Éducation

Sélection à l’université : idées fausses et convergences inattendues

Sociologue

En août dernier, le président Macron n’hésitait pas à déclarer que « l’Université n’est pas la solution pour tout le monde ». Quelques mois plus tard, alors que la réforme Parcoursup et la loi ORE sont à l’origine d’un mouvement étudiant grandissant et du boycott annoncé par les enseignants, il apparaît plus que jamais nécessaire de mettre en doute les idées reçues sur le bienfondé et les supposés bienfaits de la sélection à l’entrée de l’université.

Le débat public sur l’enseignement supérieur est en France dominé de longue date par la question de la sélection à l’université, de ses supposés « non-dits » et « tabous » qui bloqueraient les réformes nécessaires à la modernisation d’un système jugé à bout de souffle, inadapté aux enjeux de l’époque, générateur d’échecs, de frustrations et de gaspillages. À cet égard, il ne fait aucun doute que la loi relative à l’orientation et la réussite des étudiants (ORE) constitue une rupture dans l’histoire contemporaine des politiques scolaires et universitaires françaises, puisque pour la première fois depuis quarante ans, il semble être assumé que la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur ne soit plus un objectif prioritaire.

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Beaucoup a été dit sur l’impréparation de cette réforme, sur les difficultés prévisibles des procédures d’évaluation des fameux « prérequis » à l’inscription en première année mises en place dans la précipitation dans des universités dont on voit mal comment les personnels pourraient, dans l’urgence et sans moyens spécifiques, assurer la mise en œuvre dans des conditions satisfaisantes. Il a aussi largement été question des vertus potentielles du dispositif (une orientation plus efficace et plus éclairée des étudiants ?) et, surtout, de ses dérives possibles et de ses effets pervers, notamment du renforcement probable des diverses formes d’auto-exclusion des étudiants les plus fragiles socialement et scolairement. Il a en revanche assez peu été débattu de la croyance dans les vertus intrinsèques de la sélection à l’entrée de l’université qui sous-tend l’orientation politique de cette loi. Cette croyance, qui connaît trois expressions principales, mérite pourtant d’être interrogée.

Dans sa première formulation, elle suggère que les élèves les plus fragiles scolairement et les plus éloignés de la définition canonique de l’excellence perdraient leur temps (et leurs illusions) sur les bancs de l’université. Pour eux, une entrée plus rapide sur le marché de l’emploi constituerait dans la plupart des cas un choix plus adapté.

Les élèves d’origine modeste ne sont pas nécessairement des élèves scolairement fragiles, de même que les élèves bien nés ne sont pas tous de bons élèves.

Dans sa seconde formulation, elle souligne que pour les élèves d’origine modeste le choix de la poursuite d’études longues n’est pas toujours opportun, ou plus précisément qu’il l’est moins que pour les élèves d’origine plus favorisée. Car au coût direct des études, qui pèse déjà inégalement sur les familles selon leurs moyens, s’ajoute un coût d’opportunité qui correspond au montant de la rémunération auquel la poursuite d’études conduit à renoncer en différant l’entrée sur le marché du travail. Bien que proches, ces deux formulations ne se confondent pas. Les élèves d’origine modeste ne sont pas nécessairement des élèves scolairement fragiles, de même que les élèves bien nés ne sont pas tous de bons élèves. Dans la pratique, les deux arguments tendent toutefois à se cumuler en partie, puisqu’il existe une corrélation, certes très imparfaite, mais significative, entre l’origine sociale et les performances scolaires des élèves.

La troisième formulation de cette croyance se situe au niveau du coût social du choix politique de l’université ouverte. Elle s’appuie sur l’idée qu’il serait plus efficace pour la collectivité de concentrer les moyens dédiés au financement de l’enseignement supérieur à l’élite scolaire à même d’en tirer le meilleur bénéfice. Elle est en ce sens le corollaire des deux précédentes. C’est bien parce que les élèves scolairement fragiles sont réputés tirer un moindre bénéfice individuel de la poursuite d’études dans l’enseignement supérieur qu’il est collectivement sous-optimal de consacrer des moyens à les y encourager. Mais elle est un peu plus que cela si l’on considère que les moyens consacrés à l‘élargissement de l’accès à l’université pourraient être consacrés à d’autres objectifs, dans l’enseignement ou ailleurs.

Ces trois variantes s’inscrivent parfaitement dans la panoplie des arguments traditionnels de la rhétorique réactionnaire identifiés par Albert Hirschman : effets pervers (pour les élèves orientés contre leur intérêt dans l’enseignement supérieur), inanité (pour l’objectif de démocratisation), mise en péril (du point de vue des choix collectifs opérés)[1]. L’affirmation selon laquelle « l’Université n’est pas la solution pour tout le monde », pour reprendre les termes employés par le président Macron dans une interview accordée au Point au mois d’août 2017, est pourtant sans doute un peu plus que l’ultime avatar de cette rhétorique. Car il faut aussi compter sur le renfort un peu inattendu que lui apportent depuis une quarantaine d’années des arguments venus du pôle le plus « critique » des sciences sociales. On pense en particulier à la critique du « crédentialisme » formulée à la fin les années 1970 par Randall Collins[2].

Les élèves d’origine modeste ne sont pas nécessairement des élèves scolairement fragiles, de même que les élèves bien nés ne sont pas tous de bons élèves.

Selon cet auteur, les diplômes sanctionneraient la maîtrise de savoirs académiques sans grand rapport avec les compétences requises par l’emploi, qui s’acquièrent essentiellement sur le tas. Ils constitueraient avant tout un procédé artificiel de monopolisation, par les classes dirigeantes, de l’accès aux positions de pouvoir et de prestige. L’école ne serait donc pas principalement le lieu d’accumulation d’un stock de connaissances et de savoir-faire intrinsèquement utiles. Elle servirait avant tout à la sélection et la cooptation par affinité culturelle des candidats aux fonctions dirigeantes et à l’inculcation, pour le restant des élèves voués à l’exercice de fonctions subalternes, du respect dû à la culture de l’élite. Elle contribuerait aussi à dissimuler les contradictions inhérentes à l’accumulation capitaliste et au progrès technique, en écartant d’un marché du travail où l’emploi se raréfie un nombre croissant de jeunes actifs pour des durées de plus en plus longues.

On peut voir une certaine affinité entre la thèse de Collins et la théorie de la reproduction de Bourdieu et Passeron[3]. Dans les deux cas, la transmission scolaire est vue comme procédant d’une forme d’arbitraire social, qui accorde une place prépondérante aux domaines de savoirs qui sont le plus en affinité avec les traits culturels de la classe dominante, dont les enfants sont de fait privilégiés dans les épreuves de la vie scolaire. Mais la critique du crédentialisme et la théorie de la reproduction, partant de constats relativement similaires, diffèrent par leurs implications. La tradition critique issue de Bourdieu et Passeron plaide pour la réduction de la part d’arbitraire social et culturel dans les processus de transmission scolaire, notamment par l’adoption de pédagogies explicites propres à neutraliser les effets de la connivence culturelle entre les enseignants et les enfants de la bourgeoisie, ce qui requiert entre autres un encadrement plus poussé des élèves d’origine populaire, auxquels il faut en quelques sorte offrir « plus d’École ». La critique du crédentialisme conduit, à l’opposé, à revendiquer un relâchement de l’emprise de l’École sur la vie sociale et l’abandon de politiques d’expansion scolaire et universitaire perçues comme une fuite en avant à l’origine de l’inflation et de la dévaluation des diplômes.

Dans un contexte où les doutes sur les bienfaits de la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur ne semblent plus autant qu’ils ont pu l’être par le passé contrebalancés par la foi dans les vertus de l’investissement dans le capital humain, comme cela pouvait encore être le cas dans la France des années 1980, il convient d’examiner d’un peu plus près la rationalité de cette coalition improbable de scepticismes. Et de ce point de vue, tant l’argument d’inanité de l’université de masse que la sociologie critique du crédentialisme ont en commun de s’appuyer sur des croyances également fragiles, comme le montrent un ensemble de résultats convergents de la recherche contemporaine sur ces questions, dont Michael Hout, professeur de sociologie à l’université de Berkeley, a proposé il y a quelques années déjà une synthèse éclairante dans un article paru dans l’édition 2012 de l’Annual review of Sociology[4].

Ces résultats s’appuient sur des études, américaines pour la plupart, centrées sur l’impact de la poursuite d’études post-secondaires sur les situations rencontrées sur le marché du travail, les revenus et les carrières professionnelles. Ces études font usages de techniques économétriques propres à contrôler les multiples biais de sélection inhérents au fait que l’accès à l’emploi, les niveaux de rémunération et les caractéristiques des postes occupés, d’un côté, le niveau d’études atteint, de l’autre, peuvent être également liés à d’autres caractéristiques individuelles inobservées, ce qui peut conduire à confondre l’effet de l’éducation avec celui de ces facteurs non mesurés. A cet égard, le bilan proposé par Michael Hout a pour vertu première d’établir de manière non-équivoque le caractère authentiquement causal de l’éducation. Ce sont bel et bien les compétences transmises à l’École en tant que telles qui sont valorisées sur le marché du travail, et non seulement les signes de connivence sociale et culturelle attachés au diplôme.

L’un des arguments centraux de la critique du crédentialisme est ici considérablement affaibli par l’accumulation des preuves empiriques de l’effet propre de l’éducation. La thèse de l’inflation des diplômes, qui en constitue le corollaire, est elle aussi fragilisée, puisqu’elle repose le plus souvent sur la comparaison du différentiel de rendement, au fil des générations, de diplômes dont la diffusion réduit mécaniquement la valeur de rareté, là où il conviendrait de comparer les gains relatifs attachés au prolongement des études, à autres caractéristiques contrôlées, au sein d’une même génération.

D’autre part, aucune de ces études n’apporte le moindre fondement empirique à la croyance selon laquelle les élèves les plus doués bénéficieraient davantage que les autres de la scolarisation dans l’enseignement supérieur. Jusqu’à un certain seuil, c’est même l’inverse qui se produit. La variation des gains marginaux associés à la poursuite d’études post-secondaires décrit une courbe en U inversée : les élèves situés aux deux extrêmes de l’échelle des aptitudes retirent un moindre bénéfice de l’investissement scolaire que la masse de ceux qui se situent à un niveau intermédiaire[5].

Un exemple tiré d’une étude française, celle d’Éric Maurin et Sandra McNally sur le destin social des bacheliers de 1968, illustre parfaitement ce résultat. Ce cas d’espèce, qui s’apparente à une expérience naturelle, montre que les bacheliers de cette cohorte qui, pour les raisons que l’on sait, liées à la particularité du contexte politique du printemps de l’année 1968, ont été notoirement sous-sélectionnés par rapport à ceux des cohortes qui les ont immédiatement précédé et suivi, ont connu des destins sociaux et professionnels à bien des égards plus avantageux, tant en termes de revenu que de situation professionnelle[6].

Enfin, l’importance des rendements sociaux de l’éducation post-secondaire, qui désignent les gains pour la collectivité de l’augmentation de la proportion de diplômés en général et de diplômés de l’enseignement supérieur en particulier, est aussi attestée par de très nombreux travaux, qui invalident l’argument du gaspillage collectif de ressources opposé au partisan de l’université ouverte. On sait par exemple que, dans le monde du travail, l’éducation agit sur la productivité de l’ensemble des travailleurs, qu’ils soient ou non diplômés. D’une part, la productivité des plus éduqués entretient une forme d’émulation pour ceux qui le sont moins. D’autre part, la présence de travailleurs très éduqués dans un collectif de travail constitue en soi une ressource d’apprentissage pour les autres travailleurs[7].

Toute volonté réformatrice fondée en première intention sur la réduction des flux d’entrée dans l’enseignement supérieur est à la fois socialement inéquitable et économiquement sous-optimale.

Bien entendu, ces arguments n’entendent pas nier la réalité des difficultés de l’université de masse et singulièrement des tensions qui traversent en France ses premiers cycles. Et ils ne dispensent pas de la réflexion sur les mesures propres à y remédier, s’agissant notamment des contradictions inhérentes à la coexistence d’universités ouvertes et sous-dotées et de filières ultra-sélectives et surdotées. Ils indiquent toutefois qu’en la matière, toute volonté réformatrice fondée en première intention sur la réduction des flux d’entrée dans l’enseignement supérieur est à la fois socialement inéquitable et économiquement sous-optimale. C’est pourtant bien cette direction dans laquelle la loi ORE semble engager pour l’avenir la politique universitaire de la France.


Philippe Coulangeon

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS

Notes