Société

Les agresseurs sont-ils si bêtes ?

Historien

La RATP n’en est pas à sa première polémique concernant les images qu’elle montre, ou refuse de montrer, dans les couloirs des métros parisiens. Mais le tollé qui a suivi l’affichage de la nouvelle campagne contre le harcèlement sexuel révèle bien davantage qu’une simple mauvaise communication.

Selon une enquête de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports, 87 % des femmes déclarent avoir été victimes de harcèlement, d’agressions sexuelles ou de viols dans les transports en commun. Depuis 2015, la RATP multiplie les actions de formation et de sensibilisation pour lutter contre ce fléau. Après le mouvement participatif #MeToo, la région Ile-de-France, par le biais de l’organisme Ile-de-France Mobilités (ex-STIF), a lancé le 5 mars une campagne de prévention réalisée par Havas Paris destinée à faire connaître le numéro d’appel 3117, réservé depuis 2013 au signalement des agressions, ainsi que la nouvelle application dédiée sur smartphone.

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Basée sur la déclinaison de trois affiches spectaculaires représentant une femme seule, agrippée à une barre de métro, tournant le dos à un redoutable prédateur – un ours, un requin et des loups –, la campagne a été remarquée et a rapidement suscité la critique. Le choix de l’animalisation des agresseurs est perçu comme une euphémisation excessive. Sur Twitter, Valerio Motta, ancien conseiller au secrétariat d’État chargé des Droits des femmes sous François Hollande, exprime ses réserves. De nombreux commentaires insistent pour rétablir l’identité des auteurs d’abus sexuels : « Quand j’ai été agressée à la Gare du Nord, spoiler : c’était ni un ours, ni un loup. C’était un monsieur d’une cinquantaine d’années comme on en croise tous les jours ».

L’approche métaphorique contredit la principale leçon du combat féministe : celle de la banalité des violences de genre.

La présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse, qui a déclaré avoir été elle-même victime d’agression, tente de désamorcer la fronde. « L’objectif, explique-t-elle, c’était de montrer que le harceleur n’est pas un homme, notre objectif n’est pas de stigmatiser les hommes. Notre objectif est de dire que le harceleur est un prédateur. C’est un prédateur, c’est un requin. C’est un ours, un loup, et ça rend aussi le sentiment très fort de menace que ressentent les femmes seules ou les femmes qui se font harceler dans les transports ».

Conforme à ce programme, l’approche métaphorique de l’agence Havas Paris contredit la principale leçon du combat féministe : celle de la banalité des violences de genre qui, loin de se situer en dehors de la norme sociale, en font au contraire partie intégrante. Un constat qui participe de ce que la théorie féministe dénomme la « culture du viol », outil de normalisation de la domination masculine au sein des sociétés patriarcales. De même, la volonté de ne pas désigner l’agresseur reproduit naïvement le trope connu sous le hashtag « #NotAllMen » (tous les hommes ne sont pas des agresseurs), identifié comme un argument de minoration destiné à contrer la dénonciation des abus sexuels.

L’animalisation des agresseurs correspond-elle nécessairement à un effacement de la responsabilité masculine ? Sur Twitter, plusieurs intervenants convoquent Esope et La Fontaine pour rappeler la légitimité du recours aux figures animales dans l’expression satirique. La bande dessinée de Thomas Mathieu Les Crocodiles, publiée en 2014, fournit un exemple bienvenu de son application à la dénonciation du harcèlement. Basée sur des témoignages, le document graphique reproduit plusieurs exemples d’agressions sexistes, en modifiant l’apparence des harceleurs, représentés sous l’apparence de crocodiles anthropomorphes. Or, la réception de l’œuvre montre que cette animalisation a été ressentie comme une mise à l’index cruelle par de nombreux lecteurs masculins, qui se sont parfois élevés avec violence contre cette satire grinçante. Comme l’explique un commentateur choqué de ce rapprochement : « L’auteur me fait comprendre que toutes les femmes voient les hommes comme des prédateurs en puissance. »

Personne ne s’est identifié aux animaux sauvages : il s’agit d’un cas d’animalisation paradoxal.

La réception de la campagne d’Havas Paris présente un cas rigoureusement inverse. À en juger par les réactions diffusées sur Twitter, aucun homme ne s’est plaint de se voir représenté sous une forme bestialisée. Compte tenu de la sensibilité des réseaux sociaux à la moindre mise en cause, cette absence confirme que les objectifs de la campagne ont bien été atteints : personne ne s’est identifié aux animaux sauvages. Il s’agit donc d’un cas d’animalisation paradoxal. Alors que le recours à cette figuration, en dehors de l’univers enfantin, sert généralement un objectif satirique, et donc critique, la campagne des transports franciliens propose une bestialisation sans stigmatisation : l’utilisation d’un vocabulaire qui appartient à la caricature, mais sans intention de dénoncer quiconque.

Ce message contradictoire explique les réactions d’incompréhension qui ont accueilli la campagne. Les choix iconographiques jouent ici un rôle primordial. Un premier problème vient de la déclinaison des prédateurs. Dans les œuvres graphiques qui recourent à l’animalisation, comme Les Crocodiles, ou encore Maus d’Art Spiegelman, les groupes antagonistes sont représentés par une espèce et une seule, favorisant leur identification. À l’inverse, la multiplication des espèces associées au même comportement évite cette focalisation, et participe du brouillage qui caractérise le projet.

De façon plus fondamentale, le recours à une représentation photoréaliste dramatique, qui place le prédateur au centre de l’action, dans des tonalités sombres inspirées des films d’animaux tueurs, barre la route du genre satirique. Le caractère naturaliste et la référence au spectaculaire des blockbusters plonge au contraire le spectateur dans une atmosphère angoissante.

Enfin, alors que Les Crocodiles limitaient le détournement au personnage du harceleur, conservant l’environnement urbain et l’apparence familière des autres protagonistes, la campagne francilienne fait au contraire le choix d’étendre l’espace naturel à l’ensemble du décor : forêt hivernale pour les loups, fonds marins pour le requin, caverne pour l’ours. Les transports collectifs seraient-ils un lieu où il est impossible pour les femmes d’échapper à la violence ? Littéralement plongées au sein de l’univers du prédateur, isolées, passives, abandonnées, sans la moindre perspective d’échapper à la menace terrifiante de la dévoration, elles arborent l’air inquiet de la proie, à la merci de son agresseur.

La représentation réaliste des grands prédateurs repousse en dehors de l’humanité les abus sexuels, suggérant qu’il s’agit de forces naturelles contre lesquelles on ne peut rien.

Le recours à un visuel-choc aurait pu se justifier dans un contexte d’alerte et de prévention. Le problème de ces affiches est que l’utilisation du vocabulaire animalier en dehors du registre satirique ne laisse d’autre option de lecture que la vision naturaliste. Alors que le détour par la caricature animale est toujours un moyen de revenir à l’humain, la représentation réaliste des grands prédateurs repousse en dehors de l’humanité les abus sexuels, suggérant qu’il s’agit de forces naturelles contre lesquelles on ne peut rien. Du coup, ce sont les amis des bêtes qui réagissent, choqués de voir des animaux sauvages associés à l’image malsaine des frotteurs du métro.

Cette compréhension à rebours de la logique du message illustre la contradiction de concevoir une communication de prévention tout en refusant de désigner clairement la source du risque. Faut-il incriminer les nouvelles mobilisations virales ou l’essor des sensibilités communautaires pour expliquer la réticence des communicants à distinguer des populations ? L’agence Havas Paris avait rencontré des difficultés similaires lorsqu’elle avait conçu en 2016 une campagne contre la fraude dans les transports, toujours pour l’opérateur Ile-de-France Mobilités. Trois affiches représentant une jeune femme, un homme et un adolescent faisaient apparaître trois animaux monstrueux perchés sur leur épaule, inspirés par les personnages de démons de l’iconographie médiévale, soufflant à l’oreille leurs mauvais conseils. Portant la responsabilité des comportements délictueux, ces personnages fictifs évitaient de pointer du doigt les auteurs des comportements répréhensibles. Mais cette évocation érudite avait rencontré beaucoup d’incompréhension, montrant là encore l’inconvénient de contourner le principe d’incarnation imposé par les formes visuelles.

D’autres pays n’ont pas ces pudeurs. Aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, les campagnes contre le harcèlement n’hésitent pas à personnifier un auteur des abus, sans pour autant soulever la colère des mâles. Mais la France reste tributaire de la vision illustrée par la tribune des 100 femmes publiée par Le Monde, qui conçoit le féminisme comme un dangereux adversaire de la quiétude masculine. Entre l’invisibilisation des agresseurs et un message qui s’adresse exclusivement aux femmes, mettant volontairement les hommes à l’écart, la campagne contre le harcèlement des transports franciliens réussit le tour de force de cocher toutes les cases de l’imaginaire de la culture du viol. Proposant une illustration typique du fantasme de la femme attaquée, conforme aux dessins stéréotypés des magazines de faits divers ou à l’offre prête à l’emploi des banques d’images, elle perpétue en toute inconscience l’empire du regard masculin, par un affichage qui exhibe la victimisation des femmes, et ne choquera aucun agresseur sexuel.


André Gunthert

Historien, Maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS

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