Complots, sondages et okapis
« Huit français sur dix sont complotistes ! » C’est avec des titres de cet acabit que la majeure partie des média a spectaculairement rendu compte d’un sondage commandé par la Fondation Jean Jaurès à propos des « théories du complot » et récemment rendu public. Les résultats de cette enquête – des réponses à de nombreux questionnaires minutieusement analysés par des méthodes statistiques qui croisent des descripteurs sociaux ou subjectifs (niveau d’étude, âge, opinions politiques, sentiment de reconnaissance ou de légitimité) avec des opinions concernant un petit ensemble de « théories du complot » – occupent une centaine de pages, présentées avec les précautions d’usage quant à la méthodologie (intervalles de confiance, etc.). Mais, comme d‘habitude, ces précautions n’ont pas empêché la couverture médiatique de se limiter aux chiffres bruts les plus spectaculaires à propos « des français » : pour les plus tatillons des journalistes ce ne sont pas, à la louche, 8 sur 10 mais très exactement 79% « des français » qui croient à des théories du complot, etc.
A l’heure où le gouvernement envisage de légiférer sur les « fake news », et où le si réjouissant président américain tweete sur son statut de nobélisable, on comprend qu’une telle enquête consacrée à des croyances farfelues interpelle. Néanmoins, sa diffusion, et, au-delà sa conception même, prêtent à des critiques qu’il nous semble important de formuler publiquement. La déformation d’un gros document empli de tableaux subtils en unes de journaux racoleuses n’a certes rien de nouveau : au confluent de l’ignorance d’à peu près tout le monde en maniement de données statistiques, et de l’actuelle concurrence médiatique pour attirer le lecteur ou le cliqueur, les titres sensationnalistes sur le complotisme français étaient prévisibles. La méthodologie elle-même appelle toutefois certaines critiques. On a relevé que les questions mélangeaient des choses difficilement identifiables, comme théorie de la « terre plate » et réchauffement climatique ; on a souligné que les formulations pouvaient clairement biaiser les réponses : il est au fond raisonnable de préférer une formulation prudente d’une théorie dominante à une formulation dogmatique de ladite théorie, mais la première option comptera plutôt pour une réponse complotiste. Il devient difficile dans ces conditions d’inférer à partir des données statistiques brutes vers l’affirmation que l’on a mesuré la pénétrance réelle des théories du complot en France.
Deux points essentiels toutefois n’ont pas encore été soulevés, et devraient inciter à une reconsidération de ces données par ailleurs incontestablement intéressantes et utiles.
D’une part, la perspective diachronique y manque cruellement. Les raccourcis médiatiques ont tendance à forcer les conclusions, en constatant une recrudescence de théories du complot liées aux réseaux sociaux : les jeunes, soi-disant plus perméables à ces théories, s’informent sur Facebook ou snapshat et sont donc vite influencés par les extrémistes diffuseurs de fake news. L’enquête IFOP/Jean Jaurès, vaste entreprise élaborée sur plusieurs mois, se réduit ici à un prétexte scientifique pour seriner à nouveau ce qu’on clamait déjà : internet rend (au choix) idiot, nazi ou islamogauchiste. Certes, on connaît les dommages des réseaux sociaux sur la vie sociale des usagers et en particulier des plus jeunes ; on sait aussi que leur usage peut enfermer dans une bulle informationnelle éventuellement découplée de la réalité, et renforcer par un phénomène de polarisation des croyances les convictions établies, en particulier pour ce qui concerne les opinions politiques. Ou encore, ils donnent une légitimité à des opinions extrémistes simplement en en accroissant la visibilité, selon un processus psychologique simple par lequel si beaucoup pensent l’opinion X censément détestable c’est qu’elle est légitime.
Tout ceci est toutefois, en soi, indépendant de la question des théories du complot. Certes, on pourrait penser que la polarisation, via la fragmentation subséquente des bulles de croyance, renforcerait la sensibilité aux théories du complot. En effet, une des conditions sociales de leur diffusion réside dans une « épistémologie estropiée » (1), soit un accès lacunaire à la connaissance : la polarisation renforcerait ce caractère lacunaire. Mais pour l’établir il faut pénétrer à l’intérieur des réseaux et des contenus diffusés, et non se contenter de corrélations entre certaines croyances avouées par les sondés (par exemple la Terre plate, ou le doute sur les vrais responsables des attentats de janvier 2015) et leur fréquentation des réseaux sociaux. Bref, s’il est avéré que les réseaux sociaux rendent con, il n’est pas dit qu’ils rendent complotiste. Ce n’est pas un sondage, mais bien une analyse de type data mining des données d’un (ou plusieurs) réseau social, qui peut établir cela, comme certains l’avaient fait pour les tweets politiques avant les dernières élections présidentielles.
Des données passionnantes mais a-t-on là un phénomène réellement si récent ?
De ce fait, les données établies par le sondage ne font que confirmer pour la n-ième fois ce que psychologie et sciences sociales ont établi : deux faits, à savoir que la probabilité de croire une théorie du complot donnée augmente avec les théories du complot auxquelles on croit déjà (2), et que les extrêmes politiques ont tendance à y croire plus que les autres (3) (selon un cercle de justification assez facile à établir : « on nous ment, je préfère les politiques extrêmes, ils m’expliquent qu’on nous ment, je me méfie donc des politiques “du système”, etc. »). On sait aussi depuis un article classique de l’historien américain Richard Hofstadter en 1964 (4) que les « théories du complot » sont souvent corrélées avec un sentiment de mistrust, manque de confiance, dans les institutions – école, politique, hôpital, université, médias, police – et le sondage d’aujourd’hui ne fait que confirmer ces analyses désormais robustes.
Des données passionnantes, donc, mais qui confirment ce que les chercheurs ont déjà testé. Cependant, a-t-on là un phénomène réellement si récent ? Quiconque a parcouru la littérature sociologique et historique sur les théories du complot sait que celles-ci ont été légion dans les années 50, suite en particulier au Maccarthysme qui voyait « un rouge sous chaque tapis », au point d’inspirer à Hofstadter son article fameux sur le « style paranoïaque dans la politique américaine » ; le rap des années 80 a inventé et diffusé certaines des théories que le sondage d’aujourd’hui proposait aux Français d’évaluer (par exemple, sur le Sida)(5). Le cinéma hollywoodien des années 70-80 (pensons à Peckinpah, Lumet, Pollack, etc.) à la fois puisait dans et construisait un imaginaire conspirationniste nourri des révélations d’actions baroques de la CIA (6). En 1966, Dutronc chantait des paroles de Jacques Lanzmann : « On nous cache tout on nous dit rien », et de l’autre côté de l’Atlantique, Dylan, un authentique Nobel, psalmodiait « I’m only a pawn in their game ». Les hippies étaient des complotistes barbus. Y a t- il vraiment, avec les réseaux sociaux en 2017, un saut qualitatif dans le sentiment complotiste ? On peut en douter, puisque la méthode du sondage ne semble pas à même d’établir un vrai lien causal entre ces réseaux et les « théories du complot ».
Mais cet exemple dylanien me mène au second problème de l’étude en question. Après tout, ce sentiment que « nous sommes des pions », en d’autres termes que « d’autres tirent les ficelles » (comme on l’entend parfois) est-il vraiment le signe de la croyance à une théorie du complot ? Le pouvoir et la richesse étant inégalement distribués dans les sociétés, certains ont incontestablement moins de pouvoir que d’autres, et certains – beaucoup – sont tributaires des décisions prises par d’autres, qu’elles soient concertées ou pas, conscientes ou pas, éclairées ou non. Il est permis de penser que nos vies sont largement influencées par les choix des directeurs des GAFA, ces Google/Amazon/Facebook et autres mastodontes de l’internet qui avalent des terabytes de données sur chacun de nous et les revendent, comme par nos politiques décidant de restructurer l’impôt ou de re-re-re-réformer l’enseignement secondaire. (Et que ces derniers dépendent à leur tour d’enjeux financiers parfois opaques.) Rien qui raisonnablement ne permette ici de parler de complot, et il est abusif de qualifier de complotiste quiconque énonce ces faits. De même, douter que les services secrets américains aient bien fait leur travail avant le 11 Septembre, et imaginer par conséquent qu’ils essayent ensuite de cacher des failles, n’entraîne pas logiquement de croire que l’attentat terroriste lui-même n’était pas le fait d’AlQaida. Par conséquent si on définit de manière trop abstraite ou générale la « théorie du complot », on ne s’étonnera pas de trouver que 99,9% de la population y adhère.
Ce défaut de caractérisation conceptuelle du « complotisme » a des effets délétères
Nulle part dans le sondage de la Fondation Jean Jaurès, et moins encore dans ses échos médiatiques, on n’essaye de déterminer avec précision ce qu’on appelle « théorie du complot ». Les sectateurs des chemtrails (7) entretiennent-ils vraiment des croyances de même nature que les antivaccins – même si ces deux croyances sont considérées comme identiquement complotistes par le sondage de la Fondation Jean Jaurès ? Au fond, ces derniers pourraient bien être plus proches des anti-OGM ou anti-glyphosate, qui doutent d’un consensus scientifique, que des 9/11 Truthers qui doutent de la « version officielle » du 11 septembre. Mais les anti-OGM sont-ils alors des complotistes, alors qu’ils ont pignon sur rue dans les journaux français ? On rappellera qu’aux Etats Unis, les anti-OGM sont généralement mis sur le même pied que les Truthers ou les climatosceptiques, par exemple dans les publications ou les sites « rationalistes », de sorte que le même sondage aux USA aurait sans doute inclus une affirmation sur les OGM parmi les questions-tests du complotisme. Il ne s’agit pas ici de dire que douter de l’innocuité des OGM relève du complotisme, mais au contraire, de souligner que, faute d’une détermination conceptuelle précise de ce qu’on entend par « théorie du complot », on peut arbitrairement ranger pas mal de choses dans cette catégorie, en particulier les doutes concernant les affirmations apparemment scientifiques favorables aux intérêts des pharmaceutiques ou agroalimentaires.
De la sorte, en testant le degré de complotisme de la population française on n’obtiendra qu’une estimation artificielle, même en admettant que la méthode de test soit correcte, puisque la définition de ce qu’on teste est arbitraire. Ce défaut de caractérisation conceptuelle du ‘complotisme’ a donc des effets méthodologiques délétères. Par exemple, au sujet des médias, l’enquête de la Fondation Jean Jaurès pose une alternative entre « Globalement, les médias restituent correctement l’information et sont capables de se corriger quand ils ont commis une erreur » et « étant largement soumis aux pressions du pouvoir politique et de l’argent, leur marge de manœuvre est limitée et ils ne peuvent pas traiter comme ils le voudraient certains sujets ». Il y a certes déjà la faute logique que constitue le fait que ce ne sont pas là deux affirmations exclusives (même en considérant les deux autres réponses possibles dans le sondage). Mais surtout, que pourrait bien signifier une corrélation forte entre la seconde – soit, la perception raisonnable du fait que le système d’information n’est évidemment pas dénué de contraintes étatiques et financières (8) – et la croyance à une ou plusieurs « théories du complot » ? Sans présuppositions supplémentaires, elle ne signifiera rien.
Plus généralement, il n’est même pas certain qu’il existe une catégorie « théorie du complot » bien fondée, qui permettrait de ranger d’un côté les chemtrails, et de l’autre les complots avérés tels que la participation secrète de l’American Psychological Association aux tortures à Guantanamo (pour prendre un complot récemment révélé). Il est même très douteux que ces choses-là soient des « théories » (au sens où on dit « théorie de l’évolution », « théorie de la relativité restreinte »), ou bien que toutes le soient (9). Peut- être même que sous « théorie du complot » on range des types de croyance objectivement différents, et qu’une typologie plus fine devrait être préférée. En tout cas, il en va ici de questions théoriques ouvertes et difficiles, et non pas d’évidences triviales que l’on pourrait présupposer sans risque (10).
Ce ne sont pas là des questions « philosophiques », au sens où elles renverraient au luxe d’une spéculation métaphysique qu’on ne peut pas se permettre alors que nous sommes dans l’urgence d’une réponse à la « post-vérité », aux fake news, à la « radicalisation », ou autres mots à la mode. En réalité, ces questions sont nécessaires, car si on ne les pose pas, nos outils de mesure et d’auscultation de la population nous donneront des diagnostics aussi inutiles qu’une enquête de zoologie qui, faute d’avoir identifié correctement ce qui compte comme « animal », traiterait pêle-mêle de chiens, d’écrevisses, d’okapis, de courges, de sécateurs et de théières. Ou plutôt, ils nous donneront simplement des prétextes supplémentaires à une normalisation, une standardisation et un contrôle de l’expression dans notre pays. On pourra en haut lieu affirmer sans rire que quiconque parle de pressions des laboratoires pharmaceutiques sur le ministère de la santé, ou de l’agroalimentaire sur les autorités de l’hygiène, relève du complotisme et va vers la radicalisation. Il faudra légiférer, et on devine qu’au bout du compte les terroristes en souffriront moins que, au hasard, les journalistes ou les militants environnementalistes…
On a donc toutes les raisons politiques du monde de se méfier de cette entreprise d’hygiène mentale des foules qui s’avance sans masque, qui voudrait aujourd’hui faire des lois sur les soi-disant fake news, et peut-être demain stigmatiser celui qui en France pense que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes.
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