvrage en deux volumes intitulé Ce qui nous soulève[6]et dont je ne considère pourtant pas qu’il faille y lire ce que vous nommez des « postulats », voire d’intangibles résultats ou de définitifs partis pris. J’ai moins de certitudes et plus de doutes que vous – est-ce donc cela que vous appelez « ambiguïté » ou « égarement » ?

Il y a, selon vous, égarement là où il y a ambiguïté. L’égarement politique caractériserait ces notions ambiguës que recouvrent les images lorsqu’elles ne sont pas clairement identifiées, les gestes quand ils ne sont pas orientés par un projet précis (révolutionnaire, faut-il entendre d’abord), enfin les soulèvements eux-mêmes dont la « confusion sémantique », dites-vous, « ne fait que refléter une désorientation politique plus générale ». L’égarement dont vous caractérisez ma démarche doit ici s’entendre en deux sens : celui de l’erreur (une faute, une illusion, une connaissance erronée) et celui de l’errance ou de la désorientation (une incapacité à savoir où l’on est, donc à prendre parti). Erreur et errance ont une source commune que vous nommez – c’est un poncif, j’entends cela depuis Images malgré tout – « esthétisation ».

Jacques Rancière, dans le cadre même de mon catalogue, notait déjà la teneur « lyrique » du mot soulèvement[7]. Vous aggravez le constat en accusant ce lyrisme d’être « dépourvu d’épaisseur historique ou politique ». Vous en appelez donc en même temps à une « classification » et à une « hiérarchie » des notions de révolte et de révolution dont le clivage, quoique « instable et mouvant », représente dites-vous un « outil herméneutique indispensable pour comprendre pourquoi certains mouvements s’épuisent si vite tandis que d’autres déclenchent une dynamique puissante par laquelle des êtres humains entrés en action se transforment en sujets collectifs et parviennent à changer le cours de l’histoire ». Le mot soulèvement, concluez-vous, « a toujours été marqué par une ambiguïté constitutive » dont l’exposition du Jeu de Paume serait un « miroir éloquent ».

Vous m’avez mal compris en supposant que je récusais la distinction entre révolte et révolution. Je l’utilise simplement en suivant le point de vue moins historiographique et plus anthropologique – mais aussi plus anarchisant – de Furio Jesi[8]. Vous imaginez à tort qu’en « récusant cette distinction entre révolte et révolution » j’aurais voulu instaurer une « hiérarchie » de valeurs fondée sur les seules « émotions [et] dans laquelle la raison n’aurait plus de place ». Telle est même, selon vous, l’origine de cette « ambiguïté constitutive » qui fait des soulèvements un phénomène purement émotionnel et, par conséquent, dépolitisé. Mais vous dé-dialectisez brutalement ma proposition, qui n’a rien à voir avec tout cela. Ce n’est pas parce qu’on s’intéresse aux gestes, aux émotions ou à l’anthropologie qu’on oublie la raison, le devenir historique ou la consistance politique de ces mêmes gestes ou émotions. Je vous suggérais justement de réfléchir à la phrase de Hannah Arendt selon laquelle le contraire de l’émotion n’est pas la raison, mais plutôt l’insensibilité. À quoi vous n’avez su répondre – ou avez refusé de répondre – qu’en tapant à côté : pour dire qu’Arendt avait mal compris les révolutions anticoloniales.

Ce dernier procédé me choque particulièrement. Vous l’employez plusieurs fois. J’y vois une marque – irrationnelle, peut-être passionnelle – d’un déni : cette Verleugnung freudienne dont Octave Mannoni avait montré, autrefois, qu’elle relevait d’une logique énonciative du « Je sais bien, mais quand même[9]… » C’est une façon d’écraser toute nuance et de renvoyer l’autre – sans le dire tout à fait, parce qu’on reconnaît en même temps que ce n’est pas fondé – de l’autre côté de la barricade. Ainsi écrivez-vous : « Je sais bien que l’idée d’inclure ce genre d’émeutes [fascistes] dans votre exposition ne vous a jamais effleuré, mais je crois que […] l’ambiguïté intrinsèque du concept de soulèvement, et surtout la définition que vous en donnez, ne sont pas étrangers aux aspects les plus problématiques de votre exposition… »

Bref, vous savez bien que je ne cultive pas d’ambiguïté politique à l’égard du fascisme, mais quand même vous voyez dans mon travail une ambiguïté politique du côté du fascisme. Si les soulèvements sont affaire de gestes ou de « corps en mouvement », dites-vous, « pourquoi ne pas avoir inclus dans Soulèvements des images de l’autodafé des livres célébré par Joseph Goebbels à Berlin [où] nombre de photos nous montrent des jeunes de la Hitlerjugend en train de “soulever” des livres et de les balancer dans le bûcher » ? Ensuite de quoi il vous est aisé de faire la leçon : « Leur signification, vous en conviendrez aussi, n’est pas la même… » Vous faites donc comme si j’avais du mal à en convenir : comme si j’avais préalablement assumé cette mise à égalité des gestes communistes et des gestes nazis que par ailleurs – c’est cela, le déni – vous reconnaissez que je n’ai pas assumée.

L’« esthétisation » est l’insulte habituelle – un poncif, je le rappelle, des débats d’opinions – adressé par celui qui voit dans une œuvre, un texte ou une pensée, quelque chose comme un supplément qui lui échappe, qui rend les frontières poreuses et voue les notions à une plasticité dont il ne sait où elle pourrait mener. On disait, autrefois, « formalisme » eu égard à la primauté nécessaire du contenu sur toute forme. Le mot « contenu » apparaît d’ailleurs, dans votre critique, comme un des leitmotive principaux destiné à se démarquer de l’« égarement esthétique » et de l’« ambiguïté politique » dans mon approche. Ainsi, rappelant votre visite de l’exposition Soulèvements, vous protestez contre un montage qui « n’a de sens que dans l’esprit de celui qui a rassemblé ces images et qui nous demande de les regarder sans nous les expliquer ».

Il n’y aurait donc de contenu – un authentique contenu politique, au premier chef – que sur la base d’une explication préalable. Il est ainsi dangereux, suggérez-vous, de laisser à la forme une autonomie qui devient rapidement cette gratuité esthétisante n’offrant au spectateur aucune explication, seulement des images profuses, chatoyantes voire séduisantes, avec leurs ambiguïtés. Vous vous êtes ainsi senti égaré (désorienté) devant un bouquet d’œuvres hétéroclites, considérant que cette désorientation était le fait de ma pure fantaisie d’égaré (au sens de quelqu’un qui s’est trompé, voire qui cherche à tromper autrui).

Votre critique est d’autant plus radicale que vous faites, pour l’étayer, usage de la fameuse distinction produite par Walter Benjamin, deux ans après la prise de pouvoir par Hitler, entre « politisation de l’art » et « esthétisation de la politique ». Or vous savez fort bien que cette dernière opération – dont vous m’attribuez l’usage – était désignée par Benjamin comme « [ce] que pratique le fascisme[10] ». Pas moins. Je constate surtout que la forme de votre jugement n’est pas séparable d’une série d’inférences, de surenchères pour le moins déraisonnables : depuis une exposition d’images dans un lieu culturel à deux manifestants irlandais, de ceux-ci au « colonialisme britannique » puis aux émeutes fascistes de 1934 et, enfin, de celles-ci aux autodafés de Joseph Goebbels, tout cela pour reclore le cercle de l’esthétisation par le biais de celle « que pratique le fascisme » hitlérien.

Les fous veulent-ils faire la révolution ? Sans doute pas. Mais il leur arrive de se manifester comme sujets révoltés.

N’avons-nous pas rejoint, avec ce genre d’inférences, le malentendu le plus total ? Je n’ai désormais nulle intention de travailler à vous convaincre que « l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme », comme l’écrivait Benjamin, n’est pas exactement celle que j’ai pratiquée dans l’exposition Soulèvements. Du moins suis-je désireux de comprendre ce qui vous amène à construire de tels raisonnements ou, plutôt, de tels rapprochements et glissements sémantiques. De quoi, pour vous, l’esthétisation – avec son corollaire : l’« égarement » politique – est-elle donc le symptôme ? À cette question vous donnez, en substance, trois réponses : trois paradigmes énoncés comme producteurs – ou coupables – d’égarement et d’ambiguïté.

Il y a d’abord, comme on vient de le voir, les soulèvements eux-mêmes, à quoi vous opposez la révolution, sous cette forme générale ou générique qui entend se poser comme horizon unique, rationnellement construit et bien différent, de ce fait, de l’erratique pluralité, émotionnelle et non stratégique, des révoltes. Il y a ensuite les gestes dispersés, corporels voire pulsionnels, à quoi vous opposez l’action politique envisagée dans sa cohérence unitaire. Il y a, enfin, les images elles-mêmes qui ne vous satisfont pas tant qu’elles n’auront pas été « expliquées », clarifiées ou portées au statut d’« images de pensée », comme vous le dites en utilisant une fameuse expression benjaminienne. Bref, les soulèvements, les gestes et les images seraient ambigus, déjà parce qu’ils se disséminent, s’éparpillent sous mille formes en compromettant l’unité conceptuelle de la révolution, de l’action ou de la pensée.

Il vous a semblé intolérable, dès le début de Soulèvements, que des documents relatifs à l’histoire politique « se mêlent, sans aucune explication, avec des photos montrant un verre de lait versé sur une table ». C’est là votre tout premier exemple d’« esthétisation du politique ». Mais, comme pour l’image de Gilles Caron, vous n’avez fait que voir sans prendre le temps de regarder : il ne s’agissait pas de photos, mais d’un film sonore de Jack Goldstein ; il ne s’agissait pas d’un simple verre de lait, mais de la transformation sur celui-ci d’un poing tapant de plus en plus fort sur la table. Une allégorie, en somme, de la violence qui monte et de son effet sur l’ordre des choses.

Une très simple « image de pensée » réduite, il est vrai, à cette dramaturgie dans laquelle la forme-mouvement – je veux dire l’éclaboussure dynamique du lait sur la table noire – assumait un rôle prépondérant sur tout contenu narratif ou historique. Vous devriez peut-être vous souvenir que, lorsque Sergueï Eisenstein accorda, dans son film La Ligne générale, une importance aussi considérable aux purs jaillissements de lait dans la centrifugeuse – une « image de pulsion » plus encore qu’une « image de pensée », tant son caractère sexuel était évident –, la censure soviétique lui reprocha évidemment son « formalisme » au nom du contenu révolutionnaire que le film était censé illustrer. Moyennant quoi Eisenstein, en poète lyrique, avait préféré inventer une forme révolutionnaire, fût-elle bien peu « explicative ».

Le deuxième exemple donné par vous de mon « esthétisation de la politique » concernait les « figures de corps en transe » que l’on voyait dans une section de Soulèvements sur l’intensité gestuelle. Ici comme ailleurs, votre optique centrée sur le concept de révolution sociale – concept qui a toute légitimité, bien sûr, qui est d’une grande urgence mais qui n’était, tout simplement, pas l’objet de mon interrogation – s’est sentie désorientée par la vue chaotique, désagréable, de ces corps révulsés, hors d’eux-mêmes. Les fous veulent-ils faire la révolution ? Sans doute pas. Mais il leur arrive de se manifester comme sujets révoltés. Ce qui vous semblait « sans aucune explication » apparaissait pourtant assez clairement dans le montage proposé, par exemple dans la mise en relation de documents issus de l’archive de Michel Foucault et de photographies d’une hystérique en crise, à la Salpêtrière, qui tentait de donner un coup de pied – seul espace possible de révolte pour quelqu’un qui était immobilisé dans une camisole de force – en direction de l’appareil photographique lui-même, cette machine de contrôle et de prédation. Ici comme dans bien d’autres images, dont celles de Gilles Caron, il m’importait de montrer l’affrontement entre la puissance désarmée des corps soulevés et le pouvoir des institutions : bref le conflit entre une violence supposément illégitime et une violence supposément légitime.

Les gestes manifestent un désir quand les actions sont porteuses d’un projet.

Poings sur la table ou corps révulsés : vous ne voyez certes pas comment inclure cela – malgré la notion de subjectivation politique selon Michel Foucault – dans votre idée de la politique. Ce ne sont que des gestes, et non pas des actions telles qu’un processus révolutionnaire l’exige en effet. Vous écrivez que je « pose la primauté des Pathosformeln sur le contenu des soulèvements politiques », quand il ne s’agissait pour moi que d’un terrain de recherche, mené depuis mes travaux sur l’hystérie jusqu’à ceux consacrés aux gestes de lamentation, et qui ne présuppose à mes yeux aucune hiérarchie de valeurs. Peut-être me suis-je intéressé aux gestes de soulèvements parce que la plupart des théoriciens de la politique avaient négligé ce domaine anthropologique comme s’il s’agissait d’une simple expression épiphénoménale et subjective, voire une « maladie infantile » dénuée d’authentique signification politique, comme on le trouve par exemple dans le texte d’Alain Badiou appelant à une politique « non pathétique » et « non expressive[11] ». Ce que je conteste, en effet.

Les gestes manifestent un désir quand les actions sont porteuses d’un projet. Vous faites grand cas du projet, et je répète qu’il n’y a rien là que de nécessaire, s’agissant du concept de révolution. Quant à moi, j’ai voulu interroger les désirs – fussent-ils apparemment « égarés », désorientés, pathiques voire pathologiques – là où ils apparaissent si souvent comme la tache aveugle des théories politiques développées sans considération pour le sujet, au sens psychanalytique du terme : comme si l’inconscient n’existait pas. C’est pourquoi ma réflexion avait pu s’ouvrir sur des gestes aussi peu explicitement politiques que le « jeu du deuil » de deux petites filles observées par le psychanalyste Pierre Fédida, un texte de Henri Michaux dans L’Infini turbulent, puis les femmes en pleurs dans Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et Le fond de l’air est rouge de Chris Marker[12].

Un lecteur tiers de notre débat trouverait sans doute symptomatique le fait que nous lisons Moyens sans fins de Giorgio Agamben, que vous citez dans votre réponse, de façon exactement inverse. Vous convoquez une phrase de ce texte selon laquelle le geste « n’a rien à dire, parce que ce qu’il montre, c’est l’être-dans-le-langage de l’homme comme pure médialité[13] ». Et vous en déduisez que le geste « ne prend son sens que si on le rattache à une finalité », au premier rang de laquelle, j’imagine, vous placez l’action révolutionnaire. Or Agamben – avec qui j’ai plusieurs fois, par le passé, exprimé certains désaccords autant que certaines convergences – me semble dire exactement l’inverse : le sens du geste, si le mot sens a quelque sens ici, c’est justement de n’être pas rattaché à une finalité que dit le mot action. C’est une « pure médialité », et tant mieux : « Ce qui caractérise le geste, c’est qu’il ne soit plus question en lui ni de produire ni d’agir[14]. » Or Agamben n’en déduit pas que le geste serait « apolitique ». C’est même le contraire qui est vrai. Le geste, dit-il, est un moyen sans fin, ce qui est, dans tout son livre, sa définition même de la politique : « La politique est la sphère des purs moyens ; en d’autres termes, de la gestualité absolue, intégrale, des hommes[15]. »

Les images ou « créations artistiques dépourvues de tout contenu politique » que vous avez découvertes – et peu appréciées – dans l’exposition Soulèvements avaient donc ceci de commun avec les gestes ou Pathosformeln qu’elles étaient privées à vos yeux de « finalité » autant que de « contenu ». Sans finalité ni contenu, comment donc parler sérieusement de politique, comment agir politiquement ? « C’est avec une sensation d’ivresse que je suis sorti de la visite de Soulèvements, l’ivresse d’une succession d’images qui avaient englouti les soulèvements des êtres humains faits de chair et d’os. » Telle est la conclusion de votre texte, confirmant que la « primauté des Pathosformeln » n’avait fait que produire des ambiguïtés, donc se révélait comme la négation dangereuse de tout contenu politique. Serions-nous donc obligés de choisir entre l’ivresse des formes et la sagesse des contenus politiques ?

Cette conclusion fait suite à un passage où vous déclarez « inappropriée [ma] référence à Walter Benjamin », notamment au regard de son éloge de l’ivresse surréaliste qu’il a commentée, qu’il a même expérimentée lui-même à travers divers protocoles haschichiques[16]. Benjamin proposait, dans son texte sur le surréalisme, d’établir une distinction entre l’« expérience (Erfahrung) révolutionnaire » inhérente au texte de Nadja, par exemple, et l’ « action (Handlung) révolutionnaire » en tant que telle[17]. Il écrivait que le surréalisme était parvenu à « gagner à la révolution les forces de l’ivresse (die Kräfte des Rausches für die Revolution) », selon une dynamique révélant clairement sa « composante anarchique[18] ». « Depuis Bakounine, écrivait-il, l’Europe ne disposait plus d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont cette idée[19]. » Vous rappelez à raison que, selon un versant plus communiste, Benjamin, en bon dialecticien, rappelait la nécessité, pour toute révolution, d’une « préparation méthodique et disciplinaire[20] ».

Cela suffit, à vos yeux, pour délégitimer l’ivresse comme les Pathosformeln et, avec cela, le surréalisme lui-même en tant que mouvement politisé. Or vous ne vous réglez là que sur ce que je nommerai une dialectique de dépassement : la « préparation méthodique et disciplinaire » doit en effet « dépasser » l’expérience révolutionnaire surréaliste, l’organisation communiste doit « dépasser » l’ivresse anarchiste. Mais vous perdez de vue ce que Benjamin nomme lui-même une « politique poétique[21] » (dichterische Politik). Dans le champ artistique, intellectuel et littéraire – celui que nous nommons « histoire culturelle », justement –, il n’y a pas de dialectique de dépassement, car rien n’y est obsolète : Héraclite ne fut pas « dépassé » par Platon, Hegel ou Karl Marx, il ne le sera pas plus par le dernier philosophe à la mode. Il faut alors parler, dans ce champ d’expérience, d’une dialectique d’équivocité : une dialectique qui ne résout rien, ne synthétise rien et laisse à équivalence ou à égalité (aequus…) les deux voix (…vocus) qui coexistent et ne cesseront pas de coexister, fussent-elles discordantes.

Aux procès en « esthétisation » ou en « ambiguïté » dans le domaine culturel, j’ai déjà tenté de répondre sur deux plans au moins : le premier pour comprendre chez André Breton, dans Arcane 17 et au-delà, ce qui faisait coexister anarchisme et communisme dans ce beau cangiante poétique issu de l’expérience vécue du discours de Jaurès au Pré-Saint-Gervais en 1913 : « C’est qu’au-dessus de l’art, de la poésie, qu’on le veuille ou non, bat aussi un drapeau tour à tour rouge et noir[22]… » Le second, en réponse à Jacques Rancière qui soupçonnait d’ambiguïté Benjamin lui-même à propos de Baudelaire, pour déconstruire cette négativité même de l’ambiguïté associée au « romantisme révolutionnaire », comme l’ont appelé Michael Löwy avec Robert Sayre, et qui court bien sûr jusqu’au surréalisme[23]. Benjamin avait lui-même, par avance, opéré cette déconstruction, écrivant, par exemple, que « l’ambiguïté est l’apparition, sous forme d’image, de la dialectique, la loi de la dialectique à l’état figé. Cet état figé est utopie, et l’image dialectique est donc image de rêve[24]. »

L’ambiguïté, dans le cadre d’une histoire de l’art ou de l’histoire culturelle en général, n’est pas, comme vous le pensez, un pur et simple « égarement ». Dans votre livre Révolution, vous tentez à toute force de tirer Benjamin loin de ce que vous nommez – étrange formule – le « penchant bohémien » du surréalisme pour lui substituer le plus droit « chemin du communisme[25] ». Si vous aviez raison sur ce point, il deviendrait incompréhensible que Benjamin ait tant aimé travailler sur Aragon, Kafka, Proust ou Baudelaire, cet apôtre romantique de l’ambiguïté comme de l’égarement envisagé non comme erreur, mais comme exploration des possibles : « Glorifier le culte des images (ma grande, ma primitive passion). / Glorifier le vagabondage, et ce qu’on peut appeler Bohémianisme, culte de la sensation multipliée[26]… »

Je considère volontiers que tout travail d’exposition et, en général, de montage – ce qui vaut pour les livres de philosophie eux-mêmes, là encore selon une inspiration benjaminienne – doit viser une telle expérience de la « sensation démultipliée ». Et cela n’est possible que par formes inventées, expérimentées, interposées, mises en mouvement. Donner à voir et déplacer le voir vont pour moi de pair. Désorienter les cadres d’intelligibilité, ce n’est pas abolir la pensée politique dans la brume de l’« ambiguïté » ou de l’« égarement » mais, au contraire, lui donner une chance de se repositionner, de créer de nouveaux passages, de multiplier les possibles carrefours. C’est ce que disait justement Benjamin du « caractère destructeur » : « Aux yeux du caractère destructeur rien n’est durable. C’est pour cette raison précisément qu’il voit partout des chemins[27]. » Or cette heuristique de la constante perturbation a un effet décisif sur la pensée : elle se déplace elle-même, en cours de route elle change de contenu ou, plutôt – comme par un effet de la « sensation démultipliée » baudelairienne –, elle bénéficie de cette opportunité consistant à démultiplier ses propres contenus.

Toutes les occurrences du mot contenu, dans votre texte, sont au singulier. Comme s’il ne pouvait y avoir, de toute image, qu’un seul contenu. Mon « égarement » esthétisant aurait-il donc pour cause, à vos yeux, non seulement l’importance donnée aux formes, mais encore la démultiplication, donc l’ambiguïté de leurs contenus possibles ? Vous protestez contre ma façon de manquer le « contenu intrinsèque », comme vous dites, autant que le « contenu social et politique » des images. Mais qu’appelez-vous, au juste, « contenu » ? Quelque chose, vraisemblablement, qui se puisse isoler, extraire, saisir, expliquer, définir et juger. L’explication est un mot qui revient également dans votre discours : vous notez ainsi que je n’aurais donné « aucune explication » au fait d’inclure dans Soulèvements les photographies du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, privées par conséquent de leur « contenu » historique. Là encore, cela est factuellement inexact puisque nous avions discuté, avec les personnes du Jeu de Paume, sur l’opportunité, pour certaines images – dont celles-ci – de proposer des cartels destinés à les contextualiser aussi précisément que possible.

Quand László Moholy-Nagy et Bertolt Brecht parlaient autrefois d’un « analphabétisme des images », ils visaient ce positivisme du regard consistant à chercher le sens d’une œuvre visuelle – y compris une photographie – dans son seul contenu représentatif plutôt que dans le rapport de celui-ci avec sa forme spécifique. Si l’on regarde les photographies du Sonderkommando du point de vue de leur seul contenu, on est en droit de s’étonner de les voir exposées dans un montage sur les soulèvements : elles ne montrent en effet que des victimes proches de la mort ou déjà assassinées. C’est bien pire encore qu’une oppression.

Du coup, ce sera une piètre manière, et pour le moins « ambiguë », d’évoquer ou d’illustrer la notion de soulèvement. Mais ces photographies, comme actes ou comme gestes, participaient d’un mouvement insurrectionnel incluant le recueil clandestin de témoignages, textuels ou visuels : ce qui apparaît dans leur forme même, qu’il s’agisse de leur cadrage ou de leur mouvement, et pas seulement dans ce qu’elles représentent. Or un geste ou un mouvement ne sont perceptibles dans une forme qu’à travers une marge – fatale – d’indétermination ou d’ambiguïté. On peut rarement, devant une image, échapper au doute sur l’une au moins de ses composantes. Nous en sommes donc réduits à faire des hypothèses, à construire un savoir non standard, non intégralement vérifiable, positif, explicable, sûr de soi.

C’est pourtant un tel savoir « sûr de soi » que vous revendiquez, notamment lorsque vous dites, à propos de la photographie de Gilles Caron, que « sa légende […] ne laisse aucun doute » sur son contenu. Il vous aura donc fallu, pour ne point vous « égarer » vous-même, éliminer vos doutes éventuels – mais par quels arguments ? vous ne m’en donnez aucun –, réduire les ambiguïtés plutôt que les inclure dans votre approche d’une image. Vous citez, pour ce faire, l’autorité de Siegfried Kracauer (sur qui vous aviez, il y a une trentaine d’années, écrit une belle biographie intellectuelle[28]) : toute image, photographique notamment, demeure « en attente de rédemption[29] (unerlöst) ». Je suis bien d’accord avec cette formule, à condition de comprendre que, comme pour le Messie, cette rédemption demeurera toujours en attente ; et que cette attente même donnera sens à nos regards. C’est bien différent de croire réduire tous les doutes. L’idée, exprimée par vous, de « saisir et […] comprendre la nature, le “contenu intrinsèque” [d’une image] » – cette idée vous vient, en réalité, d’Erwin Panofsky.

En effet, vous reprenez à votre compte, en le simplifiant, le tableau à trois entrées dans lequel Panofsky établissait les niveaux de « signification » d’une image : « sujet primaire ou naturel », à la fois « factuel » et « expressif » ; « sujet secondaire ou conventionnel » caractéristique des allégories, par exemple ; « signification intrinsèque ou contenu » proprement dit, constituant l’univers global des valeurs morales ou intellectuelles dont l’image est le « symbole[30] ». Et vous dites comme Panofsky – notamment dans sa préface de 1966 à l’édition française des Essais d’iconologie[31] – que rien ne peut se faire, au niveau d’une iconologie ou d’une histoire culturelle, sans avoir, au préalable, réduit toutes les ambiguïtés et tous les doutes au sujet des deux premiers niveaux que vous réunissez ici, par exemple à propos de la photographie de Gilles Caron. Quand vous écrivez que « sa légende […] ne laisse aucun doute », vous supposez y avoir résolu toute question, toute énigme, toute ambiguïté en identifiant le contenu factuel (ce qui est représenté) autant que le contenu politique (ce qu’on doit en « lire »).

Il n’est pas fortuit que ce soit justement contre cela que mon travail d’historien de l’art, il y a plus de trente ans, a pris son départ : précisément contre les notions de contenu, de « signification » et de « symbole » chez Panofsky. Pas d’iconologie selon lui sans une identification « hors de doute » d’un contenu permettant d’établir la correcte gende d’une image : la première tâche de l’historien de l’art étant, par exemple, de déterminer avec certitude si tel ou tel tableau représente Judith ou Salomé – des « Julomé », des « Salodith » étant par principe, selon lui, impossibles –, alors même que l’une et l’autre sont des jeunes femmes imaginaires arborant le même genre de tête coupée sur le même genre de plateau[32].

Il est extraordinaire de constater combien les mots savent aussi nous empêcher de regarder, de déployer notre attention devant les formes visibles.

Cette épistémè du contenu iconographique et du « symbole » demandait à être critiquée[33] (je ne dis pas : unilatéralement rejetée). D’abord au regard de certains objets visuels qu’elle ne prenait pas en compte ou qu’elle considérait comme marginaux, épiphénoménaux car non figuratifs, insignifiants, surtout lorsqu’ils étaient purement « esthétisants » ou décoratifs[34]. Ensuite au regard de réflexions épistémologiques cruciales pour les sciences humaines, mais auxquelles l’iconographie panofskienne – dans sa dernière période américaine, tout au moins – avait délibérément renoncé (et que vous semblez également vouloir ignorer). Identifier un contenu, voilà bien en quoi consiste l’iconographie : voilà ce qui vous semble l’essentiel, car autrement, à vos yeux, les formes culturelles iraient à vau-l’eau, tout à la fois ambiguës et disséminées, insaisissables et, donc, impossibles à situer politiquement. Or l’identification n’est qu’un outil, et non pas une fin en soi. Quand elle est sujette à indétermination, comme c’est le cas dans beaucoup d’images, il vaut mieux interpréter celle-ci plutôt que d’extraire autoritairement une identification à tout prix. Au même titre que l’iconographie, l’histoire comme discipline « policière » – sur le modèle du détective dont le travail est terminé une fois qu’il a identifié le coupable – demande à être critiquée[35].

Si le fait d’identifier un contenu devient la finalité de notre pratique d’historiens de la culture, alors il faut s’inquiéter quelque peu lorsque, de simple outil, cette rage de l’identification se transforme en obstacle épistémologique. Elle est commandée, en effet, par un processus centripète qui, une fois le contenu établi, certifié, « hors de doute », a pour effet de fixer toute chose comme sur une planche d’entomologiste, hors de tout devenir. Mais les images ne sont pas des choses comme les autres. L’histoire des productions culturelles, qui va de pair avec une histoire de la psyché, nous demande d’effectuer aussi le mouvement inverse : celui d’observer les transformations, là où l’identité est susceptible de se diffracter, là où le contenu révèle sa propre limitation théorique.

Tous les moments cruciaux des sciences humaines contemporaines ont mis en lumière cette limite de la notion de contenu. Pour n’en citer que quelques-uns : le principe fondamental de « surdétermination » avancé par Sigmund Freud ; les jeux de « polarisations » et de « dépolarisations » de chaque Pathosformel évoqués par Aby Warburg ; la primauté des transformations structurales de signifiants démontrée par Roman Jakobson, façon de défaire le mythe d’une stabilité des signifiés ; la « grammatologie » de Jacques Derrida développée sur un principe de « dissémination » ; ou encore l’importance du « sens obtus » des images par-delà leur « sens obvie » selon Roland Barthes… La prise en considération de toutes ces transformations – qui sont des processus plutôt que des contenus –, voilà ce qui amena par exemple Aby Warburg à parler des images en termes, non seulement de pathos ou de « survivances », mais encore de « migrations » (Wanderungen) offrant là un principe indispensable pour commencer de comprendre son fameux atlas d’images apparemment si déroutant, si peu explicatif[36].

Lorsque vous écrivez, à propos de l’image de Gilles Caron, que « sa légende […] ne laisse aucun doute » sur son contenu, vous faites un bouquet de trois niveaux de certitude qui reflètent trois préjugés dont vous ne semblez pas voir les limites. Aucun doute sur les choses représentées : en face de l’image, vous ne voyez que des référents certifiés ; aucun doute sur les mots qui les nomment et vous les font immédiatement reconnaître ; aucun doute sur le contenu que les mots – le texte de la légende – auront formé dans votre esprit avant toute considération visuelle de l’image. Vous êtes un peu comme ces visiteurs d’exposition qui se précipitent sur le cartel et ne jettent alors qu’un rapide coup d’œil à l’œuvre qui leur est présentée. Comme son nom l’indique, la gende semble ne laisser aucun doute parce qu’elle a par avance énoncé en toutes lettres « ce qui doit être lu » (legendum) dans l’image. Il est extraordinaire de constater combien les mots qui, quelquefois, peuvent être si « voyants » – comme lorsque Jean Genet décrit un tableau de Rembrandt –, savent aussi nous empêcher de regarder, de déployer notre attention devant les formes visibles. Cela n’étant rien d’autre qu’un indice de la façon dont le logocentrisme (une mythification du langage) et le positivisme (une mythification des faits) parviennent si souvent, jusque dans les disciplines historiques, à travailler de pair.

Ce qui vous importe avant tout, cher Enzo Traverso, est bien sûr le contenu politique. La dispersion et l’ambiguïté que vous avez ressenties en visitant l’exposition Soulèvements vous ont donc incité à parler d’une « iconologie dépolitisée ». Par contraste, votre projet d’histoire culturelle de la révolution est revendiqué comme un travail avec d’authentiques « images de pensée », en vertu de quoi vous pouvez confirmer qu’il y a, entre vous et moi, « deux conceptions différentes de la dialectique des images ». Où sont donc, quant à cette différence, les lignes de partage ?

Votre histoire culturelle de la révolution se développe en réalité par le biais d’une iconographie standard. D’abord avec les objets : Marx avait écrit que « les révolutions sont les locomotives de l’histoire », par conséquent vous débutez votre étude par un chapitre sur les locomotives comme allégories du progrès industriel et politique (dans les affiches soviétiques) autant que comme outils techniques du pouvoir révolutionnaire (avec l’exemple du train blindé utilisé par Trotski[37]). Votre chapitre suivant traite des corps : « corps révolutionnaires », à commencer par leur enfance de « corps insurgés ». Or, dans ces pages, vous vous appuyez sur le double sens du mot soulèvement – celui-là même que vous fustigez à mon propos – en évoquant rapidement les œuvres de Marc Chagall des années 1918-1922, habitées qu’elles sont « par des personnages flottants dans les airs : des paysans, des rabbins, de jeunes amants qui rappellent les luftmenshn, ces être humains “éthérés” et sans attaches si typiques de la littérature yiddish[38] ».

Bien que Chagall ait été, jusqu’en 1920 au moins, un authentique révolutionnaire – plus attentif, il est vrai, aux sous-prolétaires, aux minorités villageoises et aux enfants qu’à l’organisation ouvrière elle-même –, ce que vous décrivez de son œuvre est bien loin de tout contenu politique standard : comme si, chez lui, l’allégorie du soulèvement se diffractait voire s’égarait, si je vous entends bien, dans l’« ambiguïté » d’un retour contre-révolutionnaire à la tradition juive. Il ne faut pas trop s’étonner que Chagall ait été évincé, dès septembre 1919, de l’École d’Art de Vitebsk[39]. Ni que son histoire ne donne pas lieu à de plus amples développements dans votre étude. En revanche, vous avez choisi pour emblème – l’illustration de couverture – de votre livre une œuvre assez spectaculaire de Kouzma Petrov-Vodkine. C’est une allégorie, facilement « lisible », de la Révolution bolchévique : un grand cheval rouge s’élève fièrement, avec son cavalier, au-dessus d’un paysage – d’un village – russe.

Ce qui me frappe dans ce choix ne tient pas tant à la personnalité même de Petrov-Vodkine, artiste symboliste et religieux – l’œuvre que vous reproduisez, datée de 1925, avait été anticipée, en 1912, par un autre Cheval rouge clairement référé à l’iconographie de saint Georges[40] – devenu peintre officiel du régime soviétique, mort paisiblement avec le titre de « Personnalité émérite des Arts de la République de Russie » après que Staline lui eut demandé, en 1938, de participer à la décoration du futur Palais des Soviets[41]. Ce qui m’inquiète plutôt est que cette peinture dont le contenu est clairement révolutionnaire fait partie d’une œuvre visuelle dont la forme aura été, de bout en bout, clairement réactionnaire. Voilà sans doute où nos idées sur la « dialectique des images » diffèrent profondément. Voilà ce qui sépare nos approches respectives sur ce que peuvent être des « images de pensée ». D’ailleurs, après les objets et les corps, votre livre entend traiter des concepts qu’une histoire culturelle devrait traiter comme autant de symboles[42] (et, là encore, vous suivez strictement le vocabulaire de Panofsky).

Toute cette partie de votre livre, intitulée « Concepts, symboles et lieux de mémoire » culmine dans ce qui apparaît à vos yeux comme l’« image de pensée » par excellence : il s’agit de la fresque de Diego Rivera L’Homme contrôleur de l’univers peinte en 1934 – après des péripéties à New York que vous racontez précisément – pour le Palais des Beaux-Arts de Mexico[43]. En quoi est-ce donc une « image de pensée » ? En ce qu’elle visualise ou, mieux, illustre une pensée, une vision du monde. Vous écrivez ainsi qu’elle « illustre une conception marxiste de l’histoire, une vision du socialisme et un paradigme révolutionnaire » qui vont bien au-delà de tout soulèvement, de toute insurrection corporelle[44]. Cette fresque expose une idéologie et s’inspire de l’esthétique du réalisme socialiste dans la mesure même où elle est contemporaine, comme vous le soulignez, de l’accession au pouvoir de Lazaro Cardenas inspiré par le modèle soviétique.

C’est donc à vos yeux une image de pensée en ce qu’elle illustre une pensée. C’est une image dialectique en ce qu’elle allégorise le combat de l’humanité qui « à la croisée des chemins se tient dans un équilibre presque parfait entre le passé et le futur, le mal et le bien, l’abîme et le bonheur, l’égoïsme et la fraternité, la maladie et la santé, le préjudice et l’éveil spirituel, l’obscurantisme et le progrès, le capitalisme et le socialisme[45] ». Bref, c’est une image révolutionnaire en ce qu’on peut y voir le portrait de Lénine et, en même temps, les « masses révolutionnaires », dites-vous, luttant contre les « forces de la guerre », ou encore les effigies de Marx, Engels et Trotski à côté des « héros collectifs » représentés comme autant de « figure[s] prométhéenne[s][46] ». C’est à la suite de telles considérations que votre livre Révolution prendra un tour nouveau, celui d’un chapelet des « intellectuels révolutionnaires » depuis 1948 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale[47]. Ce qui fait de vos analyses une bonne histoire des idées (mais non des images ou, même, de la culture en général) et des idéologies (mais non des sensibilités, pas même des mentalités).

Reprenons – brièvement – pour tenter de conclure. Qu’en est-il désormais du contenu politique ? Doit-on le définir comme ce qu’illustre une image, ce que professe une œuvre d’art, ce que représente une photographie, comme vous semblez le faire par vos interprétations comme vos choix d’objets ? Ne doit-on pas, plutôt, savoir le mobiliser, donc en déplacer l’évidence, notamment à travers la question de la puissance des formes et celle de savoir comment agit une image, non seulement sur ses spectateurs, sur le monde historique, mais aussi sur les autres images avec laquelle elle coexiste ? C’est une question que vous évitez de poser à l’endroit de mon travail alors même que vous en adoptez d’emblée vocabulaire à partir de l’« acte d’image » (Bildakt) selon Horst Bredekamp[48]. Le « contenu politique », est-ce vraiment ce que « contient » politiquement une image loin de toute « esthétisation » ?

Or c’est un conformisme de la forme qui apparaît dans nombre de vos exemples et, par contraste, dans nombre de vos réticences à l’égard de certaines œuvres contemporaines que vous jugez « hors-sujet » par rapport à tout espace politique. Aveugle devant les inventions formelles et, par conséquent, devant l’imagination politique elle-même, ce conformisme de la forme finit par fossiliser les contenus eux-mêmes (qui sont toujours pluriels, donc jamais à penser comme « le contenu » obstinément cherché par toute pensée sectaire). Qu’est-ce, dans ces conditions, qu’une image de gauche ? Cette question est-elle bien posée si « la gauche » ne dénote qu’un contenu de représentation et un enjeu de signification, rejetant tout travail spécifique de la forme du côté de l’« esthétisation » ? Devant ses camarades de gauche réunit à l’Institut pour l’étude du fascisme, en avril 1934, Walter Benjamin avait pourtant été fort clair à l’endroit de la notion de « tendance » (Tendenz), que votre idée de « contenu politique » me semble recouvrir assez précisément. Benjamin écrivait : « La tendance d’une œuvre politique ne peut fonctionner politiquement que si elle fonctionne littérairement aussi[49]. » C’est-à-dire si elle est capable d’inventer une forme non conformiste – ce conformisme fût-il « de gauche », comme dans le cas du réalisme socialiste.

L’exigence formulée par Walter Benjamin n’avait rien de confortable : elle ouvrait tout un champ polémique ayant, de fait, divisé les penseurs de cette époque. Fallait-il considérer Marcel Proust en tant qu’auteur bourgeois (ce qu’il semblait être d’après son « contenu ») ou en tant qu’écrivain révolutionnaire (ce qu’il est, à tout le moins, dans sa forme narrative) ? Fallait-il voir en James Joyce l’apôtre d’une pure esthétisation du langage productrice d’ambiguïtés incompréhensibles, ou bien l’inventeur de formes littéraires capables de soutenir le projet, par Eisenstein, d’une adaptation cinématographique du Capital de Karl Marx[50] (projet évidemment considéré comme « sans contenu », donc néfaste, par la censure stalinienne) ? Fallait-il rejeter les expressionnistes comme des fascistes potentiels – position qui fut celle de Georg Lukács – ou en adopter, au contraire, le dynamisme psychique et formel, comme le fit Ernst Bloch ? La psychanalyse freudienne était-elle à considérer sous l’angle de l’individualisme bourgeois ou bien sous celui d’une révolutionnaire inflexion des sciences de l’homme ?

La tradition n’est vivante que si l’on parvient à y trouver une lisibilité inaperçue en brisant les certitudes du conformisme.

Il y a une quinzaine d’années, j’avais tenté de montrer comment Bertolt Brecht avait pu se sentir « coincé » dans ce problème : écartelé entre les exigences de la « tendance » (qui lui faisaient prendre parti : éloge de Staline, donc) et celles de la forme (qui lui faisaient prendre position en jouant, par exemple, sur une approche contemporaine des motifs les plus immémoriaux de la lamentation rituelle)[51]. Évoquant Brecht, d’ailleurs, on ne peut que rappeler sa remarquable façon d’avoir fait jouer ensemble – et se critiquer respectivement – les montages poétiques les plus audacieux et le souci pédagogique lui-même, ce qui apparaît si fortement dans sa Kriegsfibel[52].Or il ne s’agissait en rien pour Brecht, et encore moins pour Benjamin, de réduire comme images didactiques, ainsi que vous avez tendance à le faire, ces images dialectiques qu’il me semble important d’envisager comme des « images critiques », c’est-à-dire, avant toute, productrices de crises[53].

Les images dialectiques ne sont pas des « images-synthèses » dans lesquelles un seul contenu trouverait sa forme pérenne : mais des « images-symptômes » où des contenus hétérogènes tourbillonnent – se confrontent, se rejoignent, se donnent la main, se séparent à nouveau – en formes mouvantes. Vous n’avez pas compris, cher Enzo Traverso, je que j’avais pu dire sur la tradition : je l’avais critiquée lorsqu’elle se trouvait réduite à une pure continuité d’héritage institué (l’héritage humaniste, par exemple : versant panofskien, donc). À l’inverse j’ai fait depuis longtemps mienne cette référence à Benjamin que vous citez à juste titre : « À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme (Konformismus) qui est sur le point de la subjuguer[54]. » Cela signifie que la tradition n’est vivante que si l’on parvient à y trouver une lisibilité inaperçue en brisant les certitudes du conformisme. Et cela s’entendait, pour Benjamin, aussi bien du conformisme théologique (subjuguant la tradition juive) que du conformisme politique (subjuguant la « tradition des opprimés »).

C’est donc en prenant le risque de déplacer – démontage, remontage – que l’on fera émerger de nouvelles lisibilités pour l’histoire et la politique. Ce déplacement est un acte heuristique, aussi minuscule ou, inversement, spectaculaire soit-il : une affirmation de liberté et d’imagination. Une production d’« images de pensée », donc. Quand, à propos de Diego Rivera, vous donnez à cette expression le sens d’une image qui « illustre une conception marxiste de l’histoire », vous réduisez complètement le sens de ce qu’entendait Benjamin sous le terme de Denkbilder : c’est pour vous une image de (génitif objectif) pensée, quand il s’agirait plutôt d’une image de (génitif subjectif) pensée. Le texte de Benjamin qui porte ce titre de Denkbilder me semble aussi fécond qu’aux antipodes de toute soumission, que vous établissez spontanément, de « l’image », donc de l’imagination, à « la pensée » qui y trouverait son illustration et, de la sorte, y serait « contenue ».

Or dans ce texte il était question de deuil et d’écriture, de rêves et de caresses[55]… Il était question de « mots sans lien ni contexte » (Wörter ohne Bindung und Zusammenhang), mais qui avaient la capacité imaginative d’offrir le « point de départ d’un jeu » (Ausgangspunkte eines Spieles) de la pensée, comme dans cette phrase surréaliste lancée par un enfant, méticuleusement consignée par Benjamin : « Le temps s’élance comme un bretzel dans la nature[56]. » Avec sa forme de lettre magique ou de symbole mathématique, ses trous et la promesse d’un goût exquis, le bretzel n’est dans cette phrase qu’une image sensible[57]. Mais est-elle pour autant un « égarement » vis-à-vis du concept de temps ? Benjamin ne la donnait-il pas, justement, comme une puissance à penser ? Ainsi que Hans Blumenberg a pu le développer par la suite, on doit ici comprendre que les images ne sont en rien les simples états inchoatifs de la pensée (des concepts pauvres, non encore réalisés) ou bien des témoignages de son délitement ultérieur (des concepts « égarés », « esthétisés »). Elles participent pleinement de l’histoire où se forment les concepts (Begriffsbildung) et, plus encore, elles sont susceptibles d’offrir des formes développées de la pensée elle-même qu’elles qu’auront plus, dès lors, à devoir « contenir » ou « illustrer » d’aucune manière.

Vous avez parlé, après Daniel Bensaïd, d’une « mélancolie de gauche » ou de la gauche[58] – dans un sens non psychanalytique du terme, c’est entendu –, qui appelait légitimement, de votre part, ce travail de mémoire et d’histoire culturelle sur la révolution. Daniel Bensaïd, cité par vous en exergue de ce travail, disait de la révolution qu’elle est « l’idée indéterminée du changement » : à ce titre même, disait-il, le contraire d’un « modèle » ou d’un « schéma préfabriqué[59] ». Voilà peut-être où gît notre malentendu : je dirai que, si cette idée est indéterminée, c’est qu’elle doit justement s’imaginer, quand Bensaïd lui-même affirmait qu’elle est « sans image ».

La révolution n’est « sans image » que pour celui dont la notion (ou la pratique) des images est, ou bien trop réductrice, ou bien trop abstraite. Pour tout dire : conformiste. La misère de la gauche n’est pas dans sa mélancolie, mais dans son conformisme à l’égard de certaines puissance anthropologiques – les désirs inconscients, les émotions, les gestes, les images – qu’elle considère comme subalternes au regard de l’action, du projet, de la stratégie ou du « contenu politique ». S’égarer de toutes les façons nous échoit, ce qu’indique l’adage fameux errare humanum est. Nous errons dans nos désirs, nos émotions, nos gestes, nos images. C’est sans doute une erreur philosophique, voire politique, que de croire réduire à néant toute errance de la pensée.

 

NDLR : ce texte est une réponse à l’article de Enzo Traverso « Soulèvements / Égarements » publié par AOC le 4 juillet dernier, lequel répondait à celui de Georges Didi-Huberman, « Prendre position (politique) et prendre le temps (de regarder) », lui aussi à retrouver sur le site d’AOC.


[1] M. Poivert, Gilles Caron. Le conflit intérieur, Lausanne-Arles, Musée de l’Élysée-Éditions Photosynthèses, 2013, p. 225-227 et 264-290.

[2] Ibid., p. 244-262 et 291-293. Cf. G. Didi-Huberman (dir.), Soulèvements, Jeu de Paume-Gallimard, 2016, p. 138-139.

[3] G. Didi-Huberman (dir.), Soulèvements, op. cit., p. 149.

[4] Ibid., p. 135 et 140-141.

[5] Le dernier, en manière de point d’orgue (et dirigé avec Louise Déry), s’intitulait Le Soulèvement infini, Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019.

[6] G. Didi-Huberman, Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1, Les Éditions de Minuit, 2019. Id., Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève, 2, Les Éditions de Minuit, 2021.

[7] J. Rancière, « Un soulèvement peut en cacher un autre », Soulèvements, op. cit., p. 63-70.

[8] G. Didi-Huberman, Imaginer recommencer, op. cit., p. 37-50. Cf. F. Jesi, Spartakus. Symbolique de la révolte (1969), trad. F. Vallos et A. Dufeu, Bordeaux, Éditions La Tempête, 2016.

[9] O. Mannoni, « Je sais bien, mais quand même… » (1964), Clefs pour l’Imaginaire, ou l’autre scène, Le Seuil, 1969, p. 9-33.

[10] W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [première version] » (1935), trad. R. Rochlitz, Œuvres, III, Gallimard, 2000, p. 113.

[11] A. Badiou, « La politique : une dialectique non expressive » (2005), La Relation énigmatique entre philosophie et politique, Meaux, Éditions Germina, 2011, p. 67-87.

[12] G. Didi-Huberman, Désirer désobéir, op. cit., p. 7-15.

[13] G. Agamben, « Notes sur le geste » (1992), trad. D. Loayza, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Payot & Rivages, 1995, p. 70.

[14] Ibid., p. 68.

[15] Ibid., p. 71.

[16] W. Benjamin, Sur le haschich et autres écrits sur la drogue (1927-1934), trad. J.-F. Poirier, Christian Bourgois, 1993.

[17] Id., « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » (1929), trad. M. de Gandillac, revue par P. Rusch, Œuvres, II, Gallimard, 2000, p. 120.

[18] Ibid., p. 130.

[19] Ibid., p. 129.

[20] Ibid., p. 130.

[21] Ibid., p. 131.

[22] A. Breton, Arcane 17, enté d’Ajours (1944-1947), Œuvres complètes, III, éd. M. Bonnet et al., Gallimard, 1999, p. 43. Cf. G. Didi-Huberman, Désirer désobéir, op. cit., p. 263-280.

[23] G. Didi-Huberman, Imaginer recommencer, op. cit., p. 233-252.

[24] W. Benjamin, Baudelaire (1935-1940), éd. G. Agamben, B. Chitussi et C.-C. Härle, trad. P. Charbonneau, La Fabrique Éditions, 2013, p. 26.

[25] E. Traverso, Révolution : une histoire culturelle (2021), trad. D. Tissot révisée par l’auteur, La Découverte, 2022, p. 272.

[26] C. Baudelaire, « Mon cœur mis à nu » (1859-1865), Œuvres complètes, I, éd. C. Pichois, Gallimard, 1975, p. 701. Cf. G. Didi-Huberman, « Idas y vueltas, ou la politique du vagabondage », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 154, hiver 2020-2021, p. 3-49.

[27] W. Benjamin, « Le caractère destructeur » (1931), trad. R. Rochlitz, Œuvres, II, op. cit., p. 332.

[28] E. Traverso, Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, La Découverte, 1994.

[29] S. Kracauer, « La photographie » (1927), trad. S. Cornille, L’Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, La Découverte, 2008. Votre traduction.

[30] E. Panofsky, Essais d’iconologie. Thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance (1939), trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Gallimard, 1967, p. 31.

[31] Ibid., p. 3-5.

[32] Ibid., p. 25-28.

[33] Cf. G. Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 105-168.

[34] Id., Fra Angelico – Dissemblance et figuration, Flammarion, 1990.

[35] Id., « Pour une anthropologie des singularités formelles. Remarque sur l’invention warburgienne », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 24, 1996, p. 145-163 (avec une critique du paradigme du détective, notamment chez Carlo Ginzburg).

[36] Id., Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Les Éditions de Minuit, 2011.

[37] E. Traverso, Révolution : une histoire culturelle, op. cit., p. 37-83.

[38] Ibid., p. 86.

[39] Cf. A. Kamenski, Chagall : période russe et soviétique, 1907-1922, trad. J. Aubert-Yong, Éditions du Regard, 1988, p. 263-312.

[40] Cf. Y. Roussakov, Kouzma Petrov-Vodkine, 1878-1939. Peintures, arts graphiques, scénographie, trad. B. Mertz, Léningrad, Éditions d’art Aurora, 1986, p. 59 et 247.

[41] Ibid., p. 252.

[42] E. Traverso, Révolution : une histoire culturelle, op. cit., p. 157-225.

[43] Ibid., p. 211-225.

[44] Ibid., p. 211-212.

[45] Ibid., p. 217.

[46] Ibid., p. 218-221.

[47] Ibid., p. 227-340.

[48] Ibid., p. 6.

[49] W. Benjamin, « L’auteur comme producteur » (1934), trad. P. Ivernel, Essais sur Brecht, La Fabrique Éditions, 2003, p. 123.

[50] Cf. E. Vogman, Dance of Values. Sergei Eisenstein’s Capital Project, Zurich, Diaphanes, 2019.

[51] G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1, Les Éditions de Minuit, 2009.

[52] B. Brecht, L’ABC de la guerre (1955), trad. P. Ivernel, L’Arche, 2015.

[53] Cf. notamment G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Les Éditions de Minuit, 1992.

[54] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), trad. M. de Gandillac, revue par P. Rusch, Œuvres, III, op. cit., p. 431.

[55] Id., « Images de pensée » (1933), trad. J.-F. Poirier, Images de pensée, Christian Bourgois, 1998, p. 235-240.

[56] Ibid., p. 242-243.

[57] Cf. G. Didi-Huberman, « L’image-malice. Histoire de l’art et casse-tête du temps » (1999), Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Les Éditions de Minuit, 2000, p. 85-155.

[58] E. Traverso, Mélancolie de gauche. Une tradition cachée, La Découverte, 2016.

[59] Id., Révolution : une histoire culturelle, op. cit., p. 5.

Georges Didi-Huberman

Philosophe, historien de l'art, Directeur d'études de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

La Nupes, une union de rupture

Par

L’appel au rassemblement de Jean-Luc Mélenchon après le premier tour de la présidentielle et la marginalisation de ses concurrents à gauche ont précipité l'avènement de la Nouvelle Union populaire écologique... lire plus

Notes

[1] M. Poivert, Gilles Caron. Le conflit intérieur, Lausanne-Arles, Musée de l’Élysée-Éditions Photosynthèses, 2013, p. 225-227 et 264-290.

[2] Ibid., p. 244-262 et 291-293. Cf. G. Didi-Huberman (dir.), Soulèvements, Jeu de Paume-Gallimard, 2016, p. 138-139.

[3] G. Didi-Huberman (dir.), Soulèvements, op. cit., p. 149.

[4] Ibid., p. 135 et 140-141.

[5] Le dernier, en manière de point d’orgue (et dirigé avec Louise Déry), s’intitulait Le Soulèvement infini, Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019.

[6] G. Didi-Huberman, Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1, Les Éditions de Minuit, 2019. Id., Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève, 2, Les Éditions de Minuit, 2021.

[7] J. Rancière, « Un soulèvement peut en cacher un autre », Soulèvements, op. cit., p. 63-70.

[8] G. Didi-Huberman, Imaginer recommencer, op. cit., p. 37-50. Cf. F. Jesi, Spartakus. Symbolique de la révolte (1969), trad. F. Vallos et A. Dufeu, Bordeaux, Éditions La Tempête, 2016.

[9] O. Mannoni, « Je sais bien, mais quand même… » (1964), Clefs pour l’Imaginaire, ou l’autre scène, Le Seuil, 1969, p. 9-33.

[10] W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [première version] » (1935), trad. R. Rochlitz, Œuvres, III, Gallimard, 2000, p. 113.

[11] A. Badiou, « La politique : une dialectique non expressive » (2005), La Relation énigmatique entre philosophie et politique, Meaux, Éditions Germina, 2011, p. 67-87.

[12] G. Didi-Huberman, Désirer désobéir, op. cit., p. 7-15.

[13] G. Agamben, « Notes sur le geste » (1992), trad. D. Loayza, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Payot & Rivages, 1995, p. 70.

[14] Ibid., p. 68.

[15] Ibid., p. 71.

[16] W. Benjamin, Sur le haschich et autres écrits sur la drogue (1927-1934), trad. J.-F. Poirier, Christian Bourgois, 1993.

[17] Id., « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » (1929), trad. M. de Gandillac, revue par P. Rusch, Œuvres, II, Gallimard, 2000, p. 120.

[18] Ibid., p. 130.

[19] Ibid., p. 129.

[20] Ibid., p. 130.

[21] Ibid., p. 131.

[22] A. Breton, Arcane 17, enté d’Ajours (1944-1947), Œuvres complètes, III, éd. M. Bonnet et al., Gallimard, 1999, p. 43. Cf. G. Didi-Huberman, Désirer désobéir, op. cit., p. 263-280.

[23] G. Didi-Huberman, Imaginer recommencer, op. cit., p. 233-252.

[24] W. Benjamin, Baudelaire (1935-1940), éd. G. Agamben, B. Chitussi et C.-C. Härle, trad. P. Charbonneau, La Fabrique Éditions, 2013, p. 26.

[25] E. Traverso, Révolution : une histoire culturelle (2021), trad. D. Tissot révisée par l’auteur, La Découverte, 2022, p. 272.

[26] C. Baudelaire, « Mon cœur mis à nu » (1859-1865), Œuvres complètes, I, éd. C. Pichois, Gallimard, 1975, p. 701. Cf. G. Didi-Huberman, « Idas y vueltas, ou la politique du vagabondage », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 154, hiver 2020-2021, p. 3-49.

[27] W. Benjamin, « Le caractère destructeur » (1931), trad. R. Rochlitz, Œuvres, II, op. cit., p. 332.

[28] E. Traverso, Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, La Découverte, 1994.

[29] S. Kracauer, « La photographie » (1927), trad. S. Cornille, L’Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, La Découverte, 2008. Votre traduction.

[30] E. Panofsky, Essais d’iconologie. Thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance (1939), trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Gallimard, 1967, p. 31.

[31] Ibid., p. 3-5.

[32] Ibid., p. 25-28.

[33] Cf. G. Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 105-168.

[34] Id., Fra Angelico – Dissemblance et figuration, Flammarion, 1990.

[35] Id., « Pour une anthropologie des singularités formelles. Remarque sur l’invention warburgienne », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 24, 1996, p. 145-163 (avec une critique du paradigme du détective, notamment chez Carlo Ginzburg).

[36] Id., Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Les Éditions de Minuit, 2011.

[37] E. Traverso, Révolution : une histoire culturelle, op. cit., p. 37-83.

[38] Ibid., p. 86.

[39] Cf. A. Kamenski, Chagall : période russe et soviétique, 1907-1922, trad. J. Aubert-Yong, Éditions du Regard, 1988, p. 263-312.

[40] Cf. Y. Roussakov, Kouzma Petrov-Vodkine, 1878-1939. Peintures, arts graphiques, scénographie, trad. B. Mertz, Léningrad, Éditions d’art Aurora, 1986, p. 59 et 247.

[41] Ibid., p. 252.

[42] E. Traverso, Révolution : une histoire culturelle, op. cit., p. 157-225.

[43] Ibid., p. 211-225.

[44] Ibid., p. 211-212.

[45] Ibid., p. 217.

[46] Ibid., p. 218-221.

[47] Ibid., p. 227-340.

[48] Ibid., p. 6.

[49] W. Benjamin, « L’auteur comme producteur » (1934), trad. P. Ivernel, Essais sur Brecht, La Fabrique Éditions, 2003, p. 123.

[50] Cf. E. Vogman, Dance of Values. Sergei Eisenstein’s Capital Project, Zurich, Diaphanes, 2019.

[51] G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1, Les Éditions de Minuit, 2009.

[52] B. Brecht, L’ABC de la guerre (1955), trad. P. Ivernel, L’Arche, 2015.

[53] Cf. notamment G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Les Éditions de Minuit, 1992.

[54] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), trad. M. de Gandillac, revue par P. Rusch, Œuvres, III, op. cit., p. 431.

[55] Id., « Images de pensée » (1933), trad. J.-F. Poirier, Images de pensée, Christian Bourgois, 1998, p. 235-240.

[56] Ibid., p. 242-243.

[57] Cf. G. Didi-Huberman, « L’image-malice. Histoire de l’art et casse-tête du temps » (1999), Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Les Éditions de Minuit, 2000, p. 85-155.

[58] E. Traverso, Mélancolie de gauche. Une tradition cachée, La Découverte, 2016.

[59] Id., Révolution : une histoire culturelle, op. cit., p. 5.